Chapitre 7

Aya

Lorsque l’avion se pose, mon cœur reste en apesanteur encore quelques minutes. 14h et 21 minutes de vol sur la journée. Nous avons décollé à six heures ce matin et nous arrivons à Seattle à 11 h 31, heure locale. Le jet lag promet d’être violent.

« La compagnie vous souhaite un agréable séjour. »

Ethan s’étire comme un chat à côté de moi et me sourit, la mine encore endormie. Je tente une grimace qui s’apparente à une expression réjouie, mais les muscles de mon visage restent figés à mi-chemin.

Bon sang. Je suis à Seattle…

J’empoigne mon bagage à main et me faufile dans l’allée. J’ai la sensation de peser une tonne. Je réalise que j’y suis pour de bon. Que je me dirige vers la sortie et que je m’apprête à poser les pieds sur le sol américain. Je m’en approche. Inexorablement. Un pas après l’autre. Tout ça pour les beaux yeux d’un musicien un peu perché, qui a décidé de me chanter sa version de la sonate au clair de lune.

Je dois être folle !

— Si tu songes à faire demi-tour, repense au prix du billet. Ça te donnera peut-être envie de rester un peu pour profiter du séjour.

Mes doigts se crispent sur la hanse de mon sac alors qu’Ethan se hisse à ma hauteur dans la passerelle aéroportuaire. Et comme pour remuer le couteau dans la plaie, il prend bien soin de m’énumérer ce que ce départ précipité m’aura coûté :

— 2 700 € de billets d’avion. 630€ d’hôtel rien que pour la semaine. Si tu te défiles, profites-en au moins pour prendre de vraies vacances. Je crois que ce serait amplement mérité avec l’année que tu viens de passer.

Je les fusille du regard, lui et son rire au fond des rétines.

— Ou alors j’en profite pour prospecter aux États-Unis et voir s’il est possible d’y importer mon concept. Et j’essaye de trouver de nouveaux fournisseurs. Ne t’inquiète pas, je sais comment rentabiliser un tel trajet.

Il secoue la tête et soupire.

— C’est plus fort que toi. Tu finis toujours par tout ramener au boulot.

Je sors mes solaires de leur étui, les visse sur mon nez.

— Non. Je pense juste à mon entreprise. Et une entreprise ne dort jamais.
— Mais toi, si, Aya. Ou tout du moins, tu devrais. Tu es humaine. Tu vis, tu respires, tu as besoin de dormir et de manger, accessoirement. Et puis, comme nous tous, tu as besoin d’un minimum d’interactions sociales.

Et il ajoute avec un sourire jusqu’aux oreilles :

— Et de beaucoup d’amour aussi, avec un grand A. C’est ce que nous sommes venus chercher ici, n’est-ce pas ?

J’émets un rire nerveux. Je pourrais tenter de faire de l’ironie, mais j’ai l’esprit focalisé sur une unique pensée qui bloque momentanément mon sens de la répartie.

Je vais bientôt le revoir.

Après un an, je vais le retrouver.

Mon cœur bat la chamade, et j’ai beau faire mine de ne penser qu’au boulot, en réalité, il n’y a que lui. Que lui dans mon cerveau, dans mes veines et dans ma tête. À chaque inspiration que je prends, j’ai l’impression de perdre un peu plus de ma raison.

Je vais le revoir.

Ça me hante, ça m’obsède et m’empêche d’être cohérente.
Je pensais qu’une année loin de lui m’aurait appris à gérer ce moment. En réalité, j’avais régulièrement envisagé de venir à un de ses concerts. Je me disais que le jour où je parviendrais à mettre les pieds dans la fosse pour le regarder se donner sur scène, sans arrière-pensée, avec juste de la tendresse pour les souvenirs que nous avons partagés, alors ce jour-là, je serais définitivement guérie de lui. De l’addiction qu’il est parvenu à faire naître dans ma chair.

Je m’en croyais capable.

Parce que j’ai toujours cru en moi. Je me suis forgée au mental, avec hargne et détermination. Ce que j’ai aujourd’hui, je l’ai arraché au monde à la force de mes poings et à la sueur de mon front. Je n’ai jamais rien cédé en termes d’objectifs et d’ambition. Et au vu des résultats, mon ego et ma confiance en soi sont gonflés à bloc. Alors parvenir à surmonter l’absence d’une seule personne dans ma vie, ça n’aurait jamais dû être si compliqué.

Comment ai-je fait pour accepter l’absence de ma génitrice, mais pas celle de Jared Thomas ? C’est tellement absurde !

L’amour est tellement absurde…

— Qu’est-ce que tu dirais de fêter notre arrivée en allant boire un verre en terrasse ? Ou tu veux commencer à visiter la ville tout de suite ? J’ai fait quelques recherches avant de partir et j’ai trouvé plein de trucs sympas à faire à Seattle.

La voix d’Ethan me tire de ma léthargie.

— Je pensais d’abord aller déposer nos affaires à l’hôtel, puis passer un rapide coup de fil à Ézéchiel pour savoir comme ça se passe sur les mags…

Il secoue doucement la tête, mais je ne lis aucun reproche au fond de son regard. Je sais qu’il comprend à quel point mon travail est à la fois prenant et primordial pour me maintenir à flot mentalement.

— OK. Juste un appel et après, tu me promets que tu lâches le boulot au moins pour cette journée.
— Je te promets de faire de mon mieux…

***

Et le mieux a été l’ennemi du bien.
Ézéchiel, mon adjoint et mon bras droit, mais aussi celui qui tient à l’heure actuelle mon tout premier magasin à Lyon, m’a fait part de problèmes techniques retardant l’ouverture de l’un de nos derniers points de vente. L’opérateur téléphonique est incapable de brancher la ligne à temps et le magasin se retrouve sans caisse et sans internet pour l’instant. Alors j’ai passé mes premières heures à Seattle à tenter de régler la situation. Puis une fois ce problème résolu, un autre est venu se greffer à ma journée trépidante. Sandy, le responsable du plus gros store ouvert il y a six mois sur les champs Élysées, m’a contactée par Skype pour m’informer qu’il avait un problème de livraison, et qu’une partie de sa marchandise se baladait on ne sait où en France.

Résultat des courses, j’avais environ quatre heures à tuer avant que l’on ne commence à se préparer pour se rendre à la KeyArena, et elles ont défilé à toute allure. Lorsque Ethan a passé la tête dans la chambre pour m’indiquer qu’il était temps de raccrocher, il m’a fallu plusieurs minutes pour réaliser qu’on y était. Pour de bon.

L’heure des retrouvailles a sonné.

Peu importe si je parviens à mes fins ou non, d’ici quelques heures, il sera devant moi. Et devant une foule d’autres personnes… Toutes folles de sa musique, et peut-être aussi folles de lui. Cette idée me rend malade. Sans parler du fait que j’ignore complètement comment je vais réagir en le revoyant, après un an de séparation. Peut-être qu’il sera métamorphosé par son succès et l’argent qu’il a gagné, et que ça me permettra de tirer définitivement un trait. Peut-être que j’aurais parcouru tous ces kilomètres pour mieux m’en détacher.

Pour repartir en paix.

Sauf que la veine qui palpite au creux de mon cou, et la chaleur qui gagne sournoisement mon corps, me font déjà mentir. Les sentiments qui fourmillent sous ma peau refont surface, me font frissonner sous l’air chaud de Seattle. Plus j’avance, et plus la brèche en moi s’étiole sous mes pas.

En prenant ce vol pour Seattle, j’ai ouvert ma boîte de Pandore.
Et le déluge sentimental qui menace à l’orée de mon cœur n’est peut-être qu’une infime partie du fléau qui risque de s’abattre sur la ville.

Trois heures plus tard.

Il nous aura fallu attendre deux heures pour pouvoir prendre place sur les gradins. Nous avions anticipé le monde, mais je n’imaginais pas à ce point. C’est la première fois que j’assiste à un concert aussi gros que celui-ci. Plus de seize mille places vendues. Ça relève de l’exploit pour un groupe français encore méconnu aux États-Unis il y a un an. Le monde qui fourmille autour de nous me donne le vertige. Je ressens l’excitation et l’ahurissement d’Ethan. Il a les yeux qui brillent de mille étoiles depuis que nous sommes arrivés et que nous avons pris place dans la file d’attente. Je devine son émerveillement et je suis à deux doigts de le partager, mais ce que je ressens est bien plus sournois que cela.

C’est une chose d’avoir conscience du récent succès du groupe en entendant leur musique partout sur les ondes, c’en est une autre de le vivre en se retrouvant plongée au milieu de plus de seize mille personnes venues assister à leur concert. De toutes origines confondues, parlant une multitude de langues différentes. Des quatre coins du globe, ces gens ont fait le déplacement pour se gorger de leur Musique… De sa musique. Mon cœur tambourine si fort dans mes tempes qu’il couvre le bruit assourdissant de la foule et des chants qu’ils entonnent en bas pour patienter.

Et je suis soudain assaillie par les doutes. Une angoisse sourde monte en moi et m’oppresse alors que les secondes s’écoulent, interminables.
Qu’est-ce que je suis venue faire ici ? Comment ai-je pu me laisser embarquer dans cette histoire ? Nous n’avons tellement plus rien à voir.
Il suffit de regarder la distance qui me sépare de la scène. Nous avons une vue plongeante des gradins, mais nous sommes si loin. Avoir parcouru tous ces kilomètres pour ça…

— Heureusement que Teddy a réussi à nous obtenir ces places VIP en dernière minute. Tu imagines si on n’était pas passés par lui ? Tu nous imagines en bas, au milieu de tout ce monde ? C’est juste dingue qu’ils soient capable de remplir une salle aussi grande. Je n’en reviens pas ! C’est un truc de fou !

Je ne réponds pas. J’écoute mon meilleur ami déverser un flot de propos ininterrompus, laissant libre cours à son émerveillement et à son excitation. Et même si j’avais eu quelque chose à lui dire, j’en aurais été incapable. Ma voix est un souffle bloqué au fond de ma poitrine. Et même le tendre sourire d’Ethan ne parvient pas à atténuer l’angoisse qui me noue les entrailles et me retourne l’estomac. De plus en plus fort. Me faisant de plus en plus mal. À en avoir la nausée.

Je vais le revoir.

Pas Jared Thomas, mais Jared Fallen. L’artiste, la star montante, la nouvelle égérie de plusieurs grandes maisons de couture…

Je ne devrais pas être là.

Que peut-il rester de Jared Thomas au milieu du tumulte de cette vie-là ?

Je suis une sombre idiote.

Depuis quand j’accorde foi aux lubies romantiques d’Ethan et de son cœur d’artichaut ?

Je dois partir d’ici. Immédiatement.

— Ça va commencer !

Les lumières s’éteignent brusquement et le son de la caisse claire résonne dans toute la KeyArena. Je jure que mon cœur s’est arrêté un instant avant de reprendre au triple galop, plus sauvage qu’un Mustang déchaîné. Je suis au bord de l’implosion lorsque la foule hurle à s’en déchirer les poumons, acclamant dans un vacarme assourdissant les premières notes de synthé qui s’envolent dans l’atmosphère torride de Seattle. Et lorsque sur les écrans plats géants, un décompte se met en route, je sais que je suis fichue. Car bientôt, dans un nuage de fumée, sous les spots en demi-teinte, il apparaît. À la fois noyé dans l’ombre et la lumière. À la fois ange et démon. À la beauté obscure et à la voix séraphique. Et il me faut à peine quelques secondes, enveloppée par la douceur de son chant empli de douleur, pour comprendre.

Ce genre d’amour ne s’éteint pas. Il s’abreuve d’une étincelle pour renaître et s’ancrer dans la chair.

Et le seul moyen de m’en défaire sera de mettre les deux pieds dans une tombe. 

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