Chapitre 4 - Coup de marteau

   Les portes à battants s'ouvrirent sur une salle aux carreaux noirs. Sur notre gauche, un grand pupitre auquel était installé un homme en toge sombre. Il lisait distraitement les dossiers posés sur son bureau lorsqu'il leva les yeux vers nous pour nous jauger. Un brouhaha s'éleva. De la surprise et du mépris, notamment.

Celui que je supposais être le juge tapa fermement sur son bureau à l'aide d'un marteau en bois. Le silence reprit place. Face au juge, plusieurs bancs pour le public, mais la plupart étaient vides. Je croisai un regard noir. Augustin qui me souriait de toutes ses dents. Mon corps me hurlait de me jeter sur lui pour l'étrangler. Je n'avais qu'une envie : le tuer de mes mains. Et le faire souffrir. Mais... je devais penser à ma survie avant tout. Je devais me retenir. Nous nous installâmes sur des sièges sur le côté.

La porte du fond de la salle s'ouvrit à nouveau.

« L'audience va commencer ! Ne vous a-t-on pas dit... Oh ! Mes excuses, Votre Majesté ! »

Je me tournai vers le nouvel arrivant. Tout le monde s'était levé et incliné face à un homme de petite taille, quelque peu corpulent, habillé de vêtements blancs aux boutons dorés, ainsi que d'un long manteau mauve. Au vu de ses traits et rides, il semblait âgé d'une cinquantaine d'années. Sur ses cheveux noirs et disciplinés était posée une couronne dorée incrustée de plusieurs pierres violettes. Une barbe brune courte et bien taillée, les yeux bleus, le regard froid et le visage sans émotions. Voilà donc Arbel Cyrius Sinister, monarque de l'Archipel de Manéran.

Le roi salua l'assemblée d'un signe de tête, puis se tourna vers moi. J'étais la seule toujours assise, même mon second s'était joint aux autres, sans doute un réflexe de ses temps de soldat.

Je n'avais aucune envie de m'incliner face à cet homme que je ne respectais pas le moins du monde. Il était venu observer l'audience pour connaître mon sort, sans aucun doute. Je n'étais pas un animal de cirque. Néanmoins, je devais ravaler ma fierté. C'était ma survie qui comptait, pas mon ego. Cela resterait à peu près entre les murs, de toute façon.

Je me redressai, et le regard mauvais, je m'inclinai rapidement et me rassis : le strict minimum. Le roi fit un signe de main, tous se rassirent. Il prit place dans le fond de la salle.

Le juge tapa avec son marteau, puis interpella :

« Monsieur Carnot, vous êtes l'avocat de Neven l'Écarlate et Malaury Corwett. Commençons par la liste des méfaits des deux accusés ici présents. »

Un homme habillé sobrement s'avança et ouvrit un livre noir pour énumérer mes divers abordages et meurtres. Que c'était long. J'avais fini par lever l'œil au ciel, lassée. Je regardai la salle. Ils avaient tous l'air sérieux et grave. Dix longues minutes plus tard vint le tour de Malaury. La liste était tout aussi développée.

Puis, on me demanda de me lever et de m'avancer jusqu'à un pupitre qui faisait face à la salle.

« Neven l'Écarlate. Promettez-vous de dire la vérité, rien que la vérité ? »

Une promesse ? Je n'avais pas envie de me porter malheur, mais je devais vivre :

« Je le promets.

— Avouez-vous avoir commis tous ces crimes ? »

Je ne me souvenais pas d'une bonne partie, à vrai dire.

« Oui. »

Des élévations de voix dans la salle. Pourquoi paraître surpris ? Nous savions tous qui j'étais.

« Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ? »

Carnot s'avança pour prendre la parole :

« J'ai discuté avec l'accusée, Neven l'Écarlate. Durant notre conversation, elle m'a avoué un fait qu'il nous est impératif de prendre en compte. Elle attend un enfant. »

Comme je l'avais supposé, cris, stupéfactions, et étonnements. Même de la part d'Augustin.

« Silence ! »

On me jaugeait avec méfiance. Un homme habillé de la même façon que Carnot se redressa et éleva la voix :

« Et vous y avez cru ? Nous parlons d'une pirate ! Elle n'hésiterait pas à mentir pour sauver sa peau ! »

Je levai l'œil au ciel. Je comprenais les soupçons. Dire que pour une fois j'étais honnête...

« Donc nous la condamnons à mort sous prétexte qu'on ne doit pas lui faire confiance car elle est une pirate ?

— Carnot !

— Et si elle est vraiment enceinte ? On tue cet enfant aussi ? »

Il axait sa défense sur la vie du bébé plus que la mienne, il savait que le contraire était inutile. Les voix s'élevèrent. L'un répétait que je mentais comme je ne savais probablement faire que cela, l'autre geignait que l'on ne pouvait pas prendre de risques, que la vie d'un enfant était en jeu aussi. Le juge mit court aux discussions peu après et m'interpella :

« Vous attendez donc un enfant ?

— Oui. J'en suis à un mois.

— Le père ?

— Mon second, Malaury. »

De nouvelles exclamations dans la salle qu'il fit taire de quelques coups de marteau. Augustin jouait avec sa moustache, à la fois surpris et souriant. Que manigançait-il ?

« Vous êtes mariés ?

— Pas encore. C'était prévu après en avoir terminé avec la couronne que nous cherchions. »

On me fit échanger de place avec mon second. Même promesse de dire la vérité.

« Malaury Corwett, avouez-vous avoir commis tous ces crimes ?

— Oui. »

Pas d'exclamations cette fois. Il devrait parler de mon idée.

« Avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ?

— Au vu de la situation de sa conjointe, Monsieur Corwett et elle-même souhaitaient cesser la piraterie pour s'installer ensemble et vivre en paix. Ainsi, il souhaite offrir ses compétences au service des soldats ou des corsaires, si cela lui permet de vivre avec sa famille. »

J'avais bien entendu le désir de fuir dès que possible avec lui. On n'allait pas rester aux crochets d'Isda ! Le même homme, a priori contre notre avocat, continua d'avancer que ce n'étaient que des mensonges. Qu'il était déserteur, pirate, et à part une femme, il n'avait rien à perdre. Si on me laissait en vie, ce serait déjà « un beau cadeau ».

J'observais les différents hommes de la salle. Si certains semblaient tout aussi froids qu'au début, je voyais le regard de quelques-uns passer de Malaury à moi. Le roi, quant à lui, gardait la mine neutre.

« Par ailleurs ! reprit Carnot. Il se trouve que Neven l'Écarlate vient de retrouver sa sœur jumelle qu'elle avait perdue, neuf ans plus tôt.

— Comment peut-on être sûr que cette jumelle existe ? Vous lui faites curieusement confiance, Carnot.

— Je ne fais que mon métier. Vos piques personnelles n'ont rien à faire dans ce tribunal, Durencourt. Il se trouve que Neven et Mora sont les filles d'Alaric, l'Ombre des Abysses, un pirate qui était monté en puissance, mais qui ne fait plus parler de lui, désormais. »

Ils comprenaient déjà de quoi il s'agissait, ils parlaient en s'agitant sur leur siège. Il toussota et reprit :

« Neuf ans plus tôt, l'équipage a été décimé, et on a ramené une jeune fille du nom de Mora qui a travaillé en tant qu'esclave à Isda. Vous pourrez retrouver ces informations dans divers registres, j'y ai moi-même jeté un œil avant la séance. Mora a fui Isda et a voyagé pendant neuf ans dans l'Archipel jusqu'à ce que sa sœur ne la retrouve tout récemment. Entre le fait qu'elle venait de retrouver sa jumelle, l'annonce qu'elle était enceinte avec un compagnon aimant, et qu'elle ait déjà amassé bien des richesses pour vivre sans se soucier de l'or, Neven l'Écarlate songeait à cesser la piraterie pour vivre avec sa famille dès qu'elle en aurait terminé avec la couronne, pour la laisser à son équipage. La rumeur de la couronne s'avérant fausse, mes clients n'ont plus de raison de continuer la piraterie. Ils veulent juste vivre en paix et fonder une famille. »

Je les jaugeais depuis mon siège. Le récit faisait-il effet ? Pas vraiment pour la plupart. Néanmoins, j'avais l'impression que malgré la tête haute que gardait le juge, ses yeux étaient un peu plus brillants. Carnot continua :

« Mes deux clients sont des pirates, oui. Ils ont commis des actes condamnables, ils ne le nient pas. Seulement, ils aimeraient se repentir avec le désir de vivre une vie normale, ensemble. Ils contribueraient à la ville, travailleraient pour Manéran, pour se racheter de leurs fautes. Ils mettraient leurs compétences à notre service, et en échange, ils vivraient ensemble, en paix. Ce serait leur souhait le plus cher. »

Si une partie semblait considérer l'option, une autre rappelait nos crimes. Une voix s'éleva parmi eux :

« Pourquoi les laisser vivre après toutes les vies qu'ils ont brisé ? Vous y pensez, à ça ? À toutes ces familles qui ont perdu un proche à cause de leurs actes de barbarie ? À toutes les victimes ? Nous n'avons pas à leur faire de fleur ! »

Quelques instants plus tard, le juge tapa sur le bureau avec son marteau, puis on nous fit sortir avec les avocats, pour une délibération.

Carnot essuya son front avec un mouchoir jaune où étaient dessinés maladroitement des papillons et des fleurs pastel. Un enfant.

« J'ai fait au mieux. Votre affaire est plus complexe qu'elle n'y paraît, alors il y aura sans doute plusieurs délibérations. On vous fera peut-être revenir pour vous reposer des questions.

— Vous pensez que Neven sera au moins tirée d'affaire ? »

L'esquisse d'un sourire parut sur ses lèvres :

« Oui, sans aucun doute. Pour le bien de l'enfant, tout du...

— Et Malaury ? l'interrompis-je. »

Sa mine s'assombrit :

« Il faut que votre histoire ait réussi à toucher le juge... mais je crains qu'au détriment de pouvoir vous punir, ils ne se tournent vers monsieur Corwett. »

J'avalai ma salive de travers. J'observai Malaury. Je pensais lire de la crainte, mais je le trouvais soulagé.

« Je souhaite que vous viviez tous les deux, Neven. C'est le plus important pour moi, tu le sais.

— Je sais. »

Tu devrais savoir que je voulais m'en sortir avec toi.

« Je sais que ça ne te plaît pas, lut-il dans mon regard, mais on n'a pas le choix. »

Si seulement nous pouvions tout simplement fuir. Je crains que je ne me rendais pas compte de la chance que j'avais jusqu'à maintenant. Nous nous en étions toujours sortis ensemble jusque-là, je n'avais jamais eu à craindre pour notre aventure – hormis récemment. Aujourd'hui, je devais laisser notre vie commune aux mains de bureaucrates qui ne pensaient qu'à éliminer la vermine pirate que nous représentions. Je détestais être prise au piège ainsi.

De retour au tribunal, alors que je m'attendais à de nouvelles questions, je fronçai les sourcils en écoutant le juge :

« Nous avons décidé de votre sort. Amenez les accusés face à moi. »

Face à cet homme avec ce marteau de bois au pupitre haut, je me sentais minablement impuissante, les mains enchaînées. Il me fixa un instant, puis il retourna son regard à son assemblée derrière nous.

« Malaury Corwett et Neven l'Écarlate, pour les actes que vous avez commis, vous êtes tous les deux reconnus coupables et condamnés à la pendaison. Elle aura lieu demain, à dix heures, sur la place d'Isda. »

Il donna un coup de marteau pour asséner son jugement.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top