Chapitre 6 - Trouble

   Malaury cria :

« Non ! Il doit y avoir une erreur ! Elle est enceinte ! Vous allez tuer notre enfant ! Vous vous rendez compte de ce que vous allez faire ? Vous allez le tuer ! Notre bébé ! »

Le juge détournait le regard tandis que Malaury s'approchait du pupitre :

« Regardez-moi ! Eh ! Vous êtes fier de vous ? Hein ? Répondez-moi ! Tuer un enfant et sa mère ! Vous la condamnez à mort comme de rien ! Pourtant, elle attend un bébé ! »

Des soldats l'attrapèrent par les épaules pour le tirer à l'extérieur de la salle tandis qu'il continuait de crier et de s'injurier contre le juge. Je ne réalisais pas encore ce que signifiaient ces mots. Je ne pus que lancer un regard empli d'amertume à celui qui venait de nous condamner à mort. Plus docile que mon second – pour une fois – je les laissais nous raccompagner jusqu'à notre cellule.

Carnot nous suivait à pas précipités. Il me parlait, mais je ne parvenais qu'à regarder dans le vide, perdue dans mes pensées. Je ne comprenais rien, je n'entendais rien.

Lorsque la porte se referma, Malaury donna de violents coups de pied dans le fer :

« Ouvrez-moi ! Ramenez-moi à ce juge ! Ce n'est pas juste ! Ouvrez ! Ouvrez ! »

Les bruits résonnaient dans ma tête, beaucoup trop forts. Des frissons caressèrent mes épaules. Un nœud avait pris place au niveau de mon ventre. De l'angoisse ? Les coups continuaient, vibrant dans mes oreilles. Je ne parvenais pas à penser. Trop de bruit. Trop angoissée. Trop, trop. Je soupirai sèchement :

« Arrête, maintenant ! Arrête ! S'il te plaît. Ça ne sert à rien. »

Enfin du silence. J'inspirai, puis expirai. Je n'arrivais plus à réfléchir, j'avais l'impression d'être dans un rêve. On venait de me condamner à mort, et je ne parvenais pas à réagir.

« Tu vas bien ? »

Malaury s'était installé près de moi, sur le matelas.

« Je ne sais pas. »

Il accola sa joue contre la mienne en douceur, comme s'il craignait de me brusquer. Son foulard chatouilla mon cou.

« Je suis là, souffla-t-il. »

Et alors ? voulus-je répondre.

« Tu n'as pas l'air bien. Je te trouve pâle. Comment tu te sens ?

— Je ne sais pas, répétai-je. »

Ne rien ressentir, quelle drôle de sensation. Il se courba pour poser sa tête contre ma poitrine.

« Ton cœur bat vite. »

Il se redressa et m'enlaça malgré ses poignets enchaînés.

« Je suis là, respire calmement. Je suis là.

— Je ne sais pas si ça m'aide vraiment. Je ne sais même pas comment je me sens, confiai-je.

— Je sens que ça ne va pas. Tu trouves toujours une façon de rire, et là, tu es comme sans vie.

— Déjà morte avant la pendaison ?

— Neven... »

Un souffle léger : il souriait.

« Je te retrouve déjà un peu plus avec cette remarque. »

Je souris, mais plus légèrement que lui. Il laissa un long baiser sur ma joue :

« On ne va pas se laisser faire, de toute façon. Pas vrai ? »

Je hochai la tête, toujours ailleurs.

« Dès que tu te sens mieux, on se met au travail. »

Je n'avais pas l'habitude d'être sous la protection d'un autre. Je me sentais fragile et misérable entre ses bras. Si ce n'était pas déplaisant, c'était assez perturbant. À force de toujours me montrer forte et imbrisable, j'oubliais que ce n'était que mon masque bien décoré.

Alors que je fermais l'œil pour profiter de sa douceur, il soupira. Je haussai un sourcil :

« Quelque chose ne va pas ?

— Le procès ne s'est pas passé dans les règles.

— Pourquoi ?

— Carnot. Tu n'as pas entendu ce qu'il répétait sur le chemin ? Qu'il était désolé pour toi, que tu n'aurais pas dû être punie, que c'était anormal... Donc je ne serais pas étonné qu'il y ait eu des magouilles. Tout est corrompu, dans ce gouvernement. »

Il reprit, comme piqué d'une soudaine inspiration :

« Tu sais ce qui me tue là-dedans ? C'est que toi et le bébé auriez pu être acquittés. C'est ce qui m'a tellement mis en colère. Si tu n'es pas innocente, lui l'est. Il ne devrait pas payer pour nos crimes.

— Malo, je ne suis peut-être même pas enceinte. Ça fait juste deux semaines que nous avons...

— Ce n'est pas une raison. Tu n'aurais pas dû être condamnée. »

La vie de Malaury n'était que valsée par l'injustice alors qu'il souhaitait, plus jeune, servir la bonne cause. Il avait tout de même gardé cette bravoure d'esprit même après être devenu pirate : toujours à prêter attention à ce que les parts soient équitables, toujours chercher à être honnête envers l'équipage, et ne pas hésiter à punir ceux qui transgressaient notre chasse-partie.

« Et puis... je pense savoir qui a versé le pot-de-vin. »

Silence.

« Qui ? soufflai-je.

— Augustin. Quand le juge a annoncé notre sentence, il jubilait ! »

Amer, il rit.

« Enfin, cessons de parler de ce gouvernement. Nous n'avons rien à attendre d'eux, on va se débrouiller. Tu as encore du temps pour aller mieux. Nous devrions agir en fin de journée, après que les gardes soient passés nous donner un repas. »

Je hochai la tête. Il posa sa main sur mon ventre, et j'y rajoutai la mienne. Il la serra tendrement en me parlant :

« On va s'en sortir tous les trois. D'accord ?

— Je préfère que tu me parles comme ça, avouai-je. Je n'aimais pas ta façon de penser avant le jugement...

— Je ne suis toujours pas optimiste, me confia-t-il, mais tu as besoin de reprendre de la poigne. C'est toujours toi qui me remotives, d'habitude. Cette fois, ce sera moi. »

Il me serra contre lui avec douceur :

« Allez, ma Neven. On va s'en sortir. Ça va aller. »

S'il m'avait toujours soutenue, je sentais cette fois de l'inquiétude, presque de l'empressement dans sa voix. Je couchai ma tête contre son cou pendant un moment que je ne saurais estimer. La glace qui me maintenait dans cet état inerte commençait à craqueler. Je percevais une agitation interne qui se calmait peu à peu. Des frissons me parcoururent lorsque la chaleur de Malaury irradia mon dos tout d'un coup.

« Tu vas bien ?

— Mieux, bredouillai-je. »

Je me nichai plus contre lui, avec son odeur de mer, et je frottai ma tête contre la sienne. Je me sentais dans un petit nuage de douceur.

« Je vais mieux, répétai-je.

— Tu m'inquiétais, m'avoua-t-il. Je me demandais si tu n'étais pas malade tellement tu semblais vide... Tu sais que tu as dormi ?

— Vraiment ?

— Vraiment. »

Il avait répondu en souriant.

« Au moins une bonne heure. Je n'ai pas osé te réveiller, tu devais avoir besoin de repos. »

Je me décollai finalement de Malaury pour m'étirer. Je grognai en voulant écarter mes bras : ces menottes m'ennuyaient.

« Ils sont passés pour nos repas ?

— Pas encore, mais ça ne devrait pas tarder, regarde dehors. »

Le ciel s'était assombri.

« Tu sais comment on peut s'échapper ? Tu as déjà travaillé ici ?

— Un peu, mais je ne me souviens pas de passages secrets ou de quoi que ce soit de ce type. On risque de devoir passer par l'entrée.

— Ça complique les choses. On va sûrement devoir se battre. La prison est très gardée ?

— Oui, acquiesça-t-il. Il faudrait que l'on se procure des armes ou qu'on prenne des otages.

— Tu sais s'il y a une réserve d'armes, quelque part ?

— Dans les quartiers des soldats, donc ce n'est pas une bonne idée de nous y rendre. »

Je soupirai en me réinstallant à ses côtés. Je me doutais que ce ne serait pas facile.

« Je prendrai les devants pour combattre. Sur le navire, ton épaule t'a gênée.

— On aurait pu fuir sans ça, je sais...

— Ce n'est pas grave, on va s'en sortir. »

Je percevais son sourire dans la pénombre.

« Neven, tu y songeais vraiment ?

— Hum ?

— À arrêter la piraterie.

— C'est une idée qui m'est venue pour le jugement, avouai-je. Je ne suis pas sûre de vouloir cesser d'être sur les mers.

— Même avec un enfant ? »

J'essayais d'imaginer. Rester en sécurité avec ma famille ? Laisser l'enfant à mes parents et ma sœur pour aller pirater quelques mois, et revenir le voir de temps à autres ? Ce ne serait pas une vie pour lui, mais je tenais à ma liberté ? Pourrais-je rester sur terre loin de l'aventure et du berceau que m'offraient les vagues ?

« Je ne sais pas, concédai-je. Garder l'enfant n'est toujours pas dans mes plans. Et puis, j'ai du mal à me projeter. Peut-être que je ne serais même plus respectée après toute cette histoire. Enfin, si on arrive à s'évader... rah, je commence à parler comme toi ! grondai-je. Je ne suis pas comme ça, d'habitude ! »

Il sourit en douceur :

« Ces trois années passées ensemble t'auront été au moins un peu bénéfiques par rapport à ton optimisme légendaire. Je te l'ai déjà dit, ma chérie. Tu confonds espoir et possibilités.

— Je sais, mais c'est ma façon d'avancer.

— Je t'ai comprise au fil du temps. »

Nous nous tûmes lorsque la porte fut déverrouillée. On posa deux assiettes sur le sol, chacune comportant un morceau de pain avec un bol d'eau. Je haussais un sourcil en observant nos mets tandis que la porte se refermait :

« On dirait qu'il n'y a pas de vers dedans, au moins. Ça nous changera du navire. »

Malaury opina et nous mangeâmes en silence.

« Le repas reste maigre.

— Nous sommes censés mourir demain, me rappela Malaury. Et puis, nous sommes des prisonniers, tout simplement. Nous n'avons que le strict minimum. Mais profitons-en pour reprendre des forces. Une longue nuit nous attend. On s'est déjà battus ce matin, nous n'avons pas pu déjeuner. Et surtout, toi, tu as perdu beaucoup de sang sur le navire.

— J'étais surtout étourdie par les coups, précisai-je. Je sens que mon visage a enflé depuis ce matin. Je ne dois pas être belle à voir, soupirai-je en levant l'œil au ciel.

— Je t'ai dit que je te trouvais belle même quand tu ne ressembles à rien. Tu as déjà oublié ? Et puis, tu penses vraiment à ce à quoi tu ressembles la veille de...

— Je veux avoir une belle image jusqu'à ma mort.

— Mais de toute façon, tu ne seras plus là pour voir leurs réactions...

— Certes... »

Je réfléchissais.

« Mais je n'ai pas envie de me dire, avant ma mort, que ma dernière image sera celle que j'ai actuellement, qui ne me plaît pas.

— Mais tu n'auras pas à t'en soucier puisque...

— Bon, j'ai raison. Chut. »

Il soupira. Je ne saurais dire s'il était accablé ou amusé. En tout cas, j'étais censée être tendue, mais nos discussions quelque peu irréalistes pour deux condamnés à mort me donnaient l'impression que nous passions une soirée presque normale. On se chamaillait gentiment, il me complimentait dès qu'il le pouvait, et je ronchonnais quand sa vérité ne me plaisait pas. De toute façon, nous retournerions bientôt à une vie normale. Il le fallait.

Nous laissâmes les assiettes dans un coin et je demandai à Malaury de me donner mon crochet et mon aiguille.

« Tu vas t'en sortir ?

— Place mieux tes poignets, grognai-je. Je ne vois pas grand-chose, alors si tu pouvais te mettre à la lumière. »

Il s'exécuta en silence tandis que je manipulais le mécanisme.

« C'est compliqué ?

— Non, il suffit d'être patient.

— Ce n'est pas ton fort, pourtant...

— En ce qui concerne la piraterie, ou quand j'ai un gain au bout, je sais être plus que patiente... tu me connais, non ? soufflai-je, concentrée sur ma tâche.

— Je te trouve admirable quand tu ne te comportes pas comme une enfant impatiente et irréfléchie, oui. »

Je lui lançai un regard de travers qui le fit sourire. Je rebaissai l'œil sur ma besogne : j'y étais presque. Quelques instants plus tard, un déclic retentit. Ses menottes tombèrent sur le sol, et il détendit ses poignets, se les tournant et les étirant en soupirant de soulagement :

« Enfin, je n'en pouvais plus. Merci. »

Je lui tendis mes outils avec un regard entendu : à toi de me libérer. L'instant d'après, c'était Malaury qui était penché sur mes poignets.

« Tu es sûre que je m'y prends bien ?

— Oui. Ne force pas si tu sens que ça coince, je te l'ai déjà expliqué. Tu risques de casser notre seul outil, sinon.

— Je fais attention, vraiment. »

Je haussai un sourcil, peu convaincue par ses paroles : je sentais que la pression de notre fuite ne l'aidait guère. Pourtant, je ne pouvais que lui faire confiance : il était le seul capable de me libérer.

« Allez, tu vas y arriver, l'encourageai-je. Ce n'est qu'une question de patience.

— Je vais y arriver, répétait-il comme pour se le prouver. »

Un déclic. Je soupirai de soulagement à mon tour et l'enlaçai en lui avouant à l'oreille :

« Je craignais que tu n'y arrives pas, mais tu es meilleur élève que ce que j'imaginais.

— Grâce aux compétences de Neven l'Écarlate, sourit mon amant avant de glisser un baiser sur ma tempe. »

Nous nous écartâmes peu après, et tandis que je me massais les poignets, Malaury se penchait vers nos assiettes. Je le devançai :

« On devrait les briser et s'en servir comme armes.

— J'allais te le proposer. »

Le cassage des assiettes était un peu trop bruyant à mon goût, mais Malaury semblait confiant :

« S'ils ne se trouvent pas dans le couloir de notre cellule, ils n'entendent rien, les murs sont trop épais. »

Il glissa quelques morceaux d'assiette dans ses poches, puis il me tendit le reste :

« Afin que tu puisses te défendre, au cas où.

— Au cas où ? répétai-je.

— Si je m'écoute, je ne te donne rien, ton épaule doit être encore trop fragile pour combattre. »

Je levai l'œil au ciel :

« Je passerais outre, et...

— Tu n'as pas réussi à passer outre, ce matin. La douleur t'a figée dans ton mouvement. »

Il avait réponse à tout, qu'il était agaçant quand il s'y mettait.

« Je sais ce que tu penses, se moqua-t-il en collant l'oreille contre la porte.

— Ah oui ? défiai-je.

— Je n'ai qu'une chose à dire : toi aussi, quand tu t'y mets, tu ne veux pas entendre raison. La différence, c'est que tu es têtue même si tu as tort. »

Il me connaissait définitivement trop bien. Il leva la main : pas de bruit. Je tendis l'oreille. Une patrouille de soldats passait. Ils semblaient deux. Trente secondes plus tard, il se tourna vers moi :

« Ils viennent de quitter notre couloir.

— On patiente pour connaître le rythme ? »

Il acquiesça. Après une heure, nous avions constaté que les soldats patrouillaient à intervalles de vingt minutes.

« On a deux options, annonçai-je. Soit on sort au bon moment pour les éviter, soit on cherche à les attaquer pour les tuer et récupérer leurs armes.

— Les tuer ? répéta-t-il.

— Quoi ? Ça te rebute car ils sont soldats ?

— Ce n'est pas ça. C'est juste que si l'on se fait attraper, et qu'ils se rendent compte de ce qu'on a commis... j'ignore comment on pourrait finir.

— On est déjà condamnés à mort demain, Malo, rappelai-je. Qu'est-ce que tu veux de plus ?

— Je n'ai pas envie de te voir agoniser des heures après que l'on t'ait sectionné un membre. »

Sa voix était sombre.

« Ceux qui tentent de s'échapper sont punis à hauteur des dégâts infligés lors de la fuite. Je ne veux pas te voir souffrir. Toi non plus, je suppose. Alors évitons de commettre trop de mal à ceux que nous croiserons, tu veux bien ?

— Tu es dans l'hypothèse où on ne parviendrait pas à s'échapper ?

— Il faut y penser, Neven. Nous ne sommes sûrs de rien. »

Je me retins de rétorquer, puis je repris :

« Bon. Que fait-on de ces hommes, alors ?

— On peut les assommer.

— Avec ? »

Il regarda autour de nous, puis haussa les épaules :

« Nos poings ?

— Tu es confiant. Il faut viser le bon endroit et donner un coup assez puissant. Or, ces types sont armés d'épées. Nous, on a des morceaux de céramique.

— Sinon, on les évite, tout simplement.

— Et si on doit se battre ? Tu te rends bien compte que ces morceaux d'assiette ne nous serviraient qu'à menacer ? »

Il soupira, les doigts entrecroisés :

« On peut bien trouver quelque chose en sortant de la cellule, non ? »

Je souris :

« Toi qui n'aimes pas te baser sur des espoirs...

— Je veux bien faire exception, pour cette fois. On n'a pas le choix.

— Soit, je vais m'occuper de déverrouiller la porte pour l'instant. On prendra le temps de jeter un œil entre deux patrouilles, soufflai-je en me mettant au travail. »

Le déclic retentit quelques instants plus tard.

« Déjà ?

— J'ai les mains libres, fis-je remarquer.

— On a encore dix minutes pour fouiller. Prête ? »

J'acquiesçai et me relevai. J'ouvris lentement la porte en fer et me glissai dans le couloir éclairé par des torches. Environ dix mètres de long, étroit de deux, cinq cellules par mur. Une table en bois imposante au bout du couloir, près de la sortie, sur laquelle était posée une planche de bois qui provenait sans doute d'un parquet. Un regard entendu. Malaury la récupéra et nous rentrâmes dans notre cellule.

« Voilà de quoi les assommer.

— J'ai déjà mon idée, lançai-je en arrachant des morceaux du drap de notre matelas. »

C'est parti pour l'évasion !

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