CINQ - 11 au 12 décembre

Mois de décembre, retour au jeudi.

- Ce pantalon te fait vraiment un beau cul, confirma Anaëlle.

Emma revenait du bar duquel elle s'était longtemps accoudée, attendant de pouvoir commander, les fesses inconsciemment en évidence. C'était elle qui allait chercher à boire, son amie préférait garder la table. L'étudiante en droit, elle, s'en foutait pas mal. Entre se lever ou rester assise, elle ne voyait pas de différence.

Une fois les deux verres déposés, Emma but une gorgée, grimaçant à moitié sous un goût trop amer pour une bière aussi légère. Anaëlle ne parvenait pas à comprendre pourquoi elle s'obstinait à s'abreuver de pils à la qualité douteuse. Selon elle, ça avait parfois la même saveur que de la pisse de chien – la même odeur en tout cas.

Elle observa son amie reprendre une longue gorgée qui entama un tiers de son verre. C'était son troisième – non, quatrième – de la soirée. Depuis peu, Emma avait l'habitude d'aller les chercher à la chaîne. Terminer un, prendre le suivant. Parfois en rapporter à son amie qui peinait à la suivre.

Elles étaient sorties tôt pour manger un Mcdo qui leur pesait encore sur l'estomac. Le ciel s'auréolait seulement d'orange, gardant en son centre un bleu sombre qui s'intensifiait au fil des minutes. Ensuite, Emma avait trainé son amie dans le premier bar aperçu, décidée à rendre la soirée inoubliable.

Des semaines qu'Anaëlle voulait montrer sa nouvelle ville à sa plus vieille amie. Le jour de congé qui s'était dégagé dans l'horaire d'Emma s'était révélé inespéré. Elles avaient sauté sur l'occasion, s'arrangeant à la va-vite.

Une récente indigestion du côté d'Emma avait failli tout annuler mais elle avait pris quelques antidouleurs et ses maux de ventre s'étaient évaporés. Anaëlle la soupçonnait d'en avoir abusé et elle aurait pu jurer qu'elle avait manqué de vomir son hamburger. Cependant, elle ne disposait d'aucune preuve.

Emma porta à nouveau sa pils à ses lèvres qui, le temps d'une seconde, se tordirent étrangement.

- Pourquoi est-ce que tu bois cette merde ?

Les mots étaient finalement sortis. Anaëlle aimait comprendre les choses.

- Parce que c'est la bière la moins chère. J'en aurai plus comme ça. Vu qu'ils veulent plus de moi pour travailler à la maison de repos, je dois mieux gérer mes économies.

La jolie blonde noua négligemment ses interminables cheveux dans le bas de sa nuque.

Entre son loyer et ses repas, Anaëlle aussi entretenait une relation compliquée avec son portefeuille. Ses parents avaient été clairs. Si elle voulait koter, elle devrait payer elle-même la minuscule chambre qu'elle louait. Loin de lui faire froid aux yeux, elle s'était démenée pour trouver un job d'étudiant en ville, en plus de celui de caissière du dimanche matin qu'elle avait depuis des années dans le Colruyt de son village. L'indépendance coûtait chère et le budget nourriture que ses parents lui accordaient passait souvent autre part. Néanmoins, elle n'avait aucune envie que cette soirée l'oblige à ne manger que des pâtes pendant une semaine.

- C'est idiot, remarqua-t-elle. Ça se voit que tu trouves ta bière dégueulasse.

- Ce n'est pas pour le goût que je la bois.

Les pensées d'Anaëlle se teintèrent de tristesse. Emma semblait vidée, anéantie. L'Université la bouffait à petit feu, laissant sa meilleure amie impuissante face à sa souffrance. Emma ne lui parlait plus de ses problèmes. Anaëlle s'efforçait d'être présente, d'enclencher ses rires, mais elle se sentait profondément inutile.

- Je sais que ton objectif est d'être bourrée. Mais tu réfléchis pas suffisamment au rapport qualité-prix.

Emma haussa les sourcils, incertaine. Anaëlle prit sa Kasteel Rouge en main pour mieux la montrer à son amie.

- Ma bière est plus forte et, en plus, elle est meilleure. Ça veut dire que tu finis plus vite pleine avec.

Emma laissa son corps se renverser sur sa chaise, un petit éclat la traverser, souffle de sourire. Anaëlle était la seule à réfléchir à ce genre de détail. Ça ne l'aurait pas étonnée si elle l'avait surprise à calculer les différents rapports entre le prix et le degré d'alcool. La jolie blonde étudiait pour devenir ingénieur civil. Elle avait réussi l'examen d'entrée haut la main et Emma ne doutait pas qu'elle réussisse à obtenir son diplôme sans accroc.

- T'as raison ! s'exclama Emma. Finis ta bière et je vais nous chercher deux Kasteel !

Elle termina sa pils d'une traite. Sa bouche de plus en plus anesthésiée goûtait de moins en moins l'alcool présent et elle ne grimaça plus. Sans attendre l'accord de son amie, elle se leva, jouant des coudes pour atteindre le bar.

Les esprits commençaient à s'échauffer dans la petite salle. La nuit s'intensifiait et nombreux étaient ceux qui rejoignaient les fêtards à l'intérieur. Quand elle parvint enfin à attirer l'attention d'un serveur qui lui remplit ses verres, elle commença à penser qu'elle passerait plus de temps accoudée à un bar qu'à rattraper le temps perdu avec Ana.

La bière menaçait de déborder tandis qu'elle se frayait à nouveau un chemin, dans le sens inverse cette fois. Elle but quelques gorgées de chaque, seulement par précaution, et ne vit pas la bagarre qui s'enclenchait à quelques pas d'elle.

Un violent coup dans l'abdomen menaça de la plier en deux. Les Kasteel tournoyèrent dans leur verre, se renversèrent en partie sur son pull, son pantalon tout propre. Un douleur fulgurante lui vrilla le bas-ventre. Incapable de savoir ce qu'il se passait, elle eut de la chance de sentir des mains la tirer à l'écart.

- Ça va ? lui demanda Anaëlle, inquiète.

Un type avait armé son poing à côté d'elle, lui envoyant brutalement son coude près du nombril.

- Je... Les verres, je les ai renversés.

- On s'en fout des verres. Viens, on change de bar. J'en connais un bien pas loin. D'habitude, ils commencent à se taper dessus plus tard.

Anaëlle la traina sur quelques mètres avant qu'Emma ne la force à s'arrêter.

- Attends... je...

Elle lui tendit son verre pour pouvoir porter sa main à son ventre. Le choc lui avait coupé le souffle et il lui fallait une poignée de secondes pour se ressaisirent.

- T'es sûre que ça va ?

Fermant les yeux, Emma souffla, trouva son courage pour se redresser, se tenir droite.

- Oui. Par contre, on va pas voler les verres. On affonne ?

Anaëlle regarda les bières dont la moitié s'étaient renversées sur Emma. Elle acquiesça. Leur bras s'entrecroisèrent et les restes se burent cul-sec.

À deux pas, la mêlée grossissait dangereusement. Anaëlle arracha le verre des mains de son amie, le posa rapidement sur une table avec le sien, avant de l'entrainer au loin. Les portes furent poussées à la hâte, se claquèrent dans leur dos, les jetant dans le froid mordant.

Les rues étaient animées malgré les faibles températures. Certains groupes s'agglutinaient devant des bars, buvaient une bière dans un coin ou envahissaient les terrasses glacées. Le dédale de ruelles piétonnes ne dormait jamais réellement dans la cité universitaire, surtout les jeudis en fin de soirée et début de nuit.

Les mains fébriles d'Emma fouillèrent frénétiquement son sac pour en sortir une des cigarettes qu'elle avait pris le temps de rouler en attendant son train.

- T'as recommencé à fumer en soirée, constata Anaëlle tandis que ses doigts secouaient son briquet qui semblait en fin de vie.

- Oui, en journée aussi, parfois. J'imagine que t'en veux pas ?

La jolie blonde déclina, essayant de relativiser. Au moins, il ne s'agissait que de tabac. Elle allait devoir trouver un moyen pour l'aider à arrêter. La première fois, elle l'avait taguée sous toutes les publications Instagram qui dénonçaient les risques liés. Ça n'avait  pas bien fonctionné, se contentant de l'agacer, de les éloigner. Il avait fallu que le grand-père d'Anaëlle - qui fumait comme un pompier - décède de son cancer des poumons pour qu'Emma se stoppe. Elle ne pouvait plus faire subir ça à son amie.

Une flamme se dégagea enfin et Emma put tirer une latte. Elle espérait se réchauffer, oublier cette douleur qui perçait fréquemment son ventre, ne voulait s'estomper. Ses jambes avaient beau enchaîner les pas, elle ne rêvait que d'une chose : se rouler en boule dans un coin. Mais ça allait passer. Il suffisait qu'elle n'y pense pas, qu'elle boive un peu plus...

- Il est loin ton bar ?

- Non, juste là.

La future ingénieure pointa un petit bâtiment dont les quelques fenêtres laissaient transparaître des jets de lumières aux milles couleurs. La musique qui en sortait retentissait déjà à leurs oreilles.

- Par contre, je pense pas qu'on va te laisser entrer une clope à la main.

- Tu me laisses la finir ?

- J'ai froid, sourit la jolie blonde.

Pour la énième fois de la soirée, elle se saisit de son bras et la traîna à sa suite. Le videur leur fit signe de jeter la cigarette qu'elle arracha des doigts de son amie. Cette dernière râla et Anaëlle, fière de son coup, lui proposa d'aller leur chercher des blancs-coca à la place.

***

Les bras en l'air, la foule se mouvait aléatoirement. Les individus étaient devenus masse. Anaëlle, molécule parmi tant d'autres, se laissait porter par la musique, sautant sur les rythmes fous et hurlant de temps à autres les paroles d'une chanson.

La douleur était toujours présente dans le bas-ventre d'Emma. Les corps se collaient aux leurs, dansant couverts de sueur. Les heures s'égrainaient, intensifiant son mal au lieu de le diminuer. De violentes nausées l'empêchaient de reprendre à boire pour oublier. Sans parler de son taux d'alcoolémie qui était un peu descendu.

Elle s'efforçait d'accompagner la blonde. Normalement, c'était elle, la grosse sorteuse. Néanmoins, les crampes qui la saisissaient désormais par à-coups, lui empêchaient de profiter du moment. Elle essayait, criant avec son amie pour expulser, mais rien n'y parvenait.

Un spasme plus violent la fit vaciller. Elle se rattrapa de justesse à un type qui passait pas là. Il se rapprocha d'elle, se méprenant sur ses intentions. Une fois stabilisée, elle le chassa, le remballant en s'excusant tandis qu'il la traitait de pute, probablement vexé.

Se concentrant de nouveau sur son amie, elle vit qu'elle s'était penchée vers elle, articulant des mots qu'elle ne parvenait pas à entendre avec la musique.

- Quoi ?

- Ça va ? Tu veux qu'on rentre ?

Emma ferma les yeux avec force, chercha désespérément à faire disparaîtra la douleur. Elle voulut secouer sa tête de gauche à droite mais préféra acquiescer, à la grande surprise d'Anaëlle.

Minuit venait seulement de passer et Emma avait pour habitude de vouloir rester toute la nuit, d'attendre que le soleil revienne pour s'arrêter. Malgré la grosse quantité d'alcool qui parcourait ses veines, Anaëlle s'inquiéta. Elle accrocha leur regard, lut toute la souffrance que son amie avait tenté de cacher.

Elle la guida à travers la foule pour la ramener chez elle, rejetant parfois les avances douteuses d'inconnus. L'air gelé du dehors fit du bien à Emma. De grosses goûtes parsemaient son front et sa nuque. Elle se sentait fiévreuse, à bout, et ne put s'empêcher de s'appuyer de tout son poids sur son amie.

Le kot se situait à une quinzaine de minutes de là. Bras-dessus bras-dessous, chancelantes, elles entreprirent d'avancer. Le corps que la future ingénieure devait soutenir ne l'aidait pas à tenir droite et elle comprit qu'il leur faudrait le double du temps.

Quand elles se furent éloignées du centre festif, les passants, bien plus rares les regardèrent de travers. C'était courant de voir des jeunes revenir de guindaille. Cependant, il était encore relativement tôt et Emma semblait complètement torchée.

L'étudiante en droit manqua de se trébucher sur un pavé abimé. Ses jambes vacillaient.

- Je... Attends...

- Courage, on y est presque. On a sans doute mal surveillé nos verres... T'es lourde, putain !

Anaëlle souffla sous l'effort, Emma se laissait de plus en plus aller.

- Je... Une pause... Je saigne ...

- Quoi ? On verra au kot, plus que deux rues et on y est.

Emma serra les dents, essayant de retenir vainement un cris qui parvint étouffé. La blonde ne comprenait pas. Ce n'était pas de la drogue. Celle-ci assommait, il n'y avait pas de douleur, de cris ou de saignement sur le moment.

- On rentre dans ma rue, courage ! Je saurai pas y arriver seule, Emma...

Mais la douleur était trop forte. Ses pieds se campèrent sur place, sa main prit appui contre le mur d'une maison, un son horriblement déchirant, étranglé, lui sortit de la gorge, du fond du ventre. Elle tourna un visage trempé de larme et de sueur vers Anaëlle, son mascara avait coulé. Mais la blonde ne le remarqua pas. Elle venait de voir autre chose.

Le sang.

Une flaque de sang aux pieds de son amie, des gouttes qu'elle semait depuis un moment déjà. Un liquide poisseux qui imbibait son si beau pantalon.

Anaëlle eut un hoquet de stupeur. Elle chercha son téléphone, il n'était plus dans sa poche arrière. Emma s'appuya complètement contre le mur et se laissa glisser vers le sol. Son regard était terrifié, reflet de celui de son amie qui recula d'un pas. L'une tremblait, l'autre retint un autre cris, prise d'une nouvelle contraction.

Un autre pas en arrière.

- Je vais chercher Eric, souffla Anaëlle. Il fait médecine... Ne bouge pas.

Un râle rauque lui répondit et elle partit en courant.

Que lui arrivait-il ? Ses yeux se fermèrent, douloureusement. Le sol gelé agressait sa peau brûlante. Quand elle les rouvrit, son amie revenait, accompagnée d'un géant aux cheveux en bataille qui venait d'être sorti du lit. Il marchait pied nu, son téléphone à la main. Tiré avec force par Anaëlle pour qu'il se dépêche.

- T'es sûre que c'est pas juste ses rè... résonna une voix au fort accent flamand. Godverdomme !

Le grand type lui faisait désormais face, la bouche ouverte.

- Eric, fais quelque chose... Appelle une ambulance...

Son amie le suppliait.

- Anna... appela l'étudiante entre deux crampes. Anna... Qu'est-ce qu'il se passe ?

Son amie se jeta presque par terre pour lui répondre, s'agenouilla à côté d'elle, donna sa main qui fut broyée en même temps qu'un cris.

- Emma, je... n'en ai aucune idée mais ça va aller. Eric appelle une ambulance. Contente-toi de te concentrer sur ma voix.

La panique s'était ajoutée à la souffrance.

- Mais... je...

Ses yeux se fermèrent, ses lèvres se pincèrent. Quand ses paupières se soulevèrent à nouveau, elles laissèrent apercevoir un regard dans le flou. Emma ne distinguait plus rien.

- Emma ! Reste avec moi ! Surtout, tu ne t'endors pas ! Ma voix, tu écoutes ma voix !

Elle accrocha la paume devenue molle, rapprocha son visage du sien et essaya d'agiter son corps, l'autre main sur son épaule. Elle devait la garder avec elle.

-...oui, elle perd beaucoup de sang, c'est urgent...

- Je t'ai dit quoi, Emma ? Tu restes avec moi !

Des gens regardaient par leur fenêtres. Certains commencèrent à sortir de leur maison. Les iris brunes et vertes, vitreuses, réussirent à accrocher une parcelle de réalité, emprisonnèrent la blonde.

- Un prénom... Je n'ai pas de prénom...

- Emma ? Qu'est-ce que tu racontes ? Bien sûr que si, tu as un prénom !

- Anaëlle, comme toi... C'est bien Anaëlle. En plus, c'est mixte.

- Mais de quoi tu parles ?

La blonde tourna la tête, cherchait de l'aide. Elle regarda son colocataire, les larmes aux yeux, sans rien comprendre. Au téléphone, il les fixait paniqué. Sa voix tremblait mais l'ambulance n'allait plus tarder.

La main d'Emma n'écrasait plus la sienne. Sa pression s'était totalement relâchée et, si Anaëlle ne l'avait pas tenue elle-même, elle aurait sans doute glissé sur le sol, inerte comme le reste de ses membres. Cependant, les doigts se resserrèrent légèrement comme pour attirer son attention.

- T'es d'accord, hein ? souffla Emma.

Anaëlle retenait ses larmes comme elle le pouvait. Son amie semblait partir, la laissant morte de peur. Ne sachant quoi faire d'autre, elle se décida à la rassurer, des trémolos plein la voix.

- Évidemment que je suis d'accord.

***

Un coup.

Un coup qui change tout.

Une goutte qui fait déborder un verre trop rempli.

Un pantalon tâché qu'on ne voudra plus jamais porter.

***

Koter : habiter dans un kot.

Examen d'entrée : Seulement pour suivre les cours d'ingénieurs et de médecine à l'Unif. Accès libre pour les autres facultés à quelques détails près.

Affonner : boire d'une traite (souvent en parlant de bière).

Guindaille : désigne diverses activités festives estudiantines dont le point commun est la consommation de bière et les chansons estudiantines (merci wiki).

Godverdomme : juron néerlandophone signifiant quelque chose du style « maudit soit Dieu ». Il remplace un peu le « Mon Dieu », le « merde », etc. Si tu veux bien le prononcer, les « o » seront des sons courts (car coincés entre des consonnes dans leur syllabe), le « v » se prononcera « f »  (car précédé d'un son dur) et le « e » n'est pas muet. Enfin, je crois. Étrangement, on nous apprenait pas vraiment d'insultes à l'école.

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