Chapitre 33 - Mort au rat 1/2
Je me précipitai vers le mât, et manquant de tomber, je me raccrochai de justesse au bras de Jack. Je montai sur quelques mètres et tirai la longue-vue accrochée à ma ceinture. Des formes sombres se dégageaient peu à peu du brouillard. Deux navires côte-à-côte. Un semblant de voiles noires carguées pour l'un. L'Insurrection aux côtés de la Belicande ! Il fallait les rencontrer !
« Ohé ! hurlai-je à pleins poumons. Cap sur l'ouest ! Cible en vue !
— On essaie, capitaine ! »
Nous luttions contre les vagues depuis des heures pour éviter d'être trop déviés de notre position. En voyant Borg peiner à diriger le navire, je me précipitai vers la barre pour lui prendre la place.
Poser les paumes sur le gouvernail mouillé pour la première fois depuis plus d'un mois me faisait une drôle de sensation. L'impression de reprendre la main, de reprendre le commandement, que ce soit sur le navire, l'équipage, ou moi-même.
Concentrée, je parvins tant bien que mal à tourner vers l'ouest pour nous avancer vers les deux bateaux. Je criai de toutes mes forces :
« Hé ! Toi ! Va voir Issan ! Qu'il localise Augustin ! Sur quel navire il est ! »
Il faudrait avoir la réponse au plus vite pour viser celui d'Augustin. Il était compliqué de manier le navire avec un tel temps, alors plus tôt nous saurions où il se trouvait, plus tôt je pourrais manœuvrer pour aller dans sa direction.
« Capitaine ! Bâbord ! Rocher ! Vite ! »
Je tournai le gouvernail de toutes mes forces sous la pluie torrentielle. Nous frôlâmes la masse noire qui s'élevait de l'eau par moments, puis continuâmes la route vers les navires. L'homme que j'avais envoyé vers Issan redescendit du mât et courut jusqu'à moi. Il glissa sur le pont, on l'aida à se relever. Il parvint finalement à m'atteindre :
« Capitaine ! Augustin est sur la Belicande ! Le navire à bâbord !
— Préparez-vous à l'abordage ! »
Tout en manœuvrant, je surveillais les bateaux avec ma longue-vue. On s'agitait, on prenait les armes. Le combat serait ardu dans de telles conditions, mais nous n'avions pas le droit à l'erreur.
Quelques minutes plus tard, les navires étaient proches. Augustin avait mis le cap sur nous : il voulait la confrontation. Deux équipages contre un, facile, devait-il penser. Nous allions les massacrer, un à un !
J'interpellai Borg pour qu'il s'occupe du gouvernail durant l'offense : il devait rester à proximité pour que nous puissions nous replier après en avoir terminé sur la Belicande. J'improviserais concernant l'Insurrection : cette dernière était pour le moment trop éloignée pour nous inquiéter.
Un couteau entre les dents, un autre entre les doigts, j'avais déjà une main sur un cordage pour me jeter sur le navire dès qu'il serait à portée. Sous la pluie, je matais nos adversaires sur le pont, à la recherche d'Augustin. Si je comptais massacrer l'équipage entier, ce rat était ma priorité.
« Prête ? »
C'était vrai que Malaury et moi menions toujours l'attaque de front ensemble. J'attendais le moment précis pour sauter... pas encore... pas encore...
« Maintenant ! »
Nous nous jetâmes sur le bateau. Nous atterrîmes ensemble sur le pont et nous mîmes directement dos à dos : une dizaine d'hommes nous entourait, et nombreux sortaient par l'écoutille. Une tenue noire attira mon attention. Augustin était au gaillard d'arrière, près du gouvernail. Il fallait que l'on se fraye un chemin jusqu'à lui. Je tirai la dague de mes lèvres et me mis en position de combat.
« Faites attention, elle est coriace ! »
Surtout avec Malaury. Nous avions notre code à nous. Néanmoins, le pont glissait, et je me retenais souvent de justesse à lui, et inversement. Notre déséquilibre nous équilibrait. L'équipage nous rejoignait petit à petit pour ouvrir la brèche avec nous. Les combats commençaient, le fer se croisait, et on hurlait à travers la tempête.
Un homme s'approcha et donna un premier coup de poignard que je parai sans difficulté. Je l'écartai d'un coup de pied dans le ventre.
« Le prochain ? »
Malaury repoussa quelques combattants de son côté, vigoureux, rapide, efficace. On nous regardait avec hésitation. Certains avaient été sous nos ordres, ils connaissaient nos talents au combat.
« Bâbord ! cria Malaury. »
Je tournai la tête. Un homme, épée levée, comptait me transpercer la taille. J'esquivai d'un bond puis écrasai sa lame sur le sol. Entraîné à genoux par son épée, il laissa sa nuque à découvert que je poignardai sans hésiter. Il gémit et s'effondra. Et d'un. Un second m'attaqua alors que j'avais la tête tournée, mais le fer se croisa près de mon oreille gauche : Malaury m'avait sauvé la mise. J'en profitai pour donner un coup au torse de cet homme. Affaibli, il s'écarta en crachant du sang.
« Déplacement ! »
Nous fîmes quelques pas en direction du gaillard d'arrière. D'autres hommes me barrèrent la route. J'agressai l'un. Il défendit du bras gauche que je fis mine d'attaquer, mais de l'autre main, j'avais visé l'épaule droite. Il grimaça de douleur, tenta de m'attaquer dans un élan de désespoir, mais un coup de pied sous la ceinture le fit s'agenouiller. Je lui donnai un coup de genou dans le visage assez violent pour l'étourdir et je le terminai d'un coup de poignard.
« Tribord ! criai-je. »
Malaury para à temps et fit tomber l'homme par-dessus bord d'un coup de pied.
« Déplacement ! »
Quelques pas de plus. Encore deux hommes me barraient la route à l'escalier. Malaury se battait vaillamment dans mon dos. Ceux devant moi décidèrent de m'attaquer ensemble. Je parai à droite, mais pas assez à gauche : une coupure brûla sur ma joue et un liquide coula sur ma peau. Je ris en le repoussant :
« Dommage, cet œil est déjà crevé ! »
Dans un élan, je poignardai l'homme au torse, puis me recalai contre le dos de Malaury.
« Malo, tu t'en sors ? Beaucoup viennent ?
— Pour le moment, ça va ! »
Il ne restait plus qu'un homme devant moi. Il maniait deux sabres longs. Je n'avais pas l'avantage.
« Bâbord, Malo ! »
Il gémit. Je jetai un œil : une épée dans l'épaule. Je ne l'avais pas prévenu assez tôt.
« Tu vas bien ?
— Oui, ça va ! Continuons ! »
Une détermination hors-pair.
« Tiens bon ! »
Regard perçant, position de combat, j'approchai d'un pas pour donner un coup que l'homme repoussa aisément. Il allait me donner du fil à retordre. Il attaqua. Je parai avec mes poignards, mais mes bras avaient tremblé. Il avait beaucoup de force.
Je m'avançai pour tenter de poignarder, mais il para et me donna un violent coup d'épée à la main. Une belle taillade. Je répliquai en le plantant à l'épaule, et il soupira. Je m'écartai contre Malaury. Mes doigts étaient poisseux à cause du mélange de sang et de pluie qui coulait le long de ma main. Elle me lançait, mais ce n'était pas le moment de m'en occuper.
Plus en difficulté, il avait du mal à attaquer du bras touché. J'en tirai un total avantage en n'attaquant que ce côté. Il répliquait avec peine, et bientôt, j'enchaînais les attaques. Je le touchais sans cesse. La fatigue le gagnait. Je finis par le poignarder à l'abdomen, son beau costume noir s'obscurcit encore, et il s'effondra sur le sol.
Le bateau tangua si violemment que tous les hommes crièrent en se raccrochant à la première chose qu'ils voyaient.
« Borg ! hurla une voix. »
Une victime en mer. Son crochet s'agitait à la surface de l'eau qui bouillonnait, balancé d'un côté à l'autre. Il ne savait pas nager. Je réfrénai mon désir de sauter le chercher : mes hommes étaient sans doute en train de trafiquer les cales, le navire pourrait bientôt couler, il fallait se dépêcher d'atteindre le rat, et surtout, il était peut-être déjà fichu...
Mais le gouvernail ?
« Jack ! interpellai-je. Retourne sur La Mora ! Prends le gouvernail !
— Quoi ? Mais Borg... »
Il se tut. Comme s'il venait de comprendre. Blême, il repartit sur notre navire.
On lui fera une belle cérémonie, Jack. Ne t'en fais pas.
Je montai l'escalier et j'atteignis enfin le pont supérieur, dagues en main. Augustin était éloigné dans un coin, accroché à la rambarde, une rapière mal tenue entre les doigts, a priori pris de court. Il donnait des ordres à qui voulait bien l'entendre. L'Insurrection nous contournait : il devait chercher à prendre La Mora en tenailles.
« Toi ! hurla-t-il, coléreux, en faisant un pas mal assuré dans ma direction. »
J'éclatai d'un rire que je ne me connaissais pas, un rire empli de haine :
« Moi ? Tu es en colère car je t'attaque ? Après ce que tu m'as fait ! grondai-je suffisamment haut pour que les vents ne couvrent pas ma voix. Ça fait plus d'un mois que je te cherche ! Plus d'un mois que j'attends ce jour où je pourrai te massacrer ! »
Je m'élançai en hurlant vers lui, poignards en avant, et je manquai de peu de lui trancher un bras. Il s'était suffisamment écarté pour n'avoir reçu qu'une entaille profonde.
« Tu es sûre que tu veux continuer de te battre, Neven ?
— Ne me fais pas ton numéro de beau parleur ! grondai-je en menant un nouveau coup en avant. »
Si j'avais pu planter son épaule, il avait balafré mon ventre. Une fine ligne rouge barrait ma chemise plaquée contre ma peau.
« Nous sommes en pleine tempête ! reprit-il. On va perdre un tas d'hommes, tous les deux ! Je ne suis pas certain...
— Mais c'est ce que je veux ! lançai-je avec un sourire carnassier. Te détruire ! Toi et tout ce qui t'est lié ! Tes navires, tes hommes, tout ! »
Je poignardai le bois au lieu de son bras. Retirant mon arme, je me raccrochai au bateau qui tangua à nouveau avec violence.
« On va sombrer si on ne gère pas nos navires ! Tu ne voudrais pas mourir, non ? Ni Malaury, je pense ? »
Il essayait de me prendre par les sentiments. Seulement, regarder cet homme, sa moustache trempée, sa queue de cheval... Me rappeler son air hautain à mon égard... Me rappeler que c'était lui qui avait encouragé un homme à tuer Mora, ma sœur... que c'était lui qui avait tendu un piège à ma flotte, qui avait tué Célestin, mon meilleur ami, par la même occasion... me rendait plus enragée qu'autre chose !
Des hurlements au loin nous firent tourner la tête. L'Insurrection qui s'approchait de La Mora était désormais fendue en deux par un écueil. Un rire froid m'échappa et je profitai de son ébahissement pour le poignarder au torse, il répliqua instantanément par une profonde entaille dans mon bras.
« On dirait que les choses tournent mal pour toi ! »
Il se contentait de se défendre, le visage crispé, une main sur sa blessure dont le sang s'écoulait abondamment. Il semblait chercher une échappatoire, regardant régulièrement autour de lui. Je jetai un œil vers le pont. Malaury se battait contre trois hommes à la fois, les bras en sang. Un pirate s'approchait dans son dos.
« Malo ! Derrière toi ! hurlai-je. »
Un regard paniqué pour moi :
« Neven ! »
Je m'écartai, mais pas assez loin. Je gémis longuement. Augustin n'avait pas manqué mon moment d'inattention. La rapière enfoncée dans ma taille, je tentai de la retirer, mais il la poussa plus profondément encore. Totalement embrochée, je glapis. La pression qu'il maintenait sur sa lame s'évanouit, et mon cou fut enserré.
Instinctivement, je m'accrochais à ses mains pour tenter de lui faire lâcher prise, laissant tomber une de mes armes, griffant de toutes mes forces, en vain, je m'étouffais, l'air me manquait, je voyais flou. J'avais beau chercher à respirer, rien ne venait, je m'asphyxiais, et dans un élan de panique, je donnai un violent coup de couteau devant moi.
Il me relâcha. J'inspirai, avant de tousser, secouant mon corps. La lame enfoncée dans ma taille me brûlait de l'intérieur, et je la retirai d'un geste vif en gémissant. Tremblante, des sueurs froides me parcouraient, je me raccrochai à la rambarde en manquant de glisser. Je rejetai un regard devant moi. J'avais eu Augustin près de la gorge, mais il vivait encore... il fallait que j'en finisse avant de tomber. Ces maudits points noirs balayaient ma vision. Je devais venger Mora et Célestin. Je devais lui faire payer ses actes et sa trahison. Je devais le tuer.
Il leva la tête vers moi. Nous nous regardions en chiens de faïence, en mauvais état tous les deux. Je balançai la rapière teintée de mon sang par-dessus la rambarde et tonnai en souriant :
« Comment tu vas faire, maintenant ? Tu n'as plus rien ! »
Il passa la main dans son dos et tira une rapière plus courte que la première :
« Tu devrais plutôt t'inquiéter de ton état ! Tu as une blessure plutôt sérieuse, des hommes de l'Insurrection ont réussi à remonter sur le pont ! On est plus nombreux ! Je crains que ça finisse mal pour vous ! Prépare-toi à me donner la place, « capitaine » ! »
Je serrai les dents, plissai l'œil, prête à en découdre, mais il avait raison. Je devais le tuer au plus vite. D'autant plus car mes hommes sabotaient le navire. Malaury empêchait sans doute les ennemis de nous rejoindre, j'ignorais combien de temps il pouvait tenir.
En garde, notre combat débuta. Nos lames s'entrechoquaient avec violence, et nous manquâmes à plusieurs reprises de nous infliger un coup mortel. Je n'avais toujours entendu parler que de son éloquence, mais il était assez bon bretteur aussi.
Avec adresse, il donna un coup de rapière sur le côté de ma lame suffisamment fort pour que mon unique poignard vole derrière moi. Un sourire de satisfaction prit place sur ses lèvres. Je reculai à pas précipités pour le récupérer au plus vite, mais il courut, lame levée. Le navire tangua violemment, et nous trébuchâmes tous les deux. Je m'effondrai sur le dos, et je gémis à une vive douleur dans mon bras. En voulant le bouger, je grognai : sa rapière était plantée dans mon avant-bras, contre le plancher.
Augustin était couché sur moi, victorieux, et tenait fermement son arme pour m'empêcher de la retirer. De l'autre, il attrapa mon poignard et le plaça au-dessus de ma tête.
« Ce sera sans douleur, même si j'ai très envie de jouer un peu... sourit-il. Mais je me méfie de... »
Un coup de genou sous la ceinture. Son sourire le quitta et il visa ma gorge. J'attrapai son avant-bras pour le bloquer. C'était un concours de force. Je voulus bouger mon bras gauche, mais il était coincé par la rapière, alors je concentrai mes efforts sur ma main droite.
« Tu es finie ! cria-t-il. Abandonne ! »
Je ne devais pas mourir. Pas maintenant. J'étais à deux doigts d'en finir !
Je m'efforçais de le repousser, mais il ne cédait pas... mais moi non plus.
Ma main tremblait. Le sang que je perdais, la douleur à mon ventre, à mon bras, me donnaient la tête qui tournait. Les points noirs revenaient. Je respirais fort, me sentant partir, mes forces faiblir... Pas maintenant...
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