Chapitre 2

Un an plus tard

Aya
Lyon. France. 29 mai. 9 heures A.M

Les coups résonnent dans l’immense salle de sport avec un bruit mat, en partie étouffé par le sable du sac de frappe. Le cliquetis de la chaîne métallique emportée par l’élan de l’impact possède quelque chose de lugubre en ce jour si spécial. Le son vibre dans chacun de mes os alors que je m’acharne à taper de plus en plus fort, de plus en plus vite. Je me déchaîne pour éviter que la tempête dans mon cerveau n’éclate au grand jour. Je déverse mes sentiments refoulés dans mes poings, dans mes coups de pied enchaînés, dans mon souffle erratique, avec la sensation d’étouffer un peu plus à chaque inspiration, comme si l’air que je recrachais était vicié.

Je me refais le film de la soirée de la veille au ralenti et j’ai tout simplement envie de hurler. De crier une partie de ma rage, de ma colère contre moi-même. Pourquoi est-ce que je n’arrive toujours pas à tirer un trait au bout d’un an ? Pourquoi est-ce que je suis incapable de passer à autre chose ? Mon esprit ne me laisse aucun répit et me ramène un peu plus d’un mois en arrière, dans cette chambre d’hôtel où j’espérais y parvenir avec un autre. Et comme hier soir, ça s’est soldé par un échec. Le passé me colle à la peau. Les jours ont beau défiler tous plus vite les uns que les autres, rien ne m’éloigne vraiment de ces instants auxquels je m’attache malgré moi. De ces moments avec lui. Ma géhenne.

Jared Thomas.

Ou plutôt, Jared Fallen. Puisque c’est ainsi qu’il se fait appeler, désormais. Son nom de scène. Pour tirer un trait sur son père et ses gènes, sans doute. Pour éviter que le lien entre eux ne soit fait. Et ça lui va tellement bien… Ça sonne comme le nom d’un ange déchu. Et c’est malheureusement ce qu’il laisse paraître à chacune de ses récentes apparitions. Un visage morose, émacié, au regard lointain, rêveur et perdu dans des songes qui n’appartiennent qu’à lui. Comme si la célébrité le mortifiait, le rendait de plus en plus amer vis-à-vis du monde qui l’entoure et qu’il abhorre dans ses textes, de plus en plus sombres, aux notes de plus en plus ternes. C’est ce que j’ai remarqué dans ses compositions. À des milliers de kilomètres de lui, après un an de séparation, j’en suis encore là. À m’inquiéter de ce qu’il devient, et à tenter de lire entre les lignes de ses chansons… Pathétique.

Il est temps de grandir, Aya.

Je m’interromps quelques secondes, à bout de souffle, réceptionnant le sac entre mes bras et prenant appui dessus pour tenter de recouvrer ma respiration. Ma gorge et mes poumons me brûlent et mes muscles sont atrocement douloureux. Tout mon corps est en souffrance. Pourtant, je me remets à frapper. Encore et encore. Parce que je sais qu’il me faudra au moins ça pour affronter cette journée. Cet anniversaire si spécial. Ce 29 mai, jour de son départ il y a un an pour Los Angeles, la cité des anges.

Une heure plus tard.

Mes pas sont lourds dans l’escalier et j'ai la sensation de peser une tonne. C'est très loin de ce que je suis censée ressentir en revenant de la salle de sport, je le sais. Je devrais gravir chaque marche avec un sentiment de bien-être dans tout le corps, dopée aux endorphines. Mais il n'en est rien. Je pourrais passer une heure sous la douche, à déverser des litres d’eau chaude sur mes muscles endoloris que ça n’y changerait rien. La tension interne qui me ronge ne disparaitra pas. Puisque rien ne pourra effacer cette date du calendrier.

Maudit 29 mai.

Bon sang, je ne suis pourtant pas une grande sentimentale par nature. Ni une grande romantique, qui plus est. Alors pourquoi faut-il que mon cerveau ait enregistré cette fichue date au point qu’elle me saute au visage depuis des mois ?

Je soupire, la main sur la poignée, peu décidée à rentrer pour affronter le regard perçant d'Aiden. Ça fait des mois qu’Ethan, Alice et lui se sont donné le mot. Ils m'épient, s'inquiètent pour moi. Je le ressens, et je déteste être la source de leurs tracas. Ma rupture avec Jared devrait être mon affaire, pas celle de mes amis les plus chers. Surtout après un an…

Pourtant, j'ai beau faire bonne figure au quotidien, je sais que je ne parviens pas à les duper. Alors je m’évertue chaque jour à oublier plus fort, à tenter de chasser cette insupportable solitude qui m'a gagnée. Je me suis raisonnée et j'ai couru après le temps. J'ai souhaité combattre son absence en remplissant mes journées à ne plus savoir comment faire, mais la tâche est rude. Il multiplie les contrats publicitaires depuis le début de leurs succès, et il est placardé aux quatre coins de la ville, cet abruti de musicien. Parfum, voiture, déo, tout y passe. Sans parler de ses chansons et de sa voix qui envahissent les ondes. À croire que le destin prend un malin plaisir à se jouer de moi.

Je relève la tête pour contempler l’étendue de bleu au-dessus de moi, un sourire amer au bord des lèvres. La météo elle-même semble de mèche. La douceur printanière est pareille à ce jour-là. Pas un nuage à l'horizon, un ciel à l'azur parfait et les gens qui sont bras nus dans la rue. J'ai l'impression que si je prenais ma voiture et que je roulais vers l'aéroport, je pourrais encore le voir partir pour s'envoler à des milliers de kilomètres de moi. Et mince, le pincement que ça engendre est tellement absurde et douloureux. Je m’en veux de le ressentir encore aujourd'hui. Moins qu'avant, certes, mais j'ai toujours la sensation de manquer de quelque chose, d'un vide. Ce n’est pas censé s’atténuer avec le temps, tous ces sentiments inutiles ?

J’ai même tapé dans Google : « combien de temps pour se remettre d’une rupture ?». Histoire que mon cerveau rationnel se rassure. Onze semaines, qu’ils disaient. Merci Google. Ça fait un an, et j’ai l’impression d’avoir juste fait le tour du rond-point. Retour à la case départ. À croire que Jared Thomas est quelqu'un de spécial et qu'il ne s'oublie pas en un claquement de doigts… C'est bien ma veine.

Je pousse un profond soupir et reprends mon pas de course pour débouler dans l'appartement, prête à secouer Aiden pour qu'il file se préparer. J'ai l'agréable surprise de le retrouver assis devant son PC, habillé et rasé de près.

— Salut princesse ! T'es presque en retard, dis-moi…

Je hausse un sourcil et inspecte mon coloc sous toutes les coutures, à la recherche du hic. Une étiquette à l’envers ou des chaussettes dépareillées… Mais non, il est vraiment prêt. Dans les temps, qui plus est.

— Ethan a invité Scarla ce midi et il ne m'en a rien dit ? Quel cachottier, celui-là !

Aiden pivote sur sa chaise de bureau et m'adresse un de ses sourires insolents. Par Scarla, j’entends bien entendu Scarla Johnson, son fantasme féminin absolu.

— Très comique, Aya. Si c'était le cas, j'y serais déjà et je ne t'aurais même pas attendue. Ou mieux, je crois même que je l'aurais kidnappée et ligotée dans ma chambre, et que je t'aurais foutue dehors pour lui faire expérimenter tout mon savoir-faire.

Il m'offre une de ses moues les plus suggestives et je roule des yeux en attrapant une bouteille d'eau sur le plan de travail.

— Ton savoir-faire ? Informatique ? Je doute qu’elle ait besoin de refaire une beauté à son site web. Et pour ce qui est de son physique, je crois qu’elle est déjà suffisamment retouchée comme ça.
— Ouh, la mauvaise ! Quelle jalouse ! Tu dis ça parce que tu voudrais prendre sa place, c’est ça ? Avoue que tu me fantasmes tous les soirs, ça soulagera ta conscience, princesse.

Je hausse les deux sourcils et le considère avec ironie, ignorant ses élucubrations fantasmagoriques.

— Sérieusement, qui m'a fichu un mec aussi arrogant comme coloc ?
— C’est toi qui as signé, princesse. Ou ton clone, mais crois-moi, ce serait vraiment flippant de savoir qu'une autre Aya rôde dans les rues de la ville. En attendant, t'es en train de nous mettre en retard, file sous la douche !

Je manque de m'étouffer en avalant une gorgée d'eau. Non mais c'est le monde à l'envers !

— C'est l'hôpital qui se fout de…
— File, Aya ! Ethan et Alice nous attendent !
— Tu…
— Allez, t'as dix minutes ou je pars sans toi !

Je m'apprête à riposter, mais la lueur de malice qui étincelle au fond de ses yeux noirs m'en dissuade. Il faut croire que je n'aurais pas le dernier mot ce matin. Pour une raison qui m'échappe, Aiden est particulièrement en forme et m'a l'air plus enjoué qu'à l'accoutumée. Par principe, je le fusille du regard et m'empare de mon sac de sport pour me diriger vers ma chambre. Son rire de gosse résonne dans mon dos alors qu'il me crie de l'autre bout de l'appart :

— T'as vu comme t'es stressante avec moi, d’habitude ? « Dépêche-toi Aiden, on va être en retard ! » C’est chiant, hein ? Je crois que je vais porter plainte pour harcèlement moral !

Je ne prends même pas la peine de répondre et me glisse sous la douche. Sa bonne humeur évidente m'empêche de m'énerver. Je ne sais pas ce qui le rend aussi heureux, mais ça fait plaisir à voir. En voilà au moins un pour qui le 29 mai ne sera pas une mauvaise journée.

Quant à moi, je vais juste prier pour qu’elle défile à toute vitesse et que je puisse rayer cette date à jamais ! 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top