Chapitre 40 - Le Souverain des Pirates
J'ai cette musique en tête depuis des mois en pensant à ce chapitre... alors si vous voulez être immergés, c'est parfait !
Bonne lecture et bonne écoute !
Toute revigorée par ma nuit, la détermination brillait au fond de ma prunelle. Dans la fraîcheur du soir, sûre de moi, j'alignais mes pas l'un après l'autre en direction de la grotte, mon manteau écarlate dansant dans mon sillon où la lune osait laisser quelques reflets. Le trône rembourré de rouge et décoré d'or qui devrait me revenir avait été déplacé à l'extérieur, dans le sable enneigé, entouré par deux feux de joie.
Lorsque les talons de mes bottes claquèrent le sol froid et humide de la caverne, les éclats de voix se turent. Le principal adversaire approchait.
Les flammes des torches m'accueillirent dans un feulement. Le regard sans émotions, je jaugeai l'assemblée. En tant que Princes des Abysses, nous portions nos plus beaux vêtements et autant de bijoux que possible. Nous nous tenions en demi-cercle devant Nemer, toujours habillé de façon excentrique, mais surtout, qui avait à son doigt la bague dorée surmontée d'une tête de mort que nous convoitions tous. La tension était palpable, nombreux me regardaient avec méfiance : une menace pour le titre.
« Je constate que nous sommes au complet, déclara Nemer. »
Silence.
« Si je puis me permettre, pour notre ultime réunion sous mon règne, j'aimerais qu'une dernière règle soit ajoutée... »
Je lui lançai un regard sombre : si c'était pour m'empêcher d'obtenir le titre, il pouvait courir !
« Si une femme devient Souverain... »
Je serrai le poing, prête à m'insurger.
« Le titre peut être féminisé en Souveraine. Qu'en dites-vous ? »
J'écarquillai l'œil. La majorité des bras se levèrent. En allant à cette réunion qui désignerait le prochain Souverain, j'étais partie dans l'optique que tous les autres capitaines seraient contre moi... je m'étais trompée. Je me dépêchai de joindre ma main à celle des hommes.
Nemer sourit :
« Nous sommes donc d'accord qu'une femme est aussi méritante que nous tant que ses actes le prouvent – comme pour chacun d'entre nous, en somme. »
Mon cœur palpitait. Avais-je vraiment réussi à faire changer – un tant soit peu – leur vision des choses ? Moi, la jeune femme de vingt-trois ans en activité depuis mes vingt ans seulement ? C'était tellement irréaliste que j'avais du mal à y croire... et pourtant !
Nemer toussota :
« Il est temps de désigner le prochain Souverain. »
Mon père m'avait raconté qu'une fois le Souverain désigné, la cérémonie continuait à l'extérieur de la caverne réservée aux Princes des Abysses pour que tout le monde puisse y assister.
« Le Souverain des Pirates est un homme – ou une femme – pirate ayant fait ses preuves au cours des cinq dernières années. Il s'agit d'un capitaine méritant : pour ses combats, pour ses butins ou pour ses exploits. Je vous prie de voter à l'aveugle : ne voyez pas un homme ou une femme parmi vos compères, mais bien ce que chacun a accompli. C'est la seule chose qui compte pour désigner le prochain Souverain. »
Le feu crépitait dans le silence de l'hiver. Les vents glacials s'engouffraient dans la grotte, gémissant entre les roches gelées, intimidant les flammes orangées qui dansaient dans la pénombre.
« Que votre honneur guide votre choix... Trois, deux, un, abordez ! »
Rien n'interdisait de voter pour soi-même, alors je dirigeai mon index vers moi. Je regardai les autres capitaines. Mon cœur se déchaîna tant qu'il battait sous ma tempe.
J'étais désignée par presque tout le monde, dont Nemer.
Ce dernier, ravi, sourit en me fixant derrière son monocle doré :
« Je remercie tous ceux qui n'ont pas fait preuve de mauvaise foi pour désigner notre prochaine Souveraine, la plus méritante parmi nous tous. La capitaine Neven s'est enrichie comme jamais grâce à ses ruses. Elle a survécu à la mort par la corde du Roi, mais aussi par la tempête pendant un combat contre deux navires, et enfin par les griffes d'une sirène. Elle s'est dépassée alors qu'elle ne pirate que depuis trois ans. Elle est donc la digne successeuse au titre. Ceux qui n'ont pas voté pour elle n'ont aucun honneur ni mérite : il ne suffit pas d'être capable, il faut aussi savoir reconnaître la valeur de ses adversaires, sans a priori. »
Je remerciai Nemer d'un hochement de tête parsemé d'un sourire reconnaissant : dire que deux ans plus tôt, il n'était pas favorable à mon entrée parmi les Princes des Abysses ! Voilà qu'il louait mes compétences auprès des autres capitaines !
« Capitaine Neven, avancez, je vous prie. »
Fière, droite, je me tins devant lui.
« La cérémonie n'a rien de complexe. On vous l'a déjà expliquée ?
— Oui.
— Parfait. Commençons. »
Nemer prit la tête vers l'extérieur de la grotte, marchant avec élégance. Un à un, les capitaines suivirent. Erklos et Vigy m'adressèrent un sourire à leur passage. Je fermai la marche, le cœur tambourinant dans ma poitrine.
J'avais du mal à me rendre compte de ce que j'allais vivre.
Une fois à l'extérieur, dans la foule bruyante en pleins paris sur l'identité du prochain Souverain, je croisai le regard de Malaury qui me jaugeait avec interrogation, mais aussi ceux de Jack, Issan et Mathurin, inquiets. Je déviai sur les sourires encourageants de mon père et Rimbel, venus spécialement assister à la cérémonie. Puis, sur la curiosité qui luisait dans les yeux de Kurt et Nesly et enfin, sur l'impassibilité de Koda.
Une fois placés en ligne, le siège et les flammes dans notre dos, Nemer haussa le ton :
« Bienvenue à tous, pirates ! Le prochain Souverain des Pirates a été choisi ! »
Les Princes des Abysses s'écartèrent en direction du public, me laissant seule aux côtés du souverain actuel. La surprise déforma le visage de nombreux pirates, avant de parfois se manifester en colère et grognements que Nemer fit taire d'un regard perçant :
« Neven l'Écarlate, par sa bravoure et ses faits d'arme, par ses ruses et ses richesses acquises en un court laps de temps, par sa détermination et ses habilités tant au combat qu'à la navigation, est celle qui me succèdera pour ces cinq prochaines années. »
Nous nous tournâmes vers le trône que Nemer me désigna d'un mouvement de main. Je m'installai sur l'assise rouge et ferme, croisai une jambe et étendis mes bras sur les accoudoirs dorés. Le souverain s'approcha, retira la bague à la tête de mort que tous les pirates convoitaient, et l'avança vers mon annulaire droit avec un sourire énigmatique :
« À l'instar d'un époux, la piraterie est un compagnon de vie. Soit on finit avec dans la mort... soit vivant en repartant avec toutes ses économies... »
Une fois enfilée au doigt, Nemer s'écarta et clama :
« Vive Neven l'Écarlate, la Souveraine des Pirates ! »
Les cris retentirent de concert parmi la foule, jetant des chapeaux vers les cieux, bien qu'une partie restait silencieuse, visiblement peu enjouée par mon couronnement. Mais le plus important...
Je suis la Souveraine des Pirates.
Le feu gronda à mes côtés, illuminant mon sourire radieux et mon œil qui brillait sous l'émotion. Je cherchai le regard de mon père. Quelques larmes humidifiaient ses joues aux poils hérissas, et un rictus franc et ému se distinguait par-dessus sa barbe. Je soulevai mon tricorne dans sa direction : même si je l'avais fait mien, c'était ton rêve au départ, et je ne l'oublierais pas.
Je détournai le regard vers les yeux fiers de Malaury qui applaudissait de toutes ses forces. Certains hommes pouvaient jalouser la réussite de leur épouse... et lui, c'était tout le contraire. Il m'avait soutenue du début jusqu'à maintenant, sans aucune faille. Merci.
Je levai la main droite. La foule se tut.
« Je vous remercie pour votre enthousiasme pour ma nomination de Souveraine des Pirates ! Quant aux autres... »
Ils s'étaient éloignés de quelques mètres, je comptais l'équivalent d'au moins deux équipages, sans soucis.
« Il faudra accepter l'idée que je suis meilleure que vous ! Et pendant cinq années, messieurs ! souris-je d'un air moqueur. Oui, cinq années ! Cinq années pour espérer – si vous en êtes capables – de prétendre au titre pour le prochain règne ! Jusque-là, vous devrez vivre avec l'idée ô combien horrible qu'une femme soit la Souveraine des Pirates ! »
Je pris le temps de réfléchir, puis je plaquai mes avant-bras sur mon trône :
« J'espère qu'avec ma nomination, vous comprendrez quelque chose d'essentiel. Une femme est autant capable qu'un homme. Si elle travaille autant que vous, alors il est logique qu'elle accède aux mêmes possibilités et récompenses. »
Je me pris le menton entre les doigts :
« En devenant Souveraine des Pirates, j'espère apporter un vent de fraîcheur dans l'Archipel tout entier. Je veux que les femmes s'épanouissent en constatant qu'elles en ont le droit. Qu'elles ont le droit de réussir et d'être libres. »
D'un mouvement de main, je fis comprendre que j'en avais terminé, et je m'enfonçai dans mon siège, songeuse, alors que les discussions reprenaient.
Je regardai mes bagues. Celles amassées au cours d'abordages. Celles offertes par Célestin. Celle que je portais à mon annulaire gauche depuis trois mois. Celle qui venait d'être glissée au droit.
Je relevai la tête vers l'assemblée de pirates qui chantaient en face de moi.
J'étais devenue Souveraine.
Dans l'effort, la mort et l'amour.
Est-ce que tout cela en valait la peine ?
En avais-je trop voulu avec le titre de Souverain, moi qui avais marché dans les pas de mon père pour retrouver ma sœur ?
J'aurais peut-être dû me contenter de Mora.
Plus jeune, la retrouver m'aurait sans doute suffi. Elle était tout mon univers. Il n'y avait que son visage qui apparaissait par la fenêtre de l'avenir : la seule et la plus importante pour moi.
Je jetai un regard à Malaury, droit et fier d'être le second de la Souveraine des Pirates, mais aussi son époux. Mon œil balaya la foule, reconnaissant les visages de mon équipage. Les choses avaient changé en neuf ans. La piraterie, l'amour, le titre... avaient pris plus d'importance que prévu. J'en étais heureuse... mais cela contrebalançait-il la perte de ma sœur jumelle ? Et de mon meilleur ami ?
Je n'en étais pas sûre.
Si je devais renier mon titre de Souveraine pour avoir Mora et Célestin à mes côtés... je sauterais dedans à pieds joints.
Bien sûr, c'était impossible.
J'avais bien compris, au fil des mois, qu'une fois que la vie vous arrachait quelque chose, elle ne vous la rendrait jamais.
Alors, comme à mon habitude, je devais me concentrer sur la lumière dans les abysses les plus profondes, même si son faisceau était plus infime qu'une goutte d'eau dans l'océan.
Depuis toutes ces tragédies, le monde avait continué et continuerait de tourner, les poissons de nager, la vie de grandir, et je devais suivre ce mouvement perpétuel de l'existence. Mon existence.
J'avais perdu Mora et Célestin... mais j'avais de nouveaux trésors à protéger et chérir. Je devais me concentrer sur eux, sans jamais oublier ceux que j'avais tant aimés...
« Capitaine Neven, il est temps de réaliser votre convoi maritime, déclara Nemer, me faisant émerger de mes réflexions. »
J'acquiesçai et me redressai en souriant. Le nouveau Souverain et sa flotte devaient quitter le Repaire pour naviguer jusqu'à un îlot situé non loin, à dix minutes tout au plus, puis revenaient pour démarrer les festivités : alcools et plats pour nous réchauffer jusqu'à l'aube en chantant et en dansant ! De ce que mon père m'avait raconté, il s'agissait d'une démonstration de force – forte amenuisée pour ma part car ma flotte ne comptait plus que trois capitaines, mais ils étaient les plus loyaux. Je me doutais également que nous devrions bientôt recruter : nombreux voudraient être sous les ordres de la Souveraine des Pirates. Ma flotte gonflerait d'ici les prochains mois, il faudrait juste être attentif à qui nous nommerions capitaine...
Les différents équipages sous mon commandement rejoignirent chacun leur navire – mon père et Rimbel décidèrent de nous suivre sur La Mora. Je me hissai au gouvernail, secondée par Malaury qui put enfin m'enlacer :
« Toutes mes félicitations ! Je savais que tu en étais capable !
— J'en étais peut-être capable, mais ils auraient pu m'empêcher d'accéder au titre... mais la plupart ont eu du bon sens. Notamment Nemer. Je crois... que je lui ai ouvert les yeux, souris-je. »
Et ceux de bien d'autres, je l'espérais. La nouvelle concernant ma nomination de Souveraine des Pirates se répandrait ces prochains jours dans tout l'Archipel, jusqu'aux oreilles du Roi auquel ce serait un magnifique pied de nez : il voulait me faire pendre, mais j'étais nommée la plus puissante des pirates.
Malaury m'embrassa longuement, sous mon regard surpris et amoureux.
« Je t'aime, me souffla-t-il avant de baiser ma tempe. »
Il glissa sa main froide sur la mienne qui tenait le gouvernail.
« Ineffablement, j'espère ? taquinai-je.
— Je suppose, sourit-il. »
Je glissai mes doigts entre les siens en continuant de naviguer d'une main.
La Mora prenait la tête du convoi, Le Phantom, La Patte Noire et L'Irrévérence nous suivaient – mon cœur se serra en sachant que ce n'était plus Célestin à sa tête. Il aurait sans doute adoré être présent. Moi aussi, j'aurais adoré qu'il soit présent.
Nous quittâmes le Repaire dont les larges portes de fer furent tirées à notre approche. Nous naviguâmes sur les eaux ténébreuses de la mer de Misera, en direction d'un ilot que je percevais grâce à ma longue-vue. Un petit sourire triste naquit sur mes lèvres : cela me rappelait le jour où j'avais suggéré à Célestin et Kurt de faire la course jusque-là pour savoir quel navire était le plus rapide. Nous avions bu toute la nuit, alors forcément, cela s'était terminé en catastrophe, mais nous avions bien ri – en oubliant les remontrances de Malaury, bien sûr.
À l'approche de l'île, je décidai de la contourner par la droite. D'un coup de gouvernail, le navire fila sur le côté.
Nos voiles prirent feu.
Et d'un coup d'œil, je la vis, illuminée de quelques flammes tout juste allumées, mais jusque-là masquée par la pénombre, patientant comme un prédateur en pleine chasse.
Une flotte d'une quinzaine de navires de La Marine.
Alors, cette nomination de Neven ? ^-^
J'ai adoré écrire sa prise de pouvoir ! De son avancée dans la grotte jusqu'à son discours ! ♥
On approche de la fin, en tout cas...
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