Chapitre 45 - Jusque dans les abysses

« Respire, Neven. Allez. Respire un bon coup. Je vais serrer. »

Sueurs froides, j'acquiesçai en m'efforçant d'écouter Mathurin penché au-dessus de moi, même si j'étais tout sauf prête à...

Je gémis profondément.

« Voilà. C'est bien. Tu es courageuse. Reste avec nous, d'accord ? Concentre-toi sur nos voix.

— Comment elle va ? »

Je plissai l'œil, cherchant à discerner son visage parmi les fumées, les ombres et les couleurs qui se mélangeaient au-dessus de moi, mais rien. J'ignorais où il se trouvait, mais Malaury était là.

« Elle est faible, elle a besoin de soins de toute urgence, mais on n'a pas d'embarcation, il va falloir passer par la mer. Le temps qu'un navire de notre flotte arrive, La Mora aura déjà coulé.

— La Mora... c'est fini ? soufflai-je d'une petite voix.

— On ne peut plus rien pour la sauver. »

Un pincement dans la poitrine.

« Où sont nos hommes ?

— Ils attendent les ordres, capitaine. On a des blessés et des morts, mais pas de barques : les marines les ont volées pour fuir avec. »

Je tendis les bras pour que l'on m'aide à me relever. Je m'efforçai de ne pas geindre tandis que l'on me mettait debout. Je balayai du regard les restes et les cendres de mon navire bien-aimé. Ma maison n'était plus rien. Il n'y avait plus rien à part des braises qui s'éteignaient aux allées et venues des vagues curieuses.

J'avalai ma salive de travers.

Il était temps de passer à autre chose, de tirer un trait...

Je me tournai vers ma cabine. Toutes mes affaires, tous mes souvenirs, ceux de Mora et Célestin, le nid construit pour Malaury et moi...

« On abandonne le navire. On va au Repaire. »

Les ordres furent donnés, et on m'escorta prudemment jusqu'aux bastingages qui flirtaient avec la mer. J'inspirai longuement. Juste avant que Malaury n'arrive, j'avais entendu Mathurin. Il ne pressentait rien de bon avec mon état. La plaie était peu profonde, mais vilaine et mal placée. Un bain de mer risquait d'empirer mon état en l'infectant, mais nous n'avions pas le choix.

« Neven, souffla mon père. »

Je m'efforçai de me concentrer sur son visage pour discerner ses traits. Il glissa sa main sur ma joue :

« Rimbel et moi, on va essayer de trouver une barque pour te faciliter au moins une partie du trajet. Pour le début, ce sera Malaury qui t'escortera jusqu'au Repaire, d'accord ? »

Je hochai la tête. Il rajouta d'une petite voix :

« On se revoit plus tard, pas vrai ? »

Une supplication. Ses yeux brillaient.

« Oui, papa... Je t'aime... »

Il baisa mon front tendrement. Rimbel y glissa un baiser à son tour :

« Je compte sur toi, petite Neven. Fais attention en mer. On revient vite. »

Après un dernier regard, ils sautèrent ensemble.

Je me tournai vers Mathurin, la main pressée sur mon ventre :

« Je ne sais même pas comment je tiens encore debout...

— Ne sois pas défaitiste, m'assura le médecin avec un sourire crispé.

— J'ai survécu beaucoup trop de fois à la mort, ces derniers mois... j'ai l'impression que le destin compte me punir cette nuit ...

— Justement, tu as aussi beaucoup subi. Tu vas t'en sortir. Reste optimiste, comme toujours, Neven. »

Je fixai mes pieds dans un soupir. La douleur ne s'amenuisait pas, et je faiblissais à vue d'œil. Je ne parvenais même pas à voir clairement ce qui se trouvait autour de moi.

« Je suis là, clama Malaury. »

Sa main brûlante enroba la mienne.

« Tu es blessé ? constatai-je en sentant des coupures.

— Je vais bien. Tout va bien. »

Mon géant se baissa jusqu'à placer son visage à ma hauteur. Ses yeux fatigués et brillants me regardaient avec tendresse, mais je ressentais des pics d'appréhension ici et là dans ses traits.

« Ça va aller, Neven. On est là. »

Un baiser du bout des lèvres.

« Mathurin ! hurla Jack. On a besoin d'aide !

— Est-ce que tu vas pouvoir te débrouiller, Malo ?

— Oui, je vais l'emmener jusqu'au Repaire, ne t'en fais pas. Neven, tu es prête ? »

Les vagues léchaient déjà mes mollets.

« Pas le choix, hein ? grimaçai-je alors que la douleur s'agitait à chaque respiration. »

Délicatement, Malaury me souleva, m'arrachant des geignements. Il s'arrêta, mais je l'encourageai à continuer :

« C'est rien, allez... »

Tout doucement, mon corps reposa sur la mer d'humeur plutôt douce. Malaury se glissa à mes côtés. Les vagues, gelées, me provoquaient des frissons plus violents encore que les sueurs froides qui s'étaient disséminées jusqu'ici.

« Est-ce que ça va ? souffla mon homme en passant un bras sous ma poitrine.

— On fait avec... »

En partie allongée contre son torse, la tête hors de l'eau, il avançait à grandes brassées.

Des larmes coulèrent sur mes joues lorsque le sel attaqua ma plaie.

« Eh ? Neven ?

— C-C'est rien... ça pique juste... »

Je reniflais en respirant haut et fort pour maîtriser la douleur. Lorsque je parvins à l'amadouer un tant soit peu, je tentai de me concentrer sur ce qui se trouvait autour de moi. Je fronçai les sourcils. Seuls les gaillards et les mâts étaient encore rescapés de ce naufrage.

« Je suis tombée de si haut, Malo... J'étais Souveraine, au sommet de ma gloire, et quelques instants plus tard, je suis en train d'agoniser, à côté de la dépouille de mon navire...

— Ne dis pas ça, bredouilla-t-il. Tu vas t'en sortir. Tu vas vivre et tu vas garder ton titre de Souveraine. »

Je penchai la tête pour espérer voir son visage. Comme j'avais cru l'entendre à sa voix frémissante, ses larmes coulaient.

« Je ne sais pas si je vais survivre...

— Neven...

— Les conditions sont précaires, tu sais... si le navire n'avait pas coulé... si je pouvais être soignée sur un lit, au chaud, au sec... Peut-être bien que je survivrais... mais là... je crois que cette fois, je ne rirai pas au nez de la mort. Ce sera sûrement elle qui se moquera de moi...

— Arrête de dire ça. Je... J'ai trop perdu aujourd'hui, encore... »

Sa voix était éreintée par la souffrance, mon corps en frémit, et moi aussi, en repensant au corps de notre frère de cœur, j'avais mal avec lui.

« Alors... je refuse de te perdre aussi. J'ai besoin de toi, d'accord ? Ne me laisse pas. Je t'en supplie. Je ne sais pas comment je ferais sans toi. Tu... Tu es la plus importante de ma vie, m'avoua-t-il dans un soupir. C'est inimaginable de me lever sans toi à mes côtés. Je t'en supplie. Reste avec moi. Reste pour toi, pour moi, pour nous. Reste, je t'en prie. Je t'aime tellement.

— Moi aussi, Malaury... je t'aime et j'ai besoin de toi... »

Doucement, je posai ma main sur la sienne, celle qui me retenait à lui. Ses doigts cherchèrent les miens, et nous les nouâmes avec force et tendresse. Sans m'en rendre compte, des larmes se mirent à couler.

Je crois que j'ai peur de mourir.

J'ai peur de ne plus être à ses côtés.

Lui aussi, il doit être terrorisé.

Et je n'y peux rien.

J'essaie de réfléchir, mais il n'y a que la peur qui se joue de mes pensées.

Je déblatérai ce qui me venait à l'esprit :

« Malo... si je meurs... ce sera à toi d'assurer le rôle de Souverain.

— Ne dis pas ça. Je ne peux pas. Tu vas survivre. »

Je souris avec tristesse.

« Tu dois faire attention à qui tu nommes capitaine... et te trouver un nouveau navire... »

Ma poitrine se serra lorsque je prononçai ces mots :

« Et si un jour, tu retombes amoureux... eh bien, sois heureux avec cette personne. Je veux que...

— Arrête ! glapit-il. »

Son visage était tordu par les larmes.

« Arrête de raconter tout ça ! On va te soigner ! On y est presque ! D'accord ? Reste avec moi. Je ne veux personne d'autre que toi, tu m'entends ? Comment... comment peux-tu croire que je puisse te remplacer ? Neven, enfin ! »

J'avais envie de le rassurer, mais j'étais terrorisée au fond. Les étoiles au-dessus de ma tête s'illuminaient et s'éteignaient au rythme des battements de mon cœur, de façon irrégulière. J'avais peur de ne pas les voir se redorer. J'avais peur qu'elles perdent leur éclat à tout jamais et que je les suive dans les abysses, à mon tour. J'avais peur de mourir.

« Depuis quand tu es aussi pessimiste, au juste ? Allez, reprends-toi. J'ai besoin de toi.

— J'ai peur...

— Je suis là... on va y arriver ensemble, comme toujours. Fais-moi confiance, ma petite pirate.

— Tu crois ?

— Je suppose. »

Je ne pus m'empêcher de sourire. Pour la première fois depuis le début de la bataille, mon cœur était aussi léger qu'un navire en papier poussé en mer.

« Malo... je sais que tu ne veux pas... qu'on parle de ça... »

Les frissons dans le dos revinrent et le ciel s'obscurcit.

« Mais... déjà, je suis désolée d'avoir tant perdu du temps pour notre relation. Je regrette tellement...

— Ce n'est pas ta faute. Enfin... tu avais peur. Je ne peux pas t'en vouloir car tu avais peur. Ce n'est pas grave, d'accord ? L'important, c'est qu'on ait réussi à avancer ensemble. Tous les deux. »

Il appuya ses paroles d'une pression douce mais chaleureuse sur ma main. Mon cœur s'apaisa à ses mots. Toujours tendre et bienveillant. Malgré la panique de la situation, il prenait le temps de m'apaiser.

« Et... je suis vraiment heureuse d'être avec toi, Malo... je t'aime sincèrement, plus que tout au monde... Je n'aurais jamais cru pouvoir trouver quelqu'un comme toi, un jour... Quelqu'un qui m'aime et me soutient, envers et contre tout... Et toute ta gentillesse... comme j'aime ta gentillesse, Malaury... Et tes regards... Je me sens comme la plus belle chose du monde lorsque tu poses tes yeux sur moi, et qu'est-ce que ça m'ensoleille la poitrine... »

Quelques gouttes chaudes parsemèrent mes joues :

« Je ne veux pas perdre tout ça... je ne veux pas mourir... je veux rester à tes côtés... je ne veux pas... je ne veux pas que tu souffres de mon absence. Je veux rester avec toi...

— Tu vas y arriver... On va y arriver... calme-toi et respire... tout va bien, je suis là... »

J'étais peut-être au bord de la mort, il était peut-être terrorisé, et moi aussi... mais il prenait sur lui pour me conférer des paroles douces et réconfortantes.

« Tu crois que j'en ai trop voulu, encore ?

— Comment ça ?

— J'ai perdu Mora et Célestin... à cause du titre... et là... regarde, c'est une catastrophe...

— Beaucoup ont voulu se venger de nos actes, c'est tout. Tu mérites ton titre après tout ce que tu as accompli.

— Je m'en voudrais... si c'était encore... parce que j'en voulais plus, toujours plus... J'ai l'impression de tout perdre car je suis trop ambitieuse...

— C'est une qualité, d'être ambitieuse. Je t'admire à ce propos. Il faut juste savoir s'arrêter à temps...

— Je n'ai pas réussi, on dirait... »

Je m'abandonnais aux vagues qui chuchotaient tout autour de nous. La mer m'avait vu naître, grandir, jouer avec, devenir une pirate, capitaine... allait-elle assister à ma chute dans les abysses ?

Je commençais à laisser mes paupières s'affaisser, mais sa voix tremblante me ramena à moi :

« Neven... je compte sur toi pour tenir le coup. Je ne sais pas... je ne sais pas ce que je ferais, sans toi. Il me reste quelques camarades dont je suis proche, comme Jack et Mathurin... mais les plus importants de ma vie... Mes parents, Nolan, Célestin, Issan... je refuse que tu sois la prochaine, soupira-t-il dans un mélange de toux et de sanglots. »

Il inspira profondément, puis continua :

« Si je te perdais, Neven... je ne serais plus qu'une âme qui errerait jusqu'à sombrer dans les abysses. Tu es la seule lumière qu'il me reste de mon voyage. Je ne veux pas que tu t'éteignes. Je serais perdu et terrorisé sans ta présence. Et surtout, le monde entier perdrait ses couleurs sans toi pour l'éclairer... »

Je savais que je ne devais pas m'agiter et rester calme, mais je ne parvenais pas à empêcher mes larmes de couler.

« Malo... »

Je resserrai mes doigts sur les siens.

« Je vais me battre... je vais me battre pour toi et pour nous... Et si jamais je survis... »

Je reniflai :

« Je ne sais pas ce qu'on fera... mais je veux que ce soit avec toi, quoi que l'on fasse. Si on décide de repartir pirater... ou si on décide de s'arrêter...

— Neven, quoi que l'on décide, je serai à tes côtés. N'aie pas peur. Je serai toujours là pour toi. Je te l'ai dit. Je traverserais les mers, les cieux, les terres et les abysses pour toi. Je ferais tout pour toi. Absolument tout. Je t'aime.

— Je t'aime aussi... ineffablement.

— Ineffablement. »

Nos doigts se trituraient, se recherchaient, en quête de chaleur. La douleur était constante dans mon ventre, mais parler avec lui me faisait l'oublier en partie. Quand il était là, tout ne pouvait qu'aller mieux.

Je fronçai les sourcils alors que les mâts de La Mora disparaissaient bientôt sous la mer glacée :

« Malo... j'ai oublié... des choses...

— Quoi donc ?

— Dans ma cabine...

— J'ai confié les chats à l'un de nos hommes. Il a réussi à trouver un panier pour les emmener au Repaire.

— C'est... c'est bien... Koda les recueillera... il va bien ?

— Je l'ignore...

— Et Kurt ? Et Nesly ?

— Je ne sais pas non plus... mais tu disais ?

— Ah, oui... les cadeaux... Célestin... sa lettre... je ne pourrai plus la relire... enfin, si je survis... »

Je peinais à parler, ma respiration se hachait de plus en plus.

« Je suis allée la récupérer, m'assura-t-il avec un sourire.

— C'est vrai ?

— Oui, je l'ai mise en bouteille. J'ai récupéré le col de Mora aussi, mais je n'ai rien pu prendre de plus...

— Merci... je n'ai pas tout perdu avec mon navire... on dirait... »

Malaury s'arrêta doucement. Tout en continuant de maintenir ma tête hors de l'eau, il m'expliqua :

« Je commence à avoir pied, je vais te porter. On est presque sur la plage. Tu vois ? Tu tiens le coup, ma chérie. »

Ses lèvres salées et ferreuses goûtèrent les miennes en douceur. Ma poitrine s'irradia de chaleur.

Quelques minutes plus tard, Malaury quittait la mer avec mon corps affaibli entre les bras.

« Neven ? Reste avec moi. Regarde-moi. »

Je m'efforçais de me concentrer sur sa voix et son visage pour ne pas perdre pied. Je craignais qu'un instant d'inadvertance me fasse sombrer dans les abysses, loin de lui.

« Malo...

— Oui ?

— Si jamais je meurs... on se reverra ? Dans une autre vie ? Pas vrai ? »

Les larmes se remettaient à couler, mon cœur se déchaînait, et la terreur soudaine de le perdre à jamais me prit les tripes.

« Eh ! Neven ! Je suis là... calme-toi. Respire... Je suis là... je te l'ai dit, je serai toujours là pour toi, d'accord ? Toujours là... Jusque dans les abysses... Et tu ne vas pas mourir... sois confiante... »

Je m'efforçais de rester concentrée sur son visage, mais je voyais de moins en moins clairement. Mon souffle se saccadait de plus en plus, tant bien même je m'efforçais de le ralentir.

Quelques instants plus tard, Mathurin lui demanda de m'installer sur une couverture. Il découvrit ma plaie, puis partir chercher du matériel avant de commencer à me soigner. Malaury, lui, faisait des tours en me surveillant avec un semblant de tendresse et d'inquiétude, tout en regardant de travers tous les pirates qui s'approchaient, curiosité malsaine.

Il gronda soudain :

« Approchez-vous encore d'elle et je vous donnerai un avant-goût des abysses. »

Les formes de curieux que je peinais à discerner s'écartèrent.

Je ne sentais plus mes jambes.

« Malo, glapis-je.

— Neven ? bredouilla-t-il en s'agenouillant à mes côtés. Neven ?

— J'ai peur... je ne me sens plus... j'ai peur...

— Je... je suis sûr que ce n'est rien. Respire. Mathurin arrive, il va te remettre sur pied, comme à chaque fois, hein ? »

Des larmes perlaient de nos yeux.

Derrière Malaury, j'avais l'impression de voir deux visages. Ce regard empli de douceur et de peine... et cette chevelure que j'adorais déranger...

Vous êtes là ? Je suis soulagée de vous voir...

« Respire, répéta Malaury en caressant ma joue du bout des doigts. Respire. Tout va bien... »

Ils disparurent.

« Prends ma main... »

J'avais besoin de serrer la main de quelqu'un. D'être rassurée. Comme avec Mora.

Ses doigts chauds se glissèrent entre les miens :

« Je suis là. Pour toujours. Je ne te lâcherai pas.

— Je t'aime... soufflai-je alors que son visage se perdait dans la pénombre.

— Je t'aime aussi... entendis-je avant de sombrer. »

Alors... qu'en pensez-vous ? 

Est-ce que ce chapitre vous a ému ? 

J'ai l'impression qu'il manque d'un petit truc, mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus...

En tout cas, un épilogue arrive derrière (c'aurait été terrible de vous lâcher sur une fin pareille !).

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top