Monsieur Thomas

  Jared

        Je tire sur ma cigarette en tapant nerveusement du pied. Ça fait déjà cinq jours. Cinq jours depuis notre dernier concert et ma rencontre avec cette nana. Cinq jours que je compose les mêmes morceaux dans ma tête, et que mon inspiration est à plat. Et merde. J'ai bien essayé de me changer les idées avec deux, trois filles mais rien n'y fait. C'est à elle que je pense même en baisant une autre. Et comme j'ai merdé la dernière fois, je ne connais ni son nom, ni son adresse, et je n'ai même pas été fichu de récupérer son numéro. La base, pourtant. Donc je n'ai plus qu'à attendre notre prochaine date en espérant qu'elle y soit. Sauf que vu comme c'est parti, y'a de fortes chances pour que ce ne soit pas le cas. J'enrage contre moi-même : de un, je ne suis pas patient ; de deux, je déteste ne pas obtenir ce que je désire. Et elle, je la désire... profondément. Très profondément, même.

J'envoie valser les partitions à travers la pièce. Pas moyen, il faut absolument que je trouve un truc pour la voir. Heureusement pour moi, je suis un minimum prévoyant. J'ai pris le numéro du batteur du groupe, sous prétexte de pouvoir les contacter pour leur donner quelques infos sur notre prochaine date. Quand j'ai dit aux autres qu'ils allaient faire la première partie du concert, ils n'ont pas bronché. Teddy a même approuvé. Et quand Teddy approuve, c'est plutôt bon signe. Faut reconnaître que ce n'était pas trop mal, leur truc. Par contre, niveau scénique, à chier. Aucune présence. Faudra que je leur en touche deux mots avant qu'ils ne jouent samedi. En attendant, maintenant, va falloir que je trouve une raison valable pour appeler ce mec, et en profiter pour lui demander le numéro de la fille. J'ai l'impression de griller une cartouche et je déteste ça.

J'écrase ma cigarette dans le cendrier et compose les dix chiffres rapidement. Ça sonne, c'est déjà ça. Je ne supporte pas de laisser un message sur un répondeur.

_ Ouais ?
_ Salut mec, c'est Jared des "One Hour". Ça baigne ?
_ Hé, salut Jared ! Ouais, carrément. Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?

Me donner le numéro de la nana bandante de votre concert.
Mais non, je garde mon ton professionnel.

_ Je voulais revoir deux, trois trucs concernant notre prochaine date, t'as deux minutes ?
_ Ouais, ouais, c'est bon, je t'écoute.
_ Faudrait que tu m'envoies le nombre de morceaux que vous avez l'intention de proposer. Vous avez de quoi tenir quarante-cinq minutes ?
_ Ouais, bien sûr !
_ OK, niquel, j'ai vu avec le mec de la salle et c'est le temps qu'on peut caser pour vous. Après, vous arrivez une heure avant et vous gérez pour le matos. Si vous voulez vous brancher sur nos amplis y'a moyen, ça fera moins de bordel à bouger. Sauf si ça vous dérange de vous brancher sur du Bugera.
_ Non, non, c'est bon. Merci, vous déchirez !
_ Parfait. Pareil pour les têtes d'ampli et pour les drums, prends juste tes baguettes.
_ Ok, c'est niquel, mec. On fait ça.
_ Bon, je crois que c'est tout ce que j'avais à te dire. Tu m'envoies votre set de playlist et je te recontacte si y'a besoin.

C'est maintenant ou jamais, Jared.

_ Au passage, t'aurais pas le numéro de votre photographe ? J'ai pas eu le temps de la revoir après le concert pour qu'elle m'envoie les photos.
_ Aya ?

Alors elle s'appelle comme ça... ça sonne bien. J'enregistre.

_ Ouais, c'est ça, la brune avec l'appareil photo

Et un cul bandant.

_ Je vais voir ça avec elle. Elle file jamais son numéro de téléphone, elle est assez spéciale là-dessus. Je vais lui passer ton numéro et je lui dis de te recontacter.

Et merde.

C'est mort. Je serre les dents histoire de rester encore aimable au téléphone.

_ Ok, merci. Dis-lui que c'est urgent. J'ai le temps de mettre les news sur le site mais je vais enregistrer un nouveau groupe bientôt, et après ce sera chaud.
_ Je transmets.
_ Salut, mec, à la prochaine.
_ Salut.

Fais chier ! J'ai envie de balancer le téléphone à travers la pièce mais la dernière fois que j'ai fait ça, il s'est éclaté contre le mur. Mes yeux se posent sur l'horloge. 19h30. Merde. J'ai rendez-vous avec le proprio de l'appart que je dois visiter aujourd'hui. J'attrape ma veste en cuir et m'allume une clope en arrivant dans la voiture. 20 minutes plus tard, je me gare devant un bâtiment ancien mais propre sur lui, bien entretenu. Un petit homme avec un chapeau et un long manteau noir m'attend devant. Je sors de la voiture et il s’avance vers moi.

_ Monsieur Thomas ? Monsieur Vans, le propriétaire de l'immeuble. Enchanté.

Il me tend la main et je la serre avec mon sourire le plus commercial possible. Il me faut cet appartement. Et surtout la salle en dessous, dans laquelle il me propose de claquer mon studio.

Il commence par me montrer la fameuse salle vide en bas. Enfin, qui devrait être vide. J’observe les quelques magasines de musique qui traînent dans un coin de la pièce. Guitar Rogue. Un classique.
Monsieur Vans s’explique :

_ Le jeune homme qui habite plus haut joue dans un groupe de musique, et il m’avait demandé l’autorisation d’utiliser cette pièce pour répéter, fut un temps. Je n’y voyais aucun inconvénient, étant donné qu’elle a toujours été bien trop petite pour offrir un studio décent. Ils ont déménagé leurs instruments lorsque l’ancien locataire a quitté l’appartement, et que j’ai décidé de mettre en location l’ensemble. Comme vous êtes intéressé par cette pièce, il va sans dire que je verrais avec Monsieur Devrez pour qu’il récupère les dernières affaires qu’il a laissées ici. Si celle-ci vous convient, bien entendu ?

J’hoche la tête sans laisser filtrer mes émotions : inutile de lui montrer mon intérêt, c’est très mauvais pour les négociations ensuite. Mais elle est parfaite. Juste la place qu'il faut. Ça me branche bien de bosser là. Et comble du luxe, elle est déjà insonorisée. Reste donc l'appart à voir, maintenant.

On monte un escalier en bois étroit. Il n'y a qu'un étage et, sur le palier, juste une porte en face. Parfait, pas trop de voisins, ça me va.

J’écoute d’une oreille distraite Monsieur Vans qui me présente les lieux tout en détaillant l’endroit. L'appartement est niquel aussi, propre et bien agencé. Un mur en brique rouges dans le salon et quelques poutres apparentes. Des crochets et une lourde chaîne noire en fer forgé qui pend du mur, façon industrielle. J'aime bien ça. Un peu atypique, ça me ressemble bien.

_ Alors, qu’en pensez-vous Monsieur Thomas ? Des questions auxquelles je n’aurais pas répondu ?

Nous venons de terminer la visite et Monsieur Vans me dévisage avec un regard porcin. Il tente de déterminer mon niveau d’intérêt pour son bien mais à ce petit jeu-là, je suis une tombe. Un habitué des âpres négociations.

_ Je vous remercie, c’est amplement suffisant pour que je me fasse une idée. Je vais y…

Le cliquetis de la porte de l’appartement d’en face m’interrompt au beau milieu de ma phrase.

_ Oh, vous avez de la chance Monsieur Thomas, vous allez pouvoir rencontrer le charmant couple qui occupe le deuxième logement.
Je tourne la tête au moment où ils sortent... et mon regard percute d'immenses yeux bleu océan.
Oh ben merde alors !

C'est Elle.

Elle est là, devant moi, et elle me contemple comme si j'étais la réincarnation de Kurt Cobain ou de Michael Jackson.

Si ça, c’est pas la voix du destin, bébé…






Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top