VINGT - 6 mars
Mois de mars, la nuit de jeudi à vendredi qui suivit la nuit de vendredi à samedi.
Il pleuvait cette nuit-là.
À l'intérieur d'un bar bondé, Emma dansait sur la piste avec un groupe d'amie qu'elle venait de rencontrer. Elle oubliait, ondulant sous le son d'une musique qu'elle ne connaissait pas. Un verre à la main, un joint dans l'autre, elle laissait comme souvent le doux mélange la détruire à petit feu.
Elle avait dit à ses parents qu'elle dormirait chez Yanis. Elle pourrait rester ici jusqu'au petit matin. Une taf imprégna ses poumons et elle put sourire.
Désormais, elle détestait le contact humain. Paradoxalement, il n'y avait qu'entourée de tous ses gens qu'elle arrivait enfin à respirer. Enfin, ce n'était pas vraiment grâce à eux. Il s'agissait plutôt de l'œuvre de la beuh de son cousin, de l'alcool de la barmaid.
C'était jeudi. Jade, Lou, Ange et elle étaient restés étudier jusqu'à dix-sept heures dans une bibliothèque. Ils avaient commencé à boire une heure plus tard, décidé de fêter la fin de semaine avec d'autres amis qui kotaient et rentreraient dans leur famille le lendemain au soir. La soirée s'était avancée, Emma avait fini par les perdre. Elle ne savait plus trop bien pourquoi mais ça ne lui faisait ni chaud ni froid.
Elle n'aimait pas quand ils la jugeaient, leurs remarques quand elle affonait ses verres. Qu'ils l'oublient pouvait se révéler être une bénédiction. Et ça leur arrivait souvent.
Tout le monde était là, sauf Alex. Il avait foot ce soir-là. Il avait promis qu'il les rejoindrait. Emma se dit qu'elle ne saurait pas le vérifier. Tant pis.
Ses longs doigts portèrent un énième verre à ses lèvres. Elle fut déçue, il était vide. Elle tira alors plusieurs lattes de son joint avant de se diriger vers le bar de sa démarche chancelante.
Elle aimait beaucoup cet état. Son esprit embrumé la laissait tranquille. Le regard des autres ne l'embêtait plus. Elle était là sans être là, mais sans pour autant tomber dans l'univers froid de sa tête. Celui qui essayait sans cesse de lui rappeler ce qu'on lui avait fait, ce qu'elle avait fait. Alors oui, elle avait l'impression de planer dans le néant, mais c'était un néant réconfortant.
Une fois au bar, elle chercha la barmaid des yeux. Son verre vide posé sur le bar, son joint caché en-dessous, elle attendit désespérément qu'on la resserve.
— Une Jupiler ! cria-t-elle finalement quand la femme lui fit signe qu'elle l'écoutait.
Elle lui cria le prix en retour. Emma fouilla son sac. Malheureusement, quand la bière fut posée à quelques centimètres de son nez, elle se rendit compte qu'elle avait déjà dépensé tout son argent. Elle tenta un regard penaud, tendit la fin de ses pièces de dix cents mais la barmaid se contenta de soupirer en secouant la tête.
Soudain, une grande main tira Emma en arrière, la traina dans la foule pour la faire sortir du bar.
Elle était en plein cauchemar.
Elle se débattit, essaya de crier. Imbibée comme elle l'était, elle ne parvenait pas à grand-chose. Tout recommençait. Elle chercha vainement du soutien parmi les gens, tenta d'accrocher un regard. Tout le monde l'ignorait. Ses poumons ne parvenaient plus à faire rentrer de l'air, ses pieds étaient entrainés sans qu'elle ne puisse rien y faire. Ça allait recommencer. Ça allait se reproduire et cette fois-ci, elle serait présente pour le vivre. On n'avait même pas pris la peine de la droguer. Elle devait déjà être assez loin.
Les larmes inondaient ses yeux sans vouloir couler. L'air réussit enfin à se frayer un passage dans sa trachée mais ne put plus en sortir. Elle inspirait, inspirait, inspirait. Son corps tremblait, frappant comme il le pouvait l'homme qui l'entrainait dans le froid.
Les portes furent passées, un cris plus aigu la saisit...
— Non !
Une plainte. Ce n'était pas un cris mais une plainte qui était sortie de son œsophage.
L'homme finit par la retourner face à lui.
— Hey ! C'est moi, Emma. Calm'toi !
Les éclairages de la ruelle auréolait un visage, illuminant une chevelure aux boucles blondes.
C'était Alex.
— Tu m'as fait peur, abruti ! s'énerva son amie, lui frappant mollement le torse.
Ses poumons se souvinrent qu'il fallait aussi expirer l'oxygène et sa respiration reprit un semblant de normalité.
— J'espère bien que je t'ai fait peur ! Tu sais à quel point tu nous as fait peur, à nous ? Ça va faire trois heures qu'on te cherche ! Trois heures qu'on a aucune nouvelle de toi ! Le téléphone, c'est pour les chiens ?
Bien que la nuit soit loin d'être silencieuse, les mots d'Alex s'y amplifiaient et résonnaient entre les bars. Un passant les regarda en fronçant les sourcils, se demandant s'il devait intervenir. D'autres se contentèrent de murmurer en leur jetant de bref coup d'œil, ou passèrent tout simplement, trop éméchés pour se rendre compte de quoi que ce soit.
— Parce que tu penses que je vais entendre mon téléphone sonner dans tout ce bruit ? Et tu m'as fait lâché mon... ma cigarette, crétin...
Emma avait craché son insulte, rongée par la peur qui s'était transformée en rage.
Elle ouvrit son sac pour en sortir son téléphone. Elle y regarda les dizaines d'appels manqués. Les noms de Yanis et Alex s'y affichaient, des messages inquiets défilèrent sous sa rétine fatiguée. Elle retint un rire désabusé en voyant l'heure. Minuit passée. Le reste du groupe avait dû la perdre peu après dix-neuf heures.
Les portes s'ouvraient et se fermaient autour d'eux, donnaient lieu à un drôle de concert. Les styles de musiques se mélangeaient le rap dominait un instant avant de laisser la place à la nostalgie des années deux milles ou encore quatre-vingts.
Néanmoins, Alex n'entendait rien. Il vit son amie émettre un rictus et dû se faire violence pour ne pas la secouer. Réfléchissait-elle seulement à ses actes ? En avait-elle quelque chose à foutre de lui ou son copain ?
Il avaient rejoint ses amis peu avant vingt heures dans le McDo d'une rue voisine. Ils étaient en grand groupe. Presque quinze. Quand il avait demandé à Jade pour savoir où Emma se trouvait, elle lui avait répondu en rigolant qu'elle n'en avait aucune idée, avant d'ajouter un LOUL et de raconter un autre potin à Lou et Ange qui mangeaient à côté d'elle.
Il avait tenté sa chance avec les autres, mais ça n'avait rien donné de plus. Il avait fini par envoyer un message à Emma, puis par l'appeler. Elle n'avait pas décroché, le stress avait monté. Il l'avait rappelée plusieurs fois avant de se résoudre à demander à Yanis si elle était avec lui. Ils l'avaient donc cherchée à deux, restant séparés pour plus d'efficacité. C'était à ce moment-là qu'il avait compris l'intérêt de pouvoir géo localiser une personne. Quelques minutes de plus, et il était persuadé qu'il aurait mis la mère de son amie au courant. Emma ne le lui aurait sans doute jamais pardonné.
— Tu devrais rappeler ton copain pour lui dire que tu vas bien.
— Est-ce que je te fais chier avec ta copine, moi ?
— Emma, il s'inquiète !
— Bah envoie-lui un message alors !
— T'es pas croyable ! C'est quoi ton délire ? Ça t'amuses qu'il s'inquiète pour toi ? T'es au courant qu'il en chie en ce moment de te savoir perdue dans la ville ?
— Je ne suis pas perdue dans la ville, putain !
— Ah oui ? Et tu trouves peut-être ça prudent d'aller faire le tour des bars toute seule ? Hé ! Tu vas où ?
Il lui attrapa vivement le bras tandis qu'elle lui tournait le dos pour partir. Elle voulait aller retirer de l'argent au distributeur pour reprendre la soirée là où elle l'avait laissée.
— Ne me touche pas ! exulta-t-elle en se dégageant violemment. Tu sais très bien que je supporte plus les contacts depuis... depuis tout ça !
— Et bien, justement ! Parlons-en de tout ça ! T'as pas appris la leçon ? Une fois ça t'as pas suffi ? Je serai pas toujours là à te courir après pour m'assurer qu'il t'est rien arrivé !
Le visage d'Emma se ferma encore plus qu'à son habitude. Ses lèvres pincées empêchaient que les bouillons de colère, les cris de rage, ne jaillissent de sa bouche. Ses yeux injecté de sang lançaient des éclairs menaçants. Alex savait qu'il y était allé fort. Il voulait seulement la faire réagir. Lui faire comprendre que ça pouvait se reproduire et qu'elle devait être prudente.
— Pardon ? demanda-t-elle d'une voix sourde.
Alex ne détourna pas le regard, trop fier, et s'il déglutit, Emma ne le remarqua pas.
— Parce que c'est à moi de faire attention, c'est ça ? C'est vrai que c'était de ma faute ce qu'il s'est passé. Je vais t'apprendre un truc : t'étais là, quand ça s'est produit. C'était une soirée de village. Je me suis sentie bizarre. J'ai cherché de l'aide sans que personne ne le voit. Puis, je me suis réveillée trempée dans une prairie. Il y avait des capotes usagées à côté de moi. Capotes qui, soit dit en passant, ne se sont même pas montrées efficaces. Sinon, t'es au courant que je n'avais presque rien bu ? Et même si j'avais été tellement bourrée que je n'aurais plus su aligner deux pas, ça aurait voulu dire que je l'avais cherché ?
Emma pouvait entendre sa respiration. Il était en colère. C'était la première fois qu'elle le voyait ainsi et elle comptait bien le faire exploser. Si bien qu'elle le défia du regard.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire, siffla-t-il entre ses dents. Tu dois être prudente, c'est tout. C'est déjà arrivé une fois et ça se reproduira si tu ne fais pas attention.
Son amie souffla dédaigneusement, regarda la colère monter d'un cran chez lui. Une veine avait commencé à pulser rageusement sur sa tempe.
— Tu devrais appelé Yanis pour le rassurer, insista-t-il le plus froidement possible, tandis qu'il bouillonnait.
Les bras d'Emma se croisèrent, montrèrent son refus.
— Si tu l'avais pas prévenu, il serait pas inquiet. T'as qu'à le faire toi-même.
C'était à présent lui qui avait du mal à respirer. Son torse se soulevait de façon saccadée, tentant tant bien que mal de se contrôler. Il avait toujours eu le sang chaud, des facilités à s'énerver. Heureusement, son sens de l'humour contrebalançait cette partie de sa personnalité. Mais cette nuit-là, il n'avait aucune envie de rigoler.
— Ça t'arrive de penser à quelqu'un d'autre que toi ?
Malgré ses efforts, son ton était monté d'un cran, indigné.
— Si tu me vois comme une sale égoïste, tant pis. Je sais ce que je fais.
— Et tu fais quoi au juste ?
Les dents d'Emma se serrèrent, sa mâchoire trembla. Alex n'aurait pas su dire s'il s'agissait de colère ou de tristesse. Son amie semblait plus émotive que d'habitude, à cran. Bien qu'elle ne paraisse pas vraiment saoul, elle devait l'être. Elle sentait le tabac, l'alcool et la beuh. Ses pupilles lui laissaient supposer qu'elle ne s'était pas seulement trouvée à côté de cette dernière.
Elle ferma ses poings si fort que leurs jointures devinrent blanches. Ses paupières suivirent. Puis tous ses muscles se relâchèrent, sa bouche s'ouvrit.
— J'essaie d'oublier.
Le regard aux pupilles dilatées d'Emma se plongèrent plus profondément dans les yeux bleus pâles d'Alex. Les iris scellées des deux amis se jaugèrent et la colère retomba aussi rapidement qu'elle était survenue. Un mètre les séparait. Le temps était suspendu, plus rien ne bougeait. Le vent soufflait, des déchets volaient. Le monde était immobile. Les passant passaient, riaient. L'un d'entre eux finit par s'immiscer entre les deux étudiants, rompant le lien.
— Voilà, t'es content ?
La voix cassée se brisa totalement. Tellement faible qu'il aurait été impossible de savoir comment elle avait pu hurler, quelques instants plus tôt. Elle s'était transformée en sanglot. Les larmes débordèrent des yeux rougis d'Emma. Elle trouva qu'elle pleurait de trop, ces derniers-temps.
Alex avança d'un pas pour la prendre dans ses bras. Mais son amie en fit deux en arrière, bousculant un homme qui lui cria de faire attention. Les deux mains d'Emma se levèrent devant son visage pour se protéger d'Alex, de son allié.
Il recula, ses yeux s'embuèrent à leur tour.
Ils restèrent là un instant, en silence. Jusqu'à ce que, n'en pouvant plus, les bras d'Emma se tendent vers lui, se rétractent, suspendus en l'air et tremblant légèrement sans savoir quoi faire. Ses jambes la firent finalement reculer, encore. Elle continua puis se retourna, s'enfonçant dans la nuit sans qu'Alex ne parvienne à la retenir.
***
Penser que la victime est fautive est un mécanisme de défense assez efficace. « S'il s'est passé ceci, c'est parce qu'elle a fait cela. » Cette pensée nous donne une impression de contrôle sur la situation. « Vu que moi je ne fais pas cela, il ne m'arrivera pas ceci. » Dans certains cas, la victime adopte elle-même ce mode de pensée. « Si je ne fais plus cela, il ne m'arrivera plus ceci. » Les agressions sexuelles ne sont la plupart du temps pas liées à la tenue vestimentaire ou la consommation d'alcool. Suivre cette pensée permet de se protéger de la peur d'être victime, pas forcément d'éviter de l'être en tant que telle.
***
Koter : habiter dans un kot ( : logement privé loué à des étudiants pendant l'année scolaire ou universitaire en Belgique. Le mot vient du flamand et signifie petit abri, niche, cabane ou même encore taudis.)
Afonner : boire d'une traite.
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