HUIT - 31 décembre au 1 janvier
31 décembre, (toujours)
- Mais tu vois, hier quand on s'est engueulé, je sais pas pourquoi mais c'était bizarre. Genre on s'est hyper vite réconcilié. Tu vois, on me dirait ça, je dirais que c'est plutôt bien mais là... En fait, c'était comme si on avait juste la flemme de se parler. Du coup, bah... on a planté le javelot dans la moquette.
Assise dans un coin de la cuisine, une bière plombée en main, Emma écoutait Jade lui raconter ses problèmes de couple, picorant frénétiquement dans le bol de chips face à elle.
- Déso pour l'expression, c'est celle de mon père. Tu penses toujours que c'est qu'une mauvaise passe ?
- J'imagine, enfin... peut-être pas, répondit Emma, évasive.
En réalité, elle n'écoutait son monologue qu'à moitié. Pas qu'il l'ennuyait, elle avait seulement un peu de mal à se concentrer.
Elles s'étaient isolées, un peu à l'écart des rires et des cris, au moment où leur conversation avait pris une tournure plus sérieuse. Ça allait bof avec le copain de Jade et cette dernière avait besoin d'en parler.
Toutes deux avaient été invitées chez Anaëlle pour le réveillon. Jade n'était plus très proche de la meilleure amie d'Emma. Cependant, elle habitait la maison juste en face et ses amis n'avaient rien prévu hormis de boire un petit verre ensemble avant d'aller dormir, trop préoccupés par les examens qui débuteraient dans trois jours.
Jade était donc rentrée chez elle tôt, dépitée d'être dans sa maison tandis que minuit n'avait pas sonné. La mère d'Anaëlle, qui réveillonnait chez la sienne, lui avait alors proposé de traverser la route pour profiter de la fête que sa fille avait organisée. Jade avait d'abord décliné, prétextant que son copain devait bientôt arriver et sa voisine lui avait assuré qu'il pourrait la rejoindre là-bas.
Elle se retrouvait donc en compagnie d'Emma dans la cuisine rénovée des parents d'Anaëlle, dont les meubles laqués reflétaient les lumières tamisées de la pièce.
Étrangement, c'était agréable de parler à la jeune fille. Emma n'était peut-être pas très bavarde, mais au moins, elle n'avait pas que le mot étude en bouche. Elle avait même l'air de se foutre pas mal du blocus. Pas étonnant pour une fille qui séchait régulièrement, surtout ces dernières semaines. Elle ne s'était pratiquement pas montrée du mois de décembre. Enfin... Jade ne savait plus trop. À vrai dire, elle ne faisait pas toujours très attention à sa comparse.
Emma se casserait sans doute la gueule aux exams mais ce n'était pas son problème. Jade devait avouer que ce n'était pas si terrible de discuter avec elle, en attendant l'arrivée de son copain.
- Et avec Yanis ? interrogea-t-elle. Askip, ça va pas des masses non plus en ce moment.
Emma ne sut retenir un soupir. Yanis avait dû lâcher l'info à Sacha, saon amiə des scouts. Celui-ci l'aurait sans doute racontée à Louis qui n'aurait pu s'empêcher d'en parler dans l'amphithéâtre. Elle ne voyait pas d'autre explication.
Mais même si ça l'énervait, elle comprenait que Yanis ait besoin de se confier à quelqu'un. Sacha était une personne fiable. Malheureusement, iel ne cachait rien à Louis. Et Louis aimait les potins.
Ils avaient pourtant été amis durant toutes leurs secondaires. Ana, Lou, Ange et elle avaient formé un groupe inséparable. Mais ils s'étaient éloignés à la fin de leur rhéto, sans que les deux filles ne sachent pourquoi. C'était la vie.
En septembre, elle avait même été surprise de les croiser à l'entrée de l'amphi. Elle pensait qu'ils partiraient tous deux dans une autre ville. Ange n'était même pas censée choisir le droit. Apparemment, ils avaient changé d'avis.
- Alors ? insista Jade.
Emma porta sa bière à ses lèvres pour prendre une gorgée de courage. Elle venait d'être tirée de ses pensées, de souvenirs où tout allait encore bien dans sa vie. Heureusement, l'alcool qu'elle avait ajouté dans la petite bouteille déjà alcoolisée lui montait déjà un peu à la tête.
- C'est pas que ça va pas des masses entre nous, tenta-t-elle. J'ai seulement besoin de faire une petite pause pour réfléchir.
Elle-même peu convaincue de son excuse, Emma n'osa pas relever son regard de sa bière améliorée. Les traits de sa comparse, déformés par le reflet du verre brunâtre, lui parurent étranges. Son rire ne semblait pas tordu, le sourire qu'elle percevait sur la surface de la table chromée non plus. Néanmoins, l'image renvoyée par la bouteille lui semblait bien plus sombre.
- Elle est un peu longue ta pause !
Emma haussa timidement les épaules, elle ne durait même pas depuis un mois. Il lui fallait juste un peu de temps pour... pour oublier ce qu'il s'était produit début décembre... et ce que ça impliquait, confirmait.
- Si tu veux le quitter, tu devrais le faire avant qu'il le fasse.
La phrase suspendit son geste. Elle venait de prendre le dernier chips du bol qu'elle avait vidé seule. Cependant, elle ne parvenait pas à le porter à sa bouche. Un nœud s'était formé dans sa gorge.
Allait-il vraiment la quitter ? Elle n'était pas très démonstrative de base, était carrément distante depuis un moment et commençait même à laisser des vus à ses messages. Mais ce n'était pas de sa faute si elle ne savait pas toujours quoi répondre.
Le bruit ambiant commença à lui faire mal à la tête. Elle prit une longue gorgée de sa bière plombée. Au son de la musique qui vibrait trop fort, le sang pulsa cruellement dans ses oreilles.
- Tu penses vraiment qu'il va me quitter ?
En temps normal, Emma aurait gardé la question pour elle. Cependant, l'alcool aidait.
- Y'a des chances. Les mecs finissent toujours par se barrer quand ils ont pas ce qu'ils veulent.
Avait-elle raison ? Emma n'aimait pas les généralités. Cependant, tandis qu'un souvenir douloureux lui revenait, les paroles de Jade résonnèrent en boucle dans son crâne. Ça n'aurait pas été la première fois qu'on la quittait pour cette raison.
- Emma, tu es là ! Je ne t'ai pas vue entrer, je croyais que tu n'étais pas venue.
Anaëlle venait d'apparaitre dans la cuisine, accompagnée du copain de Jade. Ce dernier vint automatiquement se placer à ses côtés et ils s'embrassèrent pour se saluer, restèrent collés le temps d'un bref échange de regard.
- On va vous laisser, annonça Jade en s'emparant de sa main. À la prochaine, Emma !
Un sourire enjôleur scotché au visage, le jeune homme se laissa entrainer. Leurs doigts mécaniquement entrelacés, ils quittèrent rapidement la cuisine, sans pour autant se diriger vers le salon.
- Pas dans ma chambre ! ne put s'empêcher de s'exclamer Anaëlle. Ni dans celle de ma sœur ! Je rappelle qu'elle n'a que trois ans !
Elle les observa s'éclipser pensivement avant de se retourner vers son amie qui se passionnait pour le chips qu'elle émiettait entre ses doigts.
- Comment t'as fait pour rentrer sans que je te voie ?
Ana scintillaient dans sa tenue de fête. Les lumières tamisées de l'intérieur se reflétaient sur son haut tressé de strass noires et or avant de rebondirent sur les meubles chromés. Sous un bob assorti, son visage rayonnant, encadrés de belles boucles dorées, ravalait pourtant une lueur d'inquiétude, Emma le savait.
- La musique allait trop fort quand j'ai sonné, personne ne m'a ouvert. Donc je suis passée par le jardin. Puis t'avais l'air occupée et je voulais pas te déranger.
Ana hocha distraitement la tête. La Emma qu'elle connaissait serait venue l'aider, si elle avait eu l'air occupée.
- Et Yanis est là ?
- Non, il est avec des gens des scouts.
La future ingénieure se mordit les lèvres. Elle semblait moins solaire qu'à son arrivée, à croire qu'Emma noircissait ce qui l'entourait. Même ses strass tressée semblait avoir perdu de leur éclat.
- Tu lui as proposé de venir, au moins ?
- Non.
Un silence gênant s'installa. Elles n'avaient jamais connu ça entre elles. Plus les jours s'écoulaient et plus Emma se renfermait. Ana ne savait plus comment se comporter avec son amie. Elle savait qu'elle devait être présente et la soutenir mais c'était dur quand son amie ne cessait de la rejeter.
- J'ai besoin d'une cigarette, annonça Emma afin de rompre le silence. Si tu me cherches, je serai dehors en train de fumer.
***
Ça crépitait dans le ciel.
Le décompte venait de se terminer, laissant place à une nouvelle année. Tout le monde s'était embrassé, avaient hurlé. Les téléphones avaient vibré sous les messages de vœux. Figée, Emma avait subi quelques étreintes.
Les premiers tonnerres d'artifice retentirent et ils montèrent tous à l'étage. Sous les directives d'Anaëlle, ils s'agglutinèrent aux fenêtres des chambres qui donnaient une vue imprenable sur l'horizon.
Les yeux fascinés n'auraient lâché le spectacle pour rien au monde. Emma se rapprocha, se créa une place, en se faufilant entre les corps. Elle s'accouda au rebord d'une fenêtre grande ouverte. Au loin, une ligne de maison crachottait des lumières dans un ciel d'encre, sans nuage. Parfois, un artifice s'envolait plus haut, tentant sans doute de rejoindre les étoiles.
Son regard glissa alors vers le sol. Si elle se laissait tomber, là, à l'instant, les gens penseraient peut-être à un accident. Ils rejetteraient la faute sur l'alcool qu'elle avait bu. Si elle se ratait, on ne soupçonnerait pas l'aspect volontaire de son geste. Elle ne serait pas traquée, jugée. Ses parents seraient moins inquiets.
Inconsciemment, son corps se pencha un peu plus.
Il suffirait qu'elle bascule son buste vers l'avant. La gravité se chargerait du reste...
Une main se posa sur son bras, attirant son attention en lui provoquant un sursaut.
- Excuse-moi, tu peux me laisser une place ?
Le propriétaire d'une voix au fort accent flamand, peu typique de la région, l'avait arrachée à ses sombres pensées. Avait-on deviné ses intentions ? Son regard paniqué se tourna vers un grand type au cheveux en bataille. Elle le connaissait. C'était Eric, le colocataire d'Ana, celui qui avait appelé l'ambulance quelques semaines plus tôt. Il parut également la reconnaître car il rougit, embarrassé.
- C'est juste pour pouvoir regarder les feux d'artifices, se justifia-t-il.
Sa respiration se calma alors qu'elle n'avait pas remarqué qu'elle s'était emballée. Il n'avait rien deviné, il voulait juste avoir une meilleure vue sur les feux du dehors.
Elle était surprise de le voir, ne savait pas qu'il était là. Il ne connaissait personne à part Ana et, si elle avait bien compris, habitait à l'autre bout de la Belgique, en Flandre. Ana devait bien l'aimer pour l'avoir invité, et ça devait être réciproque pour qu'il soit venu, entouré d'inconnu. Emma lui adressa un sourire gêné qui relevait faiblement les coins de ses lèvres. C'était un gars bien. Ce soir-là, il l'avait sauvée pour la deuxième fois.
***
Il existe une technique pour ne jamais voir son verre à moitié vide. Il suffit de le garder rempli. Interprète cette phrase comme tu veux.
***
Blocus (ou la bloc) : période de révision pour les étudiants belges. Rien à voir avec une quelconque manifestation.
Rhéto : Vient du mot rhétorique et désigne la dernière année de secondaire belge qui est une année où l'élève doit beaucoup prendre la parole (d'où le nom).
Le dernier chips : Je vous vois venir. Chips est au masculin, bande de petits chenapans !
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