UN - 12 février

Mois de février, un jeudi.

- J'ai fait un déni de grossesse et j'ai perdu le bébé.

Sous le soleil froid de la fin de journée, Alex perdit son habituel sourire, laissant son visage se figer.

Il voyait bien que son amie n'allait pas très bien. Ça faisait déjà un moment qu'Emma brossait les cours, qu'elle n'écoutait rien à ceux auxquels elle assistait. Il avait souvent remarqué son regard qui fixait le vide, statique. Une feuille devant elle, un bic dans la main, elle abandonnait rapidement sa prise de note. Elle n'avait jamais beaucoup parlé. Mais, en y repensant, il aurait pu juré qu'au mois de septembre elle leur disait encore bonjour le matin, ne se contentait pas d'un étrange signe de tête.

Pour la première fois, il la regarda sérieusement sans pouvoir distinguer grand chose. De part et d'autre de son visage, sa chevelure auburne tombait en un rideau strié d'ondulations éparses. Elle avait arrêté de se lisser les cheveux début d'année. Il les préférait comme ça et avait déjà demandé à sa copine de laisser tomber son lisseur mais cette dernière n'avait jamais accepter, stipulant qu'elle ressemblerait à un caniche. Il ne comprenait pas pourquoi les filles s'obstinaient à rendre leurs cheveux aussi plats et raides que des baguettes.

Ceux d'Emma étaient semblables à des vagues aléatoires. Il les aimait bien, ça la rendait naturelle. Cependant, en cet instant, il aurait préféré qu'ils n'existent pas. Il aurait voulu pouvoir lire dans ses yeux. Il avait à peine pu percevoir la souffrance dans sa voix terne. Il imagina alors son regard braqué sur l'horizon, face au soleil qui se couchait.

La jeune étudiante l'avait entrainé sur un banc au bois craquelé. Ils devaient attendre leur bus et elle lui avait dit qu'elle voulait regarder le soleil disparaître derrière les bâtiments de l'Université. Comme ils avaient une vingtaine de minutes à attendre, il n'avait pas eu de raison de refuser.

Alexis avait passé sa journée avec elle tandis que les autres étaient partis étudier à la bibliothèque. Il détestait le calme oppressant de la grande salle aux longues tables blanches. Le foyer lui semblait plus accueillant avec son léger bruit de fond. Il s'agissait d'une salle d'étude silencieuse, bien qu'elle ne le soit pas tant que ça. Il avait décidé de ne pas suivre les autres et Emma l'avait accompagné.

Ils n'avait qu'un seul cours ce jour-là. Néanmoins, quand ce dernier s'était terminé à onze heures, leur petit groupe s'était résolu à travailler dans l'ambiance studieuse de l'Université. En plein mois de février, ils étaient encore tous emplis d'un tas de bonnes résolutions. Cette fois-ci, ils ne laisseraient pas leur retard s'accumuler, ils réussiraient les examens qu'ils avaient ratés et ne revivraient plus le même blocus que celui du Noël dernier.

Ils avaient mangé des pâtes à midi. Enfin... Alexis avait mangé des pâtes. Emma s'était contentée de dire qu'elle n'avait pas très faim. Il lui avait proposé de lui payer le cornet mais elle avait refusé. Elle n'avait pas oublié son argent. Elle avait ajouté qu'elle avait énormément mangé, le matin avant de partir. À plusieurs reprises, il avait cru entendre son ventre grogner. Après l'avoir gentiment charriée, il l'avait sentie se fermer et s'était abstenu de tout autre commentaire.

Emma s'était montrée plus loquace qu'à son habitude. C'était agréable, elle blaguait avec lui. Il n'avait jamais autant entendu le son de sa voix et, devant son annonce, il avait perdu la sienne.

- Désolée, je... je sais pas pourquoi je t'ai dis ça. Il avait même pas atteint le stade de fœtus. Je devrais pas en faire tout un plat.

Ses cheveux se balancèrent légèrement sur sa tête qu'elle secoua de droite à gauche. Elle remonta ses jambes contre sa poitrine, les encerclant de ses bras.

Alexis savait qu'il devait dire quelque chose, sans parvenir à trouver les mots. Il n'avait jamais été confronté à ce genre de situation. D'un naturel social et enjoué, il avait pour habitude de forger des paroles réconfortantes qu'ils tournaient souvent avec humour. Il se voyait mal rire de l'annonce d'Emma.

- Non, non, tracasse, lâcha-t-il enfin. C'est normal que ça te rende triste. Et euh... ce serait aussi normal si ça ne te rendait pas triste, d'ailleurs... Tu veux en parler ?

Les mots s'emmêlaient dans sa bouche. Les idées aussi.

Le silence les encercla, entrecoupé par les bruits de circulation, les rires joyeux des étudiants qui rentraient chez eux, ou descendaient déjà en ville boire des verres. Il avait réussi à le chasser toute la journée. Il devait le briser, Emma n'y arriverait pas.

- Les autres sont au courant ?

- Je...

Sa voix tremblait.

Instinctivement, il déposa un main dans son dos pour le frotter doucement. Le geste arracha un sursaut à la jeune fille qui secoua sa tête plus distinctement.

- Je... Non... S'il te plait, ne leur dit pas... Je... Désolée...

- Hé, souffla-t-il doucement. Mais non, sois pas désolée. Je leur dirai pas, évidemment.

Il entraina son corps frêle contre le sien, le serrant plus fermement pour tenter d'anéantir ses tremblements incessants. Il sentait les muscles d'Emma tendus à l'extrême contre les siens. Il la berça ainsi un instant avant qu'ils ne se relâchent légèrement. Alors, elle osa nicher sa tête contre son torse, telle une ultime rempart contre le regard des autres. Il sentit son pull se mouiller au niveau de ses yeux et de son nez mais ne s'en formalisa pas.

Lui qui était plutôt du genre bourrin avait la désagréable impression de marcher sur des oeufs.

Alexis passa de longues minutes à la consoler, murmurant dans le creux de son oreille. Beaucoup pensèrent qu'il s'agissait d'un couple enlacé, passèrent sans leur accorder d'attention. Ils auraient dû les observer longuement pour percevoir les sursauts et sanglots de la jeune étudiante.

Elle, en boule contre lui.

- Et Yanis ? hasarda-t-il au bout d'un moment. Il a réagi comment ?

Les spasmes de la jeune fille cessèrent brutalement et il fallut un instant à Alex pour comprendre qu'elle retenait son souffle.

- Ne me dit pas qu'il l'a mal pris ! C'est une crème, pire qu'un canard ton mec ! C'est presque s'il dit pas amen à chaque fois que tu ouvres la bouche !

Le corps de l'étudiante se crispa encore plus, plus que ce que son ami aurait cru possible.

- Hé... t'inquiète pas... Même s'il l'a mal pris, tu dois pas t'en vouloir. C'est pas ta faute ce qu'il s'est passé.

Comme sortie de sa léthargie, elle tenta de se redresser pour se libérer de ses bras envahissants. Elle dégagea ses longues jambes et ses pieds se lièrent au sol de pierre. Comprenant que son étreinte n'était plus la bienvenue, Alex lâcha prise, laissant Emma lui faire face, plus droite et tendue que jamais.

Pour la première fois, elle planta son regard dans le sien. Un regard triste et rougi par les larmes. Elle n'avait pas pris le temps de se maquiller ce matin-là, s'épargnant de grandes traces noires sur les joues. Dans ses iris, le vert et le noisette se livraient un combat acharné, reflétant les pensées qui s'y cachait.

- Je... Avec Anaëlle, tu es le seul au courant...

Ses yeux quittèrent les siens au moment où les mots franchirent ses lèvres. Le voile auburn revint obstruer la vue de son visage pâle dont les tâches de rousseur tendaient à s'effacer. La main de la jeune fille chassa ce qu'il imagina être une nouvelle perle salée.

- Et tes parents ? Ne me dis pas que tu as réussi à cacher ça à ta mère qui sait te géolocaliser ?

Il senti son sourire. Il ne savait pas comment mais Alexis su qu'Emma souriait. Même s'il s'agissait plus d'une moue mêlée de tristesse, qu'elle semblait lui pomper tout ce qui lui restait d'énergie au lieu de lui en insuffler. Alex le vit comme une lueur d'espoir.

- Pas ça, le corrigea-t-elle néanmoins.

- Quoi, pas ça ?

- Je l'avais appelé Anaël, ça aurait été un petit garçon. Enfin... je dis n'importe quoi. J'aurais probablement avorté, de toute manière. 

Les herbes enserrées de givre perdaient peu à peu leur éclat devant le soleil qui disparaissait. Des lueurs orangées envahirent le ciel avant de se teinter de rose. Le sol ne scintillait plus, sûrement pour laisser place aux derniers éclats du jour.

- Non, tu dis pas n'importe quoi. T'as le droit de lui avoir donné un prénom. Anaël ? Comme ta meilleure amie ?

Emma hocha doucement la tête :

- Oui, elle était d'accord. Le bus va bientôt arriver, non ?

Alexis releva la manche de son manteau et tenta de distinguer les aiguilles de sa montre. Dans l'obscurité de plus en plus dévorante, ses yeux se plissèrent tellement que ses cils d'un blond clair vinrent flouter sa vision. Les lueurs colorées du ciel disparaissaient déjà, un lampadaire s'alluma au-dessus d'eux. Leur bus arriverait d'ici quelques minutes.

Ils se levèrent pour se diriger vers l'arrêt, frissonnant sans soleil pour les réchauffer. Alexis enfonça un peu plus son bonnet sur sa tête, tentant de protéger le bout de ses oreilles du froid mordant de fin de journée. Le visage d'Emma disparut presque entièrement dans la grosse écharpe qui enserrait son cou, lui-même déjà emprisonné par l'un des épais pulls à col roulé qu'elle avait pour habitude de porter.

Ils n'empruntèrent pas l'allée dallée qui faisait une jolie boucle par les entrées des bâtiments et coupèrent leur trajet par l'herbe givrée qui crissa sous leurs pieds.

- Plus sérieusement, reprit le jeune homme. Pourquoi tu l'as pas dit à Yanis ? Il a le droit de savoir. C'est le père, non ?

Emma laissa les secondes s'envoler. Une ribambelle d'étudiants attendaient devant des abris du même bois craquelé que le banc sur lequel les deux apprentis juristes avaient discutés. Ils se fondirent dans la masse et Alexis crut qu'elle n'oserait plus rien dire, entourée d'autant de personne. Cependant, dans un murmure à peine perceptible, il entendit le son rauque de sa voix lui confier :

- Il manquerait plus que ce soit lui, le père...

Leur bus arriva, ils grimpèrent dedans. Emma changea maladroitement de sujet et, en même temps que les portes automatiques, la discussion se ferma.

***

Dans un livre, quand on décrit un personnage pleurer, les larmes s'apparentent la plupart du temps à des perles symboliques. L'eau salée devient un océan qui se déverse sur le visage du héros concerné. J'aimerais rappeler que c'est surtout la morve qui accompagne les sanglots et hoquets irréguliers.

***

Bic : stylo à bille (On aime bien appeler les objets par leur marque. Cependant, un bic n'est pas forcément de la marque bic et un briquet ou crayon de cette marque restera un briquet ou un crayon.)

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