Chapitre 6
Quinze jours plus tard.
Jared
— La vache, elle est trop ouf cette salle !
Shawn et Chase s'extasient devant l'immensité de la KeyArena. D'ici quelques heures, nous serons sur scène avec quelque seize mille spectateurs en train de s’égosiller face à nous. Si on assure comme pour toutes nos autres dates, ils seront déchaînés, feront trembler la ferraille de cette salle colossale bardée de trois écrans plats géants pour l'occasion. Une de nos plus grosses dates sur le territoire. Il paraît que l'acoustique est démente, ici. Je devrais être excité, sous pression, heureux ou carrément dingue de tout ça, mais ce n’est pas le cas. À force d’enchaîner les concerts et les festivals, j’en arrive à ne plus réaliser qu’on est en train de vivre notre première tournée mondiale.
Ou ce putain de sentiment de passer à côté de ma vie.
Je fronce les sourcils en voyant Sohan relever les yeux d’une de ces merdes de magazines people, un sourire déconneur sur les lèvres. Je me prépare au pire. Chaque jour, ils me pondent un nouveau truc débile. Que ce soit sur ma coupe de cheveux, mon look que je subis plus que je ne le choisis, mes coups de gueule, et surtout, surtout mon célibat.
Depuis la sortie du clip de Dark Desire, je suis dans la ligne de mire des médias. Ils ont la dalle. Une putain de dalle. La moindre nana qui m’adresse deux mots d’affilée est scannée au radar et mise à poil. Tout ça parce que j’ai fait la connerie d’apparaître torse nu dans un clip bondage…
— Oh Jared ! Félicitations ! À côté de Brad et du sado au fouet. C’est la classe internationale !
Il s’incline alors que des sifflets et des applaudissements retentissent dans toute la salle.
C’est quoi encore cette merde ?
Marlène, le rouge aux joues, arrache le torchon médiatique des mains de notre ingénieur son et m’adresse une moue intimidée :
— Tu viens d’être élu dans le top 5 des hommes les plus sexy de la planète par Glamour UK ce matin.
Les sifflements redoublent et Shawn m’assène une tape monstrueuse dans le dos.
— Oh merde, mec, t’es une bombe planétaire, maintenant ! Je savais que tu faisais fantasmer les gonzesses, mais là, t’arrives encore à m’épater !
Je plisse les yeux alors que je sens une mauvaise migraine rappliquer. Comme si elle ne savait pas comment jongler avec cette information, la jeune Marlène ajoute, nerveuse :
— C’est plutôt une bonne nouvelle…
Je la fixe au fond des rétines et lui demande d’une voix rêche :
— Tu penses vraiment cette connerie ?
Aussitôt, elle pâlit et se décompose. Je l’entends bafouiller alors que je lui tourne le dos pour me tirer dans ma loge, la guitare au poing. Je sais que je viens encore de passer pour le connard de service, mais je m’en balance.
La voix rocailleuse de Shawn me poursuit dans les couloirs :
— Y’a vraiment que lui pour tirer la tronche alors qu’on vient de lui annoncer qu’il pouvait baiser la moitié du globe !
Les rires gras des techniciens me parviennent en sourdine alors que je m’éloigne, en rogne contre le monde entier. C’est comme ça que Shawn a pris l’habitude de désamorcer mon humeur de plus en plus maussade. Ce froid glacial qui m’habite et que je dissémine partout sur mon passage. Sans remords.
Marlène tente tant bien que mal de dissimuler cette partie de ma personnalité aux médias et Ashley verrouille tout. Elle me colle partout sur les plateaux comme une ombre, suintante et oppressante. Et je m’évertue chaque jour à leur pourrir leur journée comme elles me pourrissent la mienne.
— Tu devrais l’épargner un peu de temps en temps, Jared.
Je me retourne sur Teddy qui sort de l’ombre pour m’emboîter le pas, avec sa désinvolture habituelle. Son visage androgyne percé de métal n’exprime aucun sentiment particulier, mais je sais déjà à sa démarche qu’il va me suivre le long des couloirs pour m’accompagner jusqu’à ma loge.
— C’est bon. Elle a les reins solides, la gamine. Elle va pas chialer pour une réflexion comme ça.
— Elle aurait tort. Une lettre de démission, c’est tellement facile et rapide à rédiger…
J’épie du coin de l’œil mon claviériste, impassible au milieu de tous ses piercings. Ses yeux d’ébène me scrutent avec cette intensité si particulière, accentuée par le contraste de sa peau claire. J’y lis la leçon de morale silencieuse qu’il m’assène. Et pour la justifier, il ajoute à voix haute :
— Elle travaille comme dix, et c’est bien la seule capable de supporter les sautes d’humeur d’Ashley. Alors on ferait bien de la garder. T’as eu une chance monumentale en la dénichant sur le web, ce serait dommage de tout gâcher maintenant qu’elle est là.
Je grogne pour la forme. Je sais qu’il a raison. En partie, tout du moins. J’ai repéré son profil et son potentiel, rien n’est dû au hasard. C’est tout l’art du recrutement, et je suis plutôt doué pour ça. Marlène est une bête de travail hyperdouée dans son domaine. Depuis que je l’ai embauchée, elle s’occupe de notre image et de notre présence sur la toile. Mails, blogs, compte VEVO et médias, elle contrôle et passe tout en revue pour nous faire le topo. En parallèle, elle gère aussi notre visibilité sur les réseaux sociaux et notre rider de tournée. Mille jobs en un, avec en prime la capacité de se plier à nos caprices sans jamais s’en plaindre. Si demain je lui demande d’aller m’acheter un paquet de clopes à deux heures du matin, elle le fera sans rechigner.
Un bijou de docilité.
Sauf que parallèlement, à vingt-deux ans, la gamine a les épaules assez solides pour côtoyer ce monde de requins sans se faire bouffer. Elle pourrait faire le perfect si elle n’avait pas cet insupportable défaut : la boucler systématiquement devant Ashley.
Rien que de penser à notre chargée de com’ officielle, j’en ai les poils qui se hérissent et le palpitant qui se déchaîne.
— Ouais, elle bosse bien, mais faut la bousculer un peu, la gosse. Je refais son éducation.
— En lui aboyant dessus ?
— En lui apprenant à relever la tête et le menton plutôt que de s’écraser tout le temps.
Teddy soupire en me suivant dans ma loge sans même me demander l’autorisation. Sa nouvelle manie. Comme s’il avait peur que je fasse une connerie. Depuis un mois, il me colle aux basques et s’est même tapé l’incruste dans mon appartement. Il y a des jours, avec ses cheveux éburnéens, il a des allures d’esprit fantôme. Une ombre blanche dans le décor, qui me surveille sans un mot.
Je n’y prête même plus attention alors qu’il s’installe, dos au mur, et déballe son clavier en silence. Puis il revient à la charge.
— Faut la comprendre, tu sais. Ashley et toi, vous êtes aussi difficiles à manier qu’un tas de braises parsemées d’épines.
— Les braises n’ont pas d’épines, Teddy.
— Ashley et toi, si. Et vous vous enflammez au moindre courant d’air.
Il sourit pour lui-même de sa métaphore, alors que je pousse une flopée de jurons à l’évocation de ce nom.
Ashley. Ma bête noire. Une blonde siliconée qui se cramponne à mes épaules, telle une sangsue, pour tenter de me façonner devant les flashs et derrière les écrans. Débauchée par Éric rien que pour mes beaux yeux, parce qu’il parait qu’ils sont ultra vendeurs si on les met entre de bonnes mains. Une garce de nana qui fait chier, mais capable de décrocher des cachets de publicités à six chiffres… Forcément, ça joue en sa faveur, à cette connasse.
— Au passage, je pense que Marlène n’osera pas aborder le sujet tout de suite, mais on t’a collé l’étiquette « Gay » dans un des derniers articles de Glamour UK.
Je manque d’en lâcher ma guitare en la déhoussant.
— Tss, quelle bande de cons ! J’ai vraiment l’allure d’un mec qui suce des b…
Il me coupe en enfonçant un doigt sur une touche de son clavier, faisant résonner un « Fa » tonitruant dans la pièce.
— Non, mais tu es officiellement célibataire et tu ne montres pas beaucoup d’intérêt pour les femmes qu’on croise. CQFD. Le raccourci est vite fait. Et comme ils pensent aussi que je suis gay, ils ont lancé la rumeur d’une éventuelle relation entre toi et moi.
— Oh merde… T’es sérieux ?
Je relève brutalement les yeux vers mon claviériste qui se contente de brancher son casque sur son synthé, complètement hermétique à tout ce qu’il m’annonce. Bordel. Lui et moi ? Mais où est-ce qu’ils sont allés chercher une connerie pareille ?
— Mais ils sont malades ! C’est le soleil de Californie qui leur crame les neurones ? Je savais qu’ils crevaient la dalle, mais pas au point de balancer une intox comme celle-là.
— Les fans adorent, en tout cas. Ils ont ressorti la photo de notre dernière interview pour Guitar Read, et il semblerait que ton bras autour de mon cou soit un signe évident de possession. Donc tu es gay, violent, et jaloux de surcroît. Quant à moi je suis soumis, bisexuel et passif dans notre couple.
Cette succession de phrases est tellement absurde que je prends deux secondes pour m’asseoir. Je scrute le visage penché de Teddy qui enfile son casque et commence à pianoter, comme si je n’existais plus. Ça y est, il a fini son partage de la journée. Il a sans doute décidé qu’il valait mieux que ce soit lui qui m’annonce ça, plutôt que Marlène, sur qui j’aurais passé mes nerfs rien que pour la voir faire des bonds de dix mètres. Mais lui, il est là, à jouer ses mélodies pour lui-même, avec le visage aussi lisse qu’une feuille de papier vierge. Et il s’en contrefout.
Depuis le début, avec son physique androgyne et son look néogothique, les journalistes le disent bi ou gay. Il n’a jamais démenti. Il se contente de sourire lorsqu’on lui demande le genre de mec ou de nana qui l’attire. Et sa réponse favorite : « je n’aime que la Musique ». Et aucun d’entre nous ne pourrait le contredire. Depuis le début, je déconne en disant qu’il est hermaphrodite, mais je jure que je finis par y croire. Il ne montre jamais aucun attrait physique ou sexuel pour quelqu’un. Il est juste dans sa bulle, imperturbable en toutes circonstances. Comme s’il avait verrouillé un truc en lui. Et plus les années passent, plus je commence à chercher à découvrir ce qu’il nous cache.
S’être retrouvés isolés dans un pays étranger nous a soudés un peu plus. Avant, Teddy, c’était mon musicos et mon partenaire de compo. Aujourd’hui ça va plus loin. C’est une sorte de soutien discret dans la tourmente. Et je sais qu’il comprend énormément de choses, caché derrière son casque.
Comme s’il lisait dans mes pensées, il relève les yeux à ce moment précis, et ajoute avec beaucoup de sérieux :
— Arrête de me scanner comme ça si tu ne veux pas leur donner raison. Et j’ai oublié de te préciser de ne surtout pas taper « JaDy » dans google. Tu risques quelques cauchemars.
— Du genre ?
— Tu connais les Yaois ?
Aya. Je connais Aya, oui. Mais aucun autre « Ya » de mes deux.
Mon silence tient lieu de réponse puisqu’il ajoute pour m’éclairer :
— Ce sont des mangas axés sur les relations entre hommes. Parfois avec des dessins plus explicites que d’autres. Et il faut croire qu’on a des fans aux coups de crayons aiguisés, parce que pas mal d’illustrations de nous deux fleurissent sur la toile. Plus ou moins osées, ça dépend lesquelles.
— Oh merde… Tu déconnes, là ?
Ce qui ressemble à un haussement de sourcil de mon claviériste me donne la nausée. Putain. Les gens sont fous. Et le pire, c’est que ça a l’air de le faire marrer.
— Je peux savoir ce que tu trouves de drôle, là-dedans ?
— Dans deux secondes, tu seras plus pâle que moi.
— Enfoi…
Mon téléphone rugit le son de « For today », Break the cycle, m’évitant de lui balancer un chapelet de jurons. Le nom en surbrillance sur mon écran me fait tout oublier en un instant. Une seule pensée surgit dans mon esprit et déchaîne le sang dans mes artères.
Enfin des nouvelles de la France.
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