Chapitre 1


Enterrement d'Emmanuel Saint-Léger, quelques jours avant le départ des One Hour il y a un an.

Jared

« Tous, nous sommes tentés de voir dans la mort un malheur immérité, capable de nous faire douter de Dieu. Il faut croire, au contraire, que la mort n'est pas un échec et une fin, mais l'entrée dans la vie de Dieu ».

La voix du pasteur résonne dans l'immense église et se répercute sur les murs. Elle ricoche sur les vitraux qui disséminent leurs lueurs pâles, faisceaux éthérés et évanescents au gré du soleil qui se cache puis revient, indécis. Un peu comme mon état d'esprit.

Je ne pleure pas. J'ignore si mon âme égoïste est capable de ressentir de la tristesse alors que je fixe le cercueil sombre devant mes yeux, où gît un homme que j'ai connu, parfois admiré, et dont j'ai souvent souhaité être le fils et non l'ami du sien.

Emmanuel Saint-Léger. Je revois ses cheveux grisonnants, son élégance à tout instant. Un homme discret et raffiné qui ne s'imposait pas comme mon père. Un homme qui fuyait les conflits, mais qui les affrontait quand il n'avait d'autres choix. Parfois, je le trouvais terne et faible face au charisme de mon patriarche. Inexistant. Mais quand il regardait John et raffermissait sa voix pour lui inculquer ses valeurs avec patience, il me semblait alors beaucoup plus vivant. Et je crevais de jalousie.

Gamin, j'aurais voulu naître dans la maison d'en face. Deux bâtisses imposantes aux jardins immenses, néanmoins un tel gouffre entre les deux. Nous étions séparés par une route peu passante et deux trottoirs toujours impeccables, entretenus par une horde de jardiniers, mais j'avais souvent la sensation que nous vivions dans deux univers parallèles. Dans le monde de John et de la famille Saint-Léger, il y avait de la vie. Des sentiments. Des rires et de la lumière. Dans mon monde, il n'y avait que silence et désolation. Du vide. Un vide immense, impossible à combler. Pas de cris. Pas de pleurs non plus. Juste de l'ennui et des mensonges. Des faux-semblants et de l'hypocrisie.

J'ai haï ma vie. J'ai haï ma famille. J'ai haï mon existence parce que je n'y trouvais aucun sens. Je me suis si souvent demandé pourquoi on m'avait foutu là. Dans une famille avec un compte en banque à six chiffres, pourtant incapable des sentiments humains les plus basiques.

Une mère éteinte, au regard vitreux, m'accusant d'avoir ruiné une partie de son corps et me regardant comme un monstre parce que je ressemblais trop à son mari, l'homme qu'elle n'avait jamais aimé, mais épousé pour une question d'étiquette, de fric (alors qu'elle en avait suffisamment pour ne jamais avoir à travailler sur dix générations). Un père aux abonnés absents, trop préoccupé à régner sur son empire financier pour s'intéresser à sa progéniture. Elle est où, la logique de cette existence ?

À croire que j'avais vraiment fait de la merde dans une autre vie. Ou fâché le karma. Sauf que y'a aucune notice pour expliquer comment rattraper ça. On se fout ouvertement de ta gueule, on te laisse croupir dans une vie de luxe et on te conditionne pour y rester enfermé. T'as beau marcher la gueule ouverte en plein désert, te débattre pour gagner ta place, la Terre est ronde alors tu reviens toujours sur tes pas.

Mais j'ai fini par trouver une porte de sortie. La Musique m'a sauvé. M'a fait vibrer. Ressentir un millier d'émotions plus riches et moins nocives que toutes celles que j'avais connues jusqu'à présent. J'ai vécu un millier d'autres vies à travers des notes, des mélodies. Je me suis échappé du manoir familial pendant des heures, emporté par elle, sous toutes ses formes. Et puis le métal m'a permis de crier ce que j'avais à dire. Et on m'a applaudi, pour ça. Je me suis fait payer pour hurler ma rage à la face du monde. Pour déverser des tonnes de jurons dans des salles bondées, alors que mon paternel avait toujours refusé d'entendre la moindre obscénité sous son toit. Je me suis déchargé. Je continue de le faire. Mais je savais qu'il manquait un truc. Que je n'étais toujours pas complet.

J'ai cru que j'étais tellement mal fichu et mal calibré que j'étais moi aussi incapable de ressentir les choses les plus basiques. Juste condamné à observer les autres s'abrutir à coups de sentiments violents. Juste là pour le décrire sans jamais le vivre.

Et puis elle est apparue.

Au détour d'un concert.

Au détour d'une autre échappée au milieu de mes propres compos. Si belle. Si rigide. Si fière. Si combative. Avec la hargne et la fureur de vivre que je n'avais plus depuis longtemps. Avec des yeux bleus lumineux, cette couleur que je hais pour la porter avec la même froideur que mon père. Parce que, putain, pour rester dans l'ironie de cette chienne de vie, il m'a marqué de ses gênes. Pour qu'en me regardant chaque matin dans le miroir, je n'oublie jamais d'où je viens.

Mais le bleu océan des siens a dévoré le mien. Son feu a fait fondre la glace. A dégelé une partie de mon cœur. L'a fait battre comme jamais, histoire que je me sente enfin exister. J'ai aimé chacune de ses nuances. À en crever. À en avoir mal au bide. Si violemment qu'elle a fait naître des trucs que je ne connaissais pas, que j'avais même pas pu analyser chez les autres. Elle a débarqué et elle m'a emporté plus fort et plus vite que n'importe quelle Musique. J'avais pas la clé, j'ai suivi la partition sans connaître les notes. On s'est apprivoisés sans mode d'emploi.

Et puis me voilà aujourd'hui.

Dans cette église, entouré d'une montagne d'hypocrites qui pleurent alors que mes yeux sont secs, mais que mon cœur saigne à vif et se remplit d'un nouveau vide. Plus béant. Parce que je sais désormais ce que je rate. Ce que j'ai manqué toute ma vie.

John a les épaules tombantes. Il a toujours eu la fière allure de son père. Le dos droit, l'élégance et le raffinement. Mais aujourd'hui, pour la première fois, il douille. Il affronte la laideur de ce Monde. De cette putain de vie qui joue, qui lance les dés et qui abat ses cartes comme une garce. Elle donne, elle reprend. Elle tire les cordes et putain de merde, je n'arrive toujours pas à comprendre comment et pourquoi.

J'aurais préféré enterrer mon père, pour qui je ne ressens rien de bon, plutôt que d'avoir à affronter la vision de mon meilleur pote en train de pleurer le sien. En silence. Au milieu de ces pingouins si richement vêtus, pourtant si pauvres en humanité.

Mais le karma a encore frappé. Avec beaucoup d'ironie. Faut croire qu'il a de l'humour, ce connard. Noir, et bien foncé. Emmanuel Saint-Léger a succombé à une crise cardiaque, alors qu'il était à deux jours d'une tentative d'opération miracle inédite. Il aurait pu mourir sur le billard. Mais non.

Chienne de vie.

J'ai retenu la leçon. Elle m'a donné, à moi aussi, et repris aussi sec. Elle a fait tomber un ange aux ailes brisées entre mes serres, dans ma cage dorée. Si belle pour que je succombe. Si parfaite pour moi, pour me compléter. Nos fêlures à l'identique, telles des pièces d'un puzzle mal fichu, mais qui s'emboîtaient parfaitement une fois réunies. Je l'ai remise sur pied, réparée à ma façon. En l'écorchant un peu pour la magnifier. Pour la libérer. Pour avoir le plaisir de la voir s'envoler en me laissant seul et enchaîné dans ma geôle.

Alors putain, je jure qu'on ne m'aura plus. Je ne céderai plus rien. J'ai goûté au sursis, maintenant je vais reprendre mon existence terne et vide de sens. Je vais redevenir spectateur de la déchéance humaine. Me shooter à la Musique à haute dose, en perfusion. Et oublier qu'un jour, j'y ai goûté moi aussi.

À ce sentiment qui rend si fou les hommes. Assez fou pour qu'un sale égoïste comme moi ne vienne pas frapper à sa porte la nuit alors qu'il en crève d'envie, juste parce qu'il sait que ça l'écorcherait un peu plus, et qu'elle ne mérite pas ça. Elle mérite de voler, elle aussi. Très loin de moi.

Puisque d'ici peu, je décollerai sans elle pour vivre un nouvel enfer dans la cité des anges.


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