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VALIA
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Tokyo, arrondissement de Toshima
— Alors comme ça, ils ont mis dans mon portrait que mes yeux étaient violets, soupire Ace alors que nous marchons en direction de mon appartement.
— Donc c'est vrai ?
Il acquiesce, le regard rivé vers le ciel étoilé.
— C'est ce qu'on appelle de l'hétérochromie partielle. Certaines personnes peuvent avoir l'iris d'un même œil de deux couleurs différentes. Dans mon cas, j'ai les yeux bleus, mais à certains endroits mes iris sont transparents, ce qui fait ressortir la couleur rouge de la rétine et des vaisseaux sanguins. Et associé au bleu, ça donne des reflets violets.
— Wow, c'est... intéressant, soufflé-je. Je peux voir ?
— Je croyais que ça te dégoûtait, dit-il en arquant un sourcil.
Je croise les bras contre ma poitrine.
— Et alors ?
— Une autre fois.
— Qui te dit qu'on se reverra ? insisté-je.
— Tu sais que t'es fatigante ?
Je hausse les épaules. Il a raison, ce n'est pas dans mes habitudes de m'intéresser à la vie d'un inconnu et encore moins à la couleur de ses yeux. Lorsque Sky m'a parlé d'Ace, j'ai imaginé un dur à cuire dont le vocabulaire consisterait en un amas de grossièretés.
Et je n'étais pas loin de la vérité : Ace a tout l'air d'un imbécile au QI négatif. Du moins, quelque chose me dit que je me trompe complètement sur son compte. Il respire la confiance en soi et remplit entièrement l'espace autour de nous.
Et puis, les hommes qui m'ont agressée se sont tous enfuis comme des lapins en le voyant. Pourquoi ? Ils ne pouvaient pas savoir qui se cachait derrière son masque.
— Est-ce que tu peux arrêter deux minutes de me regarder comme si t'allais m'égorger ? s'offusque-t-il en s'écartant de moi.
— C'est pas l'envie qui me manque, répliqué-je en détournant la tête.
— J'ai hâte de te voir à l'œuvre, ça mérite d'être divertissant.
Je lui assène un coup de pied à l'arrière du genou, ce qui me vaut des éclats de rire instantanés. Il ne flanche pas d'un seul millimètre. Cela ne semble pas être lié à une quelconque force ou à sa musculature, mais plutôt à un équilibre hors norme, comme si ses pieds étaient ancrés dans le sol. Pas étonnant pour un skateur dont la planche abîmée montre qu'il l'utilise fréquemment.
Je meurs d'envie de lui poser des questions sur ce skateboard, s'il peut m'apprendre à me tenir dessus et à défier la gravité dans des figures périlleuses.
Plus j'observe Ace, plus je me dis qu'il est le genre de personne avec qui mon frère aurait pu être ami. Mike aimait les esprits vifs, les personnalités un peu loufoques, les êtres débordant d'énergie et il mettait un point d'honneur aux passionnés de skateboard. Tout le contraire de moi.
Je me demande ce qu'il pense là-haut, quand il me voit à Tokyo, en compagnie de l'homme le plus recherché de la ville. J'imagine sa paume taper son front à plusieurs reprises, tout en me sermonnant sur ma naïveté.
Cependant, je suis loin d'être naïve. Mike oubliait parfois que je n'étais plus une gamine en crise d'adolescence et que j'avais parfaitement conscience des conséquences de mes choix. A force de trop vouloir me protéger, il m'a poussée à d'autant plus transgresser les règles.
Cela a été la source de nombreuses disputes, qui, heureusement, se sont toujours terminées par des excuses mutuelles et un câlin réconfortant. Juste après, il changeait de sujet et me parlait de skate, des tournois auxquels il participait et du fait qu'il voulait partir loin de chez nous, loin de New Haven et des Etats-Unis. Mais surtout, loin de nos parents.
Ces derniers n'ont cessé de nous pousser depuis l'enfance à faire de longues études, afin que nous ayons une situation financière stable et que nous puissions vivre aisément.
Mes trois premiers grand-frères ont parfaitement répondu à leurs attentes. Nate, le plus âgé, a fait ses études à Stanford avant de devenir chirurgien. Dustin, lui, est entré à la Booth School of Business de Chicago, l'une des meilleures universités de management au monde. Et enfin, Andy est à Harvard en faculté de droit dans l'espoir de devenir avocat.
En bref, ces trois-là ont intégré de prestigieuses écoles et sont la fierté de nos parents.
Il m'a fallu plusieurs années pour comprendre que si mes parents veulent à tout prix que l'on "réussisse" dans la vie, ce n'est pas parce qu'ils s'inquiètent pour notre avenir, mais parce qu'ils doivent faire bonne figure auprès de leurs amis de la Haute Société. L'image qu'ils renvoient est bien plus importante que la volonté et le bien-être de leurs propres enfants.
Quant à Mike et moi, petits déjà, nous avons été mis à l'écart du reste de la fratrie. Notre fonctionnement et notre état d'esprit différaient de ceux de notre famille. A force de rester isolés à deux, nos liens se sont renforcés et ainsi, Mike est devenu mon âme sœur, mon inspiration.
Il me manque énormément, et c'est pour cette raison que j'ai mis le pied dehors ce soir. J'avais besoin de prendre l'air. L'anniversaire de sa mort approche et je le ressens à l'intérieur mes membres. Venir à Tokyo était une idée à double tranchant, je m'y étais préparée.
D'un côté, je me rapproche de lui, mais d'un autre, je n'endure qu'un peu plus son absence.
Il avait encore tellement de choses à m'apprendre, j'aurais aimé qu'il me fasse visiter le Japon lui-même, qu'il m'apprenne à monter sur son skate et qu'on découvre les rues de Toshima tous les deux. Je n'aurais pas eu peur de tomber car de toute façon, il aurait été là pour me rattraper.
Je lui en veux d'être parti sans moi, de ne pas m'avoir dit au revoir. C'est seulement après son décès que je me suis rendue compte que je le connaissais à peine. Face à moi, j'avais toujours eu l'image du grand-frère fort, souriant, qui ne baissait jamais les bras.
Pourtant, il devait avoir des failles, comme tout le monde. Je n'en ai jamais vu la moindre parcelle. Il faut croire qu'il savait bien cacher son jeu. Ma nouvelle vie à Tokyo me permettra peut-être de remplir les cases manquantes.
— Tout va bien ?
La voix d'Ace me tire de ma réflexion. Je me contente de hocher la tête et de poursuivre la route sans un mot jusqu'à l'appartement.
— C'est juste là, je déclare quand nous arrivons devant la porte.
Ace inspecte les alentours avec curiosité, ses cheveux noirs voletant au rythme du vent. Je dois bien avouer qu'il est mignon. Dommage qu'il soit aussi chiant.
— Merci, je murmure en posant un pied sur le perron.
— T'as vu, ça ne tue pas de remercier, me taquine-t-il.
— Sérieusement, tu me gonfles.
Il m'attribue un clin d'œil moqueur et trop vite, grimpe sur son skate. Mon cœur manque de lâcher lorsque je l'aperçois dévaler les escaliers en roulant à la vitesse de l'éclair. Il faut être fou pour faire une chose pareille ; un faux mouvement et il finit avec le crâne en miettes.
Une fois qu'il a disparu dans la pénombre, j'entre dans l'appartement sur la pointe des pieds. Je referme la porte derrière moi et le temps d'une seconde, d'un souffle, d'un claquement de doigts, un sourire idiot traverse mes lèvres.
— Valia ? C'est toi ?
La voix inquiète de Sky se faufile jusqu'à mes oreilles.
— Désolée, je murmure en retirant mes chaussures. J'avais besoin de prendre l'air.
Sukie en profite pour s'échapper de mon tote bag et courir jusqu'à la chambre.
— Tu étais toute seule ? me demande-t-elle en jouant nerveusement avec ses boucles.
— Oui, jusqu'à ce que je croise Ace, je réponds en levant les yeux au ciel.
Sky met en pause chacun de ses mouvements et me fixe avec horreur.
— Ace ?!
— Tu avais raison, il n'a pas l'air aussi dangereux qu'on le dit. Par contre, c'est un crétin fini.
— Un crétin, répète-t-elle abasourdie. Valia, je t'avais dit de ne...
— Je sais, je sais, je sais, la coupé-je. Je n'aurais pas dû sortir seule aussi tard et encore moins faire copain-copine avec Ace. Ce n'était pas volontaire si ça peut te rassurer.
— Qu'est-ce qui t'a pris d'aller lui parler ?
— Je ne suis pas allée lui parler. Il m'a simplement aidée à... Disons que je m'étais mise dans une situation qui nécessitait sa présence.
— On t'a agressée, c'est ça ?
— Non.
Sky me jette un regard noir.
— Oui... je souffle entre mes dents. J'aurais pu me défendre seule je te l'assure, ils ne m'ont fait aucun mal.
— Je suppose que tu es assez grande pour savoir ce que tu fais.
Il est vrai que traîner avec l'homme le plus recherché du moment n'est pas l'idée du siècle. J'ai inconsciemment décidé que Ace était innocent, tout ça parce qu'il m'a sauvée, alors qu'il pourrait très bien m'attendre devant la porte d'entrée et me poignarder quand je sortirais.
Je claque mes joues pour remettre mes idées en place. Ai-je eu raison de faire confiance à cet inconnu ? Cette histoire me donne envie de fumer.
— Viens dormir, me propose Sky. Demain je t'emmène à Bunkyō.
— Pour quoi faire ?
— Dors, tu verras, dit-elle avec un clin d'œil.
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D'une certaine manière, l'Université de Tokyo me fait beaucoup penser à Yale. Avec ses bâtiments à l'architecture gothique, elle semble à l'écart du reste de l'arrondissement, coincée dans une époque pourtant révolue. Aussi appelée Todai, l'Université s'étale sur cinq campus dont les trois principaux se trouvent ici, dans l'arrondissement de Bunkyō : Hongo, Komada et Kashiwa.
Ce matin, Sky a décidé de m'emmener faire le tour du campus de Hongo, sur lequel je vais effectuer mon semestre à la faculté des sciences. Une immense allée entourée de gingkos au feuillage orangé mène à l'auditorium Yasuda construit en briques rouges et dont le bloc central porte une horloge en son sommet. Je suis impressionnée par la beauté de Hongo, de ses espaces verts environnants et du parfum automnal qui règne au milieu des arbres.
— Il n'y pas beaucoup de monde comme tu peux le voir, ici c'est encore la période des vacances d'été, déclare Sky. La rentrée pour le second semestre se fera début octobre. Il y aura une cérémonie à laquelle tu devras te présenter, puis on te donnera ton emploi du temps. Ne t'en fais pas pour la barrière de la langue, les étudiants parlent très bien anglais. Tu pourras aussi t'inscrire dans un club si tu en as envie.
Ma coloc' me présente aux statues de professeurs et de célébrités provenant de l'Université de Tokyo situées un peu partout dans le campus. L'une d'entre elles représente un homme portant un chapeau et son chien qui semble lui sauter dans les bras.
— Qui est-ce ? demandé-je en désignant la statue du doigt.
— Tu as déjà entendu parler de Hachiko ?
— Le chien qui a attendu son maître à la gare pendant dix ans alors qu'il était mort ?
— Précisément, acquiesce Sky.
— Je croyais que sa statue était à Shibuya, fais-je remarquer.
— Tu as raison, la plus célèbre est devant la gare de Shibuya. Est-ce que tu connais l'histoire de son maître ?
Je fouille dans ma mémoire afin de me souvenir de ce fameux film Hatchi, basé sur l'histoire de Hachiko. Si je ne me trompe pas, son maître était professeur dans une université. Oh.
— Il était professeur ici ?
— Il s'appelait Hidesaburo Ueno, m'explique Sky. Il enseignait au département de l'agriculture. Cette statue a été créée en son honneur afin qu'il soit avec Hachiko pour toujours.
Durant la suite de notre balade, Sky se lance dans un cours d'Histoire. J'apprends que celle du Japon est divisée en époques, elles-mêmes divisées en ères. L'époque la plus récente est celle d'Edo. Elle a duré plus de 260 ans et s'est terminée vers la fin du XIXème siècle. Elle a été suivie de l'Empire du Japon.
Le campus a été construit sur un ancien domaine du clan Maeda à l'époque Edo. Ce site n'est donc pas récent, pourtant la majorité des bâtiments a été reconstruite plusieurs fois. A commencer par l'Ère Meiji, la première ère de l'Empire du Japon. C'est pendant cette période que la plupart des bâtiments de l'université ont été construits. Le séisme du Kanto en 1923 a détruit une grande partie du campus et une autre reconstruction a été nécessaire.
— On ne se verra pas beaucoup à L'Université, me prévient Sky alors que nous entamons le chemin du retour. Je suis en quatrième année à la faculté des sciences de l'éducation et je ne serai pas toujours à Hongo. A mon avis, tu n'auras aucun mal à te trouver des amis.
Je sors une cigarette de ma veste en cuir et la coince entre mes doigts dont les ongles sont recouverts de vernis bordeaux écaillé.
— Dans le pire des cas, j'emmènerai Sukie.
— Pas sûre que les animaux soient autorisés, commente Sky avec un sourire.
Je m'apprête à lui répondre lorsque ma coloc' s'arrête brusquement au milieu de l'allée de gingkos. Ses yeux fusillent quelque chose devant nous, alors je suis son regard afin de comprendre ce qu'il se passe.
Un homme de notre âge avance dans notre direction, et il retrousse les manches de sa chemise blanche, dévoilant ses avant-bras musclés. Ses cheveux bruns sont coiffés sur le côté et il ne semble posséder aucune imperfection. Il a tout l'air de sortir d'une publicité skincare.
— Qu'est-ce que tu veux ? lance Sky les poings serrés.
— Tu m'accompagnerais au Tsukimi dans une semaine ? demande l'homme, confiant.
— A ton avis ?
— Ça ne coûte rien de tenter sa chance, réplique-t-il en ajustant sa montre en argent.
Il se tourne vers moi et ajoute :
— Tu devrais pas aspirer la fumée de cette chose, il y a une maladie pas très sympa qui s'appelle cancer et qui peut t'attraper n'importe quand.
En réponse, j'apporte ma cigarette à mes lèvres et prends une grande inspiration.
— Zenko, laisse-nous tranquille, lui ordonne Sky. Et je n'ai pas envie de te croiser au Tsukimi donc tu peux partir. Au revoir.
Ma coloc' me prend par les épaules et me tire en avant. Je ne sais pas qui est ce type, mais si Sky – qui est adorable – ne l'aime pas, alors je ne l'aime pas non plus.
Derrière moi, j'entends Zenko grommeler quelque chose et une voix familière lui répondre. Un frisson me parcourt l'échine. Je me retourne et mes pensées se confirment à la vue d'une autre personne à ses côtés dont le visage est dissimulé derrière une capuche sortant de sa veste en jean déchirée, mais que je reconnais grâce au skateboard qu'il tient sous son bras.
— Sky, attends.
Je fais demi-tour et rejoint Zenko qui se dispute avec son compagnon. Je ne devrais pas les déranger, mais c'est plus fort que moi.
— Ace ?
L'homme capuché se retourne et un sourire se forme sur ses lèvres. Il porte des lunettes de soleil rondes, mais il n'y a aucun doute. Oui, c'est bien lui.
— Valia, qu'est-ce que tu fais ici ?
— Mon amie m'a présenté le campus, expliqué-je en désignant Sky.
Celle-ci effectue un signe de main timide.
— Comment tu peux être amie avec cette...
Zenko s'interrompt lorsque Ace lui donne un coup de coude dans le ventre.
— Encore merci pour hier soir, dis-je pour changer de sujet.
— Tu m'en dois une, affirme Ace avec une expression joueuse. Si tu veux vraiment me remercier, viens à Hikone pour le Tsukimi. Allez Zenko, on y va.
Je n'ai pas le temps de répondre, que les deux amis sont déjà partis.
— Je suppose que je vais devoir prendre sur moi, marmonne Sky. La fête du Tsukimi est dans une semaine, je t'accompagnerai à Hikone.
Je n'ai pas vraiment envie d'y aller, les fêtes ne sont pas faites pour moi. Je préfère rester allongée dans mon lit, mon casque sur les oreilles, avec du café à proximité. Ou bien regarder un film en mangeant une pizza.
J'ai ma propre définition du verbe "s'amuser", et dedans il n'y pas les mots "fête", "alcool" et encore moins "autres personnes". Je n'aime pas être entourée de plein de gens, surtout si ce sont des inconnus. Les autres me tapent vite sur les nerfs.
J'ai conscience d'être tout le temps sur la défensive, de ne pas savoir gérer ma colère, de ne plus supporter la présence de quelqu'un autour de moi. J'aimerais changer. Je veux changer. Mais je n'y arrive pas. Je ne parviens pas à trouver ce truc dans mon inconscient qui fait barrage à mes émotions.
J'ai fouillé dans mon passé, cela pourrait être à cause de mon enfance. Quant à mes années au collège, bien qu'elles aient été rythmées par les moqueries, je pense pas qu'elles soient le problème. Au lycée, c'était...
En fait, je crois que tout a commencé au lycée, durant ma deuxième année.
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