QUATORZE - 27 février
Mois de février, le vendredi qui suivit le mercredi.
Emma mangeait de l'eau.
Le goulot de sa gourde était en équilibre sur sa lèvre inférieure, collait ses incisives qui laissaient passer le liquide par petites gorgées. Ses molaires tentaient vainement de le mâcher, s'usant inutilement les unes contre les autres. Dans sa tête, elle les entendait s'entrechoquer, grincer. Encore et encore.
Quand le dernier mot du prof de philo retentit, elle se surprit à être restée jusqu'au bout. Il était dix-huit heures. La semaine venait de s'achever et elle avait assisté à une journée entière de cours.
- Dépêche-toi, Ange ! cria Lou. Le train part dans quinze minutes, on peut encore l'avoir.
Emma rangea le bloc note qu'elle n'avait pas utilisé et se leva. Ses hanches et côtes relâchèrent la pression rassurante sur la ceinture qui enserrait sa taille. Elle observa les étudiants se ruer bruyamment vers la sortie. Les centaines de pas martelaient les marches, étouffés par le sol de moquette. Distraitement, elle écouta ses anciens amis se chamailler. C'était le week-end. Ana lui avait proposé d'en passer une partie ensemble et, pour une fois, elle accepterait peut-être.
- J'ai pas envie de courir, Lou ! se plaignit Ange. On aura qu'à attendre le prochain.
- Salut, à lundi ! s'exclama Jade avant de disparaître entre les élèves, clés de voiture en main.
Emma l'observa disparaitre entre les élèves. Jade avait garé sa voiture sur une place riverain et avait angoissé toute l'après-midi, courant au dehors à chaque pause pour se rassurer. Si jamais sa petite Peugeot n'était plus là... Elle l'avait depuis moins d'un mois.
- Et elle nous propose même pas de nous ramener... marmonna Ange. Ça sert à quoi d'avoir des amies qui ont le permis si on peut même pas en profiter ?
Elle finit de mettre ses affaires dans son joli sac en cuir, une moue indignée déformant comme bien souvent ses traits. Ses grandes créoles se balancèrent au rythme de ses cheveux de jais. Quand soudain, elle remarqua Lou rejoindre l'attroupement d'élèves. Bientôt, elle aurait perdu sa trace.
- Hé ! Lou ! J'ai pas envie de faire le trajet toute seule ! Attends-moi !
Son sac fut rapidement refermé et elle n'eut d'autre choix que de se lancer à la poursuite de son ami qui venait de lui montrer son majeur.
Également prête, Emma se tourna vers Alex qui terminait tranquillement la mise en page de sa prise de note. Elle attendit patiemment, loin du tumulte ambiant. Il préférait remettre les chose en ordre tant qu'elles étaient fraîches dans sa tête.
Le jeune homme avait investi dans une tablette, début d'année. Emma n'en avait pas vu l'utilité mais il avait passé du temps à leur en vanter les mérites, si bien que Jade aussi avait sauté le pas.
Sa tâche achevée, il rangea méthodiquement le tout dans une housse, puis dans son sac, vérifia qu'il avait tout, enfila sa veste, son bonnet, et remarqua qu'Emma était toujours là. Il fronça faussement les sourcils.
- Tu m'attends ? Je sais que tu m'aimes mais j'ai déjà une copine !
Les yeux d'Emma se levèrent au plafond. Cependant, il voyait bien le sourire poindre aux coins de ses lèvres.
- Évidemment, maugréa-t-elle. Ça a aucun rapport avec le fait qu'on reprenne le même bus.
Une moue, bien différente de celles qui ornaient fréquemment le visage d'Ange, feinta la tristesse sur la face d'Alex. Les bouclettes blondes qui s'échappaient de son bonnet lui donnait l'allure d'un enfant à qui on aurait refusé des bonbons.
- Désolé mais je ne reprends pas le bus aujourd'hui. Pas trop triste ?
- T'as enfin ton permis ? s'étonna-t-elle de sa voix rauque et cassée, fragile. C'est pas dangereux pour un daltonien ?
- Hé ! s'indigna Alex. Je t'ai déjà expliqué que je me repérais à la position du feu !
Un léger rire, un brin moqueur, s'échappa des lèvres d'Emma. Elle replaça une mèche de cheveux derrière son oreille. Pas de jolies vagues aujourd'hui, elle les avait lissés. Ses cils papillonnèrent et Alex remarqua qu'ils semblaient moins longs qu'au matin, moins foncé aussi. Elle ne portait plus de mascara.
- Alors, tu l'as ? insista-t-elle.
Les yeux d'Alex se plissèrent. Il n'avait pas l'habitude qu'elle le taquine.
- Non, je le passe lundi matin. C'est ma copine qui me ramène chez moi.
Ils descendirent les marches et Emma lui souhaita bonne merde, ajouta qu'on verrait si connaître la position des feux était suffisant. Alex la bouscula un peu pour se venger et elle lui sourit hypocritement en retour.
Dans l'amphithéâtre, il ne restait plus qu'une étudiante, occupée à poser une question au prof. Leur conversation semblait animée. Les deux amis passèrent à côté du long bureau. La question avait l'air de passionner le professeur, la conversation ressemblait plus à un monologue, le tout sous les yeux d'une jeune fille qui peinait à le suivre.
Un peu plus loin, dans le couloir rouge de l'ancien cinéma transformé en salle de cours, Emma aperçut Alexandra, la copine d'Alex, clé de voiture en main, sourire au visage. Elle était jolie dans sa robe imprimée de motifs colorés.
- Salut, Emma ! lança-t-elle joyeusement.
Emma leva brièvement la main pour lui répondre, lui rendant une copie plus discrète du sourire qu'elle avait reçu.
- Alors, encore avec elle ? ajouta malicieusement Alexandra à l'adresse de son copain. J'ai de quoi m'inquiéter ?
- Alex, est-ce que tu pourrais nous laisser, s'il te plait ? rétorqua Alex. On parlait de l'organisation de notre mariage.
Alexandra fit mine de réfléchir, se balançant dans ses bottines noires.
- Je serai invitée ?
Ils se rapprochèrent l'un de l'autre sous le regard nostalgique d'Emma. Elle avait vite arrêté de le faire aussi naturellement avec Yanis. Elle vit Alex poser ses mains sur la taille d'Alexandra.
- Demande à Emma, répondit-il un peu plus bas. C'est elle qui décide.
Suffisamment proche, il déposa ses lèvres sur le front de sa copine et leur deux têtes se tournèrent vers Emma dans l'attente d'une réponse.
- Je ne sais pas. J'ai peur que ça gâche l'ambiance...
Alexandra eu l'air déçue et se blottit un peu plus contre le torse d'Alex.
- Dommage, je vais être obligée d'organiser une contre-soirée avec ton copain pour gâcher l'ambiance. T'es toujours avec Yanis, histoire de savoir qui contacter ?
Le coin des lèvres d'Emma se rehaussèrent un peu face à son ton faussement sérieux. Il lui rappelait celui que son ami avait pris un peu plus tôt. Un léger rire quitta sa bouche et elle hocha la tête.
- Parfait, souffla Alexandra le regard perdu dans celui d'Alex. On organisera notre soirée juste à côté de la vôtre et on s'y faufilera de temps en temps pour vous couper l'électricité. Au fait, tu rentres chez toi comment ? Tu veux que je te reconduise ?
Emma la regarda se décoller de son ami, un peu surprise par le changement de conversation.
- Non... ça va, je ne veux pas déranger. L'essence, tout ça...
Elle n'avait pas très envie de s'incruster. Ils auraient peut-être préféré passer le trajet rien que tous les deux... mais Alexandra la coupa :
- Si je le propose, c'est que ça ne dérange pas. Puis c'est sur notre trajet. Hein, Alex ? C'est lui mon GPS.
- Oui, Alex a raison. C'est sur le chemin.
Emma voulu refuser. Ils le proposaient sûrement par simple politesse. Néanmoins, elle ne trouva rien à dire pour décliner. Sa maison était bel et bien sur leur trajet, peu importe qu'ils rentre chez l'un ou l'autre.
- D'accord. Et merci.
Le sourire d'Alexandra reprit de la longueur et elle secoua ses clés de voiture, les entraînant à sa suite.
- Tu vas voir, Emma, confia-t-elle. Je conduis hyper bien !
Et sans attendre de réponse, elle les attrapa tous les deux par le bras pour les entrainer à sa suite.
Quand ils sortirent enfin au dehors, un léger crachin les obligea à se lâcher pour protéger leur tête. Alexandra sortit un parapluie au motif aussi coloré que ça robe et Emma, gênée par la proximité, préféra leur laisser un peu d'avance. Tant pis pour la pluie. Au moins, ses cheveux aussi auraient tenu toute la journée.
Dans la rue animée du centre-ville, ils virent arriver un autre groupe d'étudiants. Bien plus nombreux qu'eux, ils occupaient toute la largeur du trottoir, dédaignant les autres passants. Elle les reconnut rapidement. C'était des membres de l'équipe de foot d'Alex.
Une fois à leur hauteur, ils s'arrêtèrent un instant. Ils parlèrent, rigolèrent, sans qu'Emma ne saisisse la conversation. Les rires lui semblèrent gras. Elle recula sans un mot. Elle n'aimait pas ce son. Elle devait partir, voulait mettre le plus de distance possible entre elle et eux.
L'un s'aperçut du mouvement et porta son attention sur elle.
Ses sourcils se froncèrent. Elle avait l'impression de le connaître, le dévisagea un instant. Elle fouilla sa mémoire. Il était grand, ou du moins le semblait. Bien habillé. Une étrange lueur miroitait dans son regard et un sourire s'afficha sur ses lèvres. En coin, il dévoila une fossette étrangement symétrique à un grain de beauté sur son autre joue. Elle sut qu'il ne présageait rien de bon.
Ce qui devait être un des coéquipiers d'Alex donna un coup de coude au gars à côté de lui. La bouche de ce dernier s'entrouvrit, choquée en l'apercevant. Ses yeux s'étaient écarquillés et il étouffa un rire. Un autre coup de coude lui permit de se ressaisir.
Troublée, elle n'avait même pas remarqué qu'Alex leur avait dit au revoir et continuait son chemin avec Alexandra.
- Emma, l'appel-t-il. Viens ! Si les doigts d'Alex gèlent, on devra attendre qu'elle arrête de se plaindre pour qu'elle nous reconduise !
Elle se retourna vers eux, leurs yeux brillant de malice qui se méprenaient sûrement sur la situation. Elle sentait des regards dans son dos, raffermit sa prise sur son sac pour se redonner contenance et recommença à avancer, le bic, les feuilles et sa gourde cognant à rythme régulier contre l'os de sa hanche.
***
Dans un de mes cours, il est écrit clairement que des recherches sont encore nécessaires pour un meilleures accompagnement des victimes d'abus sexuels car, dans un contexte de respect, discrétion, sensibilités, elle peuvent faire preuve d'une étonnante résilience.
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