Chapitre 32 - Fleur d'oranger 2/2

   Les années défilèrent encore et encore. Âgé de vingt ans, les femmes qui venaient régulièrement la nuit restaient parfois pour la journée. Parfois aussi, elles demandaient un peu d'or supplémentaire, pour des emplettes pour lui faire plaisir la prochaine fois, elles disaient. Et mon père donnait. Je détestais tout ce cirque qui se déroulait sous ses yeux. Il me répétait de faire attention, mais il plongeait droit dans cette mascarade !

« T'as pas l'air d'bonne humeur, souffla Avel, assis à mes côtés. »

Il croqua dans une madeleine parfumée à la fleur d'oranger.

« Encore mon père, grognai-je. Il fait n'importe quoi ! Quand ma mère est partie, il m'a dit de faire attention aux gens... et là, il se laisse amadouer pour le plaisir ! Ça me rend fou !

— C'est un peu l'hôpital qui s'fout de la charité, renchérit mon meilleur ami.

— Bon, passons... et toi, alors ? Tu as eu tes résultats ?

— Jamais deux sans trois, Gus. Troisième fois que j'essaie de rentrer chez les Marines, troisième fois qu'je loupe. J'comprends pas pourquoi. J'me suis remis en question, vraiment. J'ai travaillé encore plus dur. Mais ça passe pas alors que j'ai toutes les qualités qu'il faut. J'comprends pas.

— Ils ne te détaillent pas où tu t'es trompé ?

— Nan. Juste un bon vieux « vous n'avez pas les compétences requises pour intégrer l'organisation de la Marine ». Point.

— Tu as essayé de demander ?

— Bah, bien sûr. Tu m'connais, j'y suis allé poliment, avec toutes les formes. J'me suis fait renvoyer du centre, soupira-t-il.

— Tu vas réessayer ? supposai-je.

— Nan, j'en ai marre d'attendre ici. J'vais tenter ma chance chez les corsaires. Mais ça me tue de me dire que tout c'boulot... donne rien. »

Il soupira encore, les épaules voutées.

« Tu ne m'avais pas dit qu'en général, les Marines ont d'abord travaillé chez les corsaires ?

— Si, si... mais j'crois plutôt qu'ils laissent aux jeunes le plus dangereux. »

L'angoisse pressa mon torse pour se contracter sur mon cœur.

« Fais attention à toi, d'accord ? J'aimerais te revoir sain et sauf. »

Avel sourit :

« T'en fais pas, avec toutes ces années d'entraînement avec toi, j'peux pas crever comme ça ! »

Je finis par sourire dans un soupir : incorrigible.

Avel fut engagé dans les mois qui suivirent, et je ne le revis pas pendant plusieurs mois. Il restait peu de temps sur terre à chaque fois, mais il passait toujours me voir avec des madeleines parfumées à la fleur d'oranger. Sa vie semblait plus ou moins lui convenir, même s'il me parlait encore et toujours de son désir d'entrer chez les Marines.


   À vingt-deux ans, mon père mourut. Du jour au lendemain, il avait disparu. J'avais eu mal, mais certainement pas autant que lors du départ de ma mère – qui n'était d'ailleurs jamais revenue. Ma mère n'avait pas voulu de moi. Mon père avait juste suivi l'ordre des choses.

Aussitôt mort, ma famille s'était cramponnée à moi comme un amas de sangsues. Je devenais le nouveau Duc de Neremberg, alors il fallait être dans mes faveurs pour espérer obtenir des aides financières ou l'aura de mon influence. J'avais détesté chaque personne qui venait me « consoler » derrière un sourire hypocrite. Elles ne voulaient qu'une chose : mon argent. Encore et toujours mes possessions. Ironique, ceux qui avaient le moins, Ariane et Avel, étaient restés humains et humbles. Ils m'avaient réconforté sans chercher à obtenir quoi que ce soit derrière. J'étais peut-être jeune, mais je savais reconnaître mes véritables proches des profiteurs qui me tournaient autour comme des insectes autour d'un pot de miel.

Je m'étais mis à participer aux dîners mondains, notamment pour peut-être me trouver une compagne : c'était quelque chose dont mon père me parlait régulièrement. Me trouver quelqu'un qui soit humble, pas comme ma mère. Qui m'appréciait pour qui j'étais, pas comme ma mère. Qui ne voulait pas que mon argent, pas comme ma mère. Et il terminait souvent cette tirade en soupirant que ça n'existait probablement pas, une femme comme ça, vénales comme elles étaient. À vrai dire, j'avais envie de lui prouver le contraire. J'étais certain que ce n'était qu'une mauvaise expérience.

Seulement, j'avais rapidement décanté. Les quelques femmes qui m'approchaient étaient souvent poussées par leur famille. « C'est le nouveau Duc de Neremberg » qu'ils disaient. « Il faut faire bonne impression. » « S'il t'apprécie, ce serait un bon parti. »

Et puis ces hypocrisies m'avaient à nouveau écarté de l'humanité. Parfois, je me demandais pourquoi j'étais si riche. Certes, je vivais confortablement... mais je n'étais qu'un amas de pièces d'or pour la société. Je détestais cette sensation de n'être qu'un bout de viande particulièrement coûteuse. Alors, je m'étais refermé. Je n'appréciais que les rares visites d'Avel.


   Un jour où nous sortions chercher notre viennoiserie préférée, une longue chevelure rousse m'avait dépassé. Des yeux verts éclatants qui rappelaient le printemps. Des taches de rousseur pétillantes. Un minois adorable.

« Gus ? Gus ? Tu m'entends ? Augustin Filiberst ? Ohé, du bateau ! »

Je revins à la réalité. La jeune femme avait disparu comme un mirage. Avel avait un grand sourire amusé.

« Qu'est-ce qu'il y a ? soupirai-je.

— Tu as vu une belle frégate, on dirait. »

Je secouai la tête en lui enfonçant une brioche dans la bouche :

« N'importe quoi. »

Il prit le temps de mâcher et d'avaler avant d'éclater de rire :

« Oh, allez, j't'ai jamais vu comme ça ! »

Et il m'avait charrié tout l'après-midi. Le soir, nous rentrâmes chacun de notre côté.

Dans les rues sombres de Febiran, j'avançais en silence, perdu dans mes pensées. Je vivais confortablement, mais ma vie m'ennuyait. Et surtout, je me sentais seul dès qu'Avel partait. Et cela durait des mois et des mois. Peut-être pourrais-je lui proposer un poste dans ma demeure ? Je fronçai les sourcils : non, il aimait bien trop la mer. Il était encore accroché à son rêve de devenir Marine, et j'espérais qu'il y parviendrait un jour.

« L-Lâchez-moi ! S'il vous plaît ! Pitié ! »

Je tendis l'oreille pour suivre la voix étouffée. J'arrivai dans une petite ruelle et mon sang se glaça. Une jeune femme était plaquée contre le mur, son haut remonté jusqu'à sa poitrine tâtée goulument par deux hommes.

Sans réfléchir, je repoussai violemment les monstres puis tirai la femme en arrière, vers la lumière.

« Eh ! T'as fait quoi ? hurla l'un en se redressant.

— Revenez et je contacte les autorités ! menaçai-je »

Ils n'osèrent pas nous suivre. Quelques minutes plus tard, je me tournai vers la victime. Je croisai son regard vert larmoyant. La jeune femme de tout à l'heure.

« Est-ce que tout va bien ? Je suis navré qu'il vous soit arrivé...

— Merci ! glapit-elle en se jetant contre mon torse. »

Surpris, je n'osai pas bouger. Puis, doucement, je la serrai contre moi.

« Et vous m'avez vue ! Est-ce que vous accepteriez de témoigner pour moi ? S'il vous plaît. On ne me croira pas si j'y vais seule, comme je suis une femme... si un homme y donne crédit, ça changera la donne, supplia-t-elle en me regardant.

— Bien sûr. Si je peux vous aider, c'est avec plaisir.

— Est-ce qu'on peut se revoiir dès demain matin ?

— Sans soucis. »

Le lendemain, nous nous étions retrouvés. J'avais appris qu'elle s'appelait Clara. Son visage était terni, angoissé, mais je l'avais rassurée. J'avais témoigné pour elle et les agresseurs avaient été retrouvés et arrêtés. Et nous nous étions revus pour qu'elle me remercie avec des brioches. Au fil de la discussion, elle avait manqué de s'étouffer en apprenant que j'étais le duc qui vivait tout en haut, dans ce grand manoir. Et aussitôt, je lui avais proposé de visiter ma demeure.

Clara et moi avions continué à nous voir, souvent chez moi, jusqu'à entretenir une relation amoureuse. Et petit à petit, elle me demandait des petites sommes. Puis des plus grosses. Encore et toujours plus. Puis le mariage. J'étais comblé d'amour et aveugle. Elle me donnait ce que je voulais, ce que j'aimais, et elle avait toujours les yeux doux dès qu'elle les posait sur moi.

Tu vois, papa. Elles ne sont pas toutes comme ça.

Douche froide un jour où Avel était revenu. Précipité jusqu'à ma demeure, il m'avait raconté avoir vu Clara en train d'embrasser un autre homme. Pendant un instant, j'avais pensé qu'il me mentait... mais il était mon meilleur ami depuis toujours. Alors, j'avais confronté ma femme qui avoua tout de suite. J'aurais tellement préféré qu'elle me dise être lassée d'amour... et pas...

« J'avais besoin d'argent, et... »

J'avais pris des nausées, puis demandé le divorce, et c'en était fini.

Solitude immense et monstrueuse. Toujours à cause de mon argent. Une malédiction.

Et je m'ennuyais.

J'avais envie d'amour, de plaisir... de vivre un peu, moi qui étais enterré sous mes richesses.

Alors, j'avais accepté de rencontrer des nobles qui voulaient nouer une alliance avec moi. Aussitôt marié, je consommais l'amour et le plaisir de la chair. Aussitôt lassé, je divorçais. C'était ce que l'on m'avait toujours fait : se servir de moi. Monnaie courante dans l'humanité.

Cela avait bien duré plusieurs années jusqu'à ce que plus personne du monde mondain ne m'approche.

Alors, toujours en manque de chair – et probablement d'attention – j'avais proposé de l'argent – puisqu'on ne voulait que ça de moi – à des familles précaires en échange d'une nuit avec leur fille – majeure, toujours. Étonnamment, les nuits de plaisir s'étaient multipliées. Quand une me manquait, j'instaurais une pression, une épée de Damoclès pour qu'elle revienne : avec l'argent, on avait tous les pouvoirs.


   Un jour, pourtant, à mes vingt-sept ans, le scandale éclata. La ville entière de Febiran me huait derrière mon portail, menaçant de brûler ma demeure et moi avec si je ne partais pas. Le message était compris. J'étais détesté, et je pouvais comprendre.

Ariane n'osait plus me regarder dans les yeux, le visage baissé sur ses chaussures, sans doute déçue.

« Augustin, me souffla-t-elle alors que je m'apprêtais à abandonner mon terrain en pleine nuit. Je t'ai toujours considéré comme mon fils, avec Avel. Il est en mer, actuellement... est-ce que tu veux que je lui dise quelque chose de ta part ?

— Simplement que je suis désolé car je ne pourrai plus partager de madeleines parfumées à la fleur d'oranger avec lui, souris-je avec amertume. »

Visage caché, je parcourais la ville, un sac d'or et de vivres sur le dos. Pour aller où ? Pour faire quoi ? Je l'ignorais. J'étais seul au monde, en train de marcher dans ces rues en pleine nuit, sans savoir où j'allais. Tout était allé si vite que je ne parvenais même pas à réagir.

J'embarquai sur le premier navire qui partait. Manque de chance, j'étais tombé sur un bateau pirate qui avait réussi à passer inaperçu dans le port. Alors, j'avais travaillé comme les autres, la tête vide. Je ne parvenais pas à réfléchir. Tout était tellement irréel : du jour au lendemain, je perdais ma demeure, mon statut, mon meilleur ami qui se trouvait quelque part dans Misera, et je travaillais dans les cales moisies d'un vaisseau pirate.

Arrivé au Repaire, j'avais erré un moment dans la soirée, sur les bandes de sable de ces ivrognes sales et impurs.

Moi, Augustin Filiberst, Duc de Neremberg, je n'étais plus rien.

Allais-je simplement mourir ici, avec tous ces pirates indignes d'exister ?

J'avais du mal à imaginer que je ne dormirais plus dans mon lit. Que je n'étais plus noble, ni quoi que ce soit. Que je n'étais rien.

N'était-ce pas mieux, de toute façon ?

On n'avait toujours voulu que mon or.

La seule femme que j'avais aimée sincèrement m'avait laissé un goût amer dans la bouche.

Ma mère m'avait toujours détesté.

« Quand le gain est trop tentant, ils peuvent devenir des monstres. C'est particulièrement vrai pour les femmes. »

Tu as peut-être raison, papa. Sûrement, même. Tous ces gens ne veulent que mon or, et les femmes se sont données à cœur joie de me séduire.

Je ris, seul dans ma comédie dramatique.

J'étais au sommet de tout, et j'avais sombré au plus bas...

Parce que les autres sont plus guidés par le gain que par l'amour.

Parce que les femmes sont viles et cupides.

Parce que je n'ai pas pris le bon chemin.


   Non... je refusais de tout perdre ainsi. Qu'allais-je devenir, à errer ainsi sur ces plages ? Un mendiant ? Un ivrogne ? Non, je pouvais être plus que ça. Je le savais. En revanche, je ne pouvais pas retourner à Febiran pour me faire une réputation neuve. Mon nom allait être sali chez la plupart des nobles du continent de Cecrune.

Un navire amarrait. Mes yeux brillèrent en observant le capitaine, vêtu de colliers en or et de vêtements de soie, comme un roi. Oui, je pouvais regagner un semblant de prestance, un semblant de moi... en prenant des grades.

Aussitôt, je me ruai jusqu'au bateau à la proue de lion. Pour un conquérant, comme moi, c'était parfait. Lorsque le capitaine descendit, je lui emboîtai le pas :

« Capitaine. Vous cherchez des hommes ? »

L'homme sourit par-dessus sa moustache brune :

« T'as l'air jeune, toi. T'es motivé ?

— Bien sûr. »

Qui ne le serait pas s'il voulait de l'or et la prestance ?

« Viens boire un verre avec moi, qu'on discute. »

Nous pénétrâmes à l'intérieur d'une grande taverne aux odeurs de sueur et d'alcool. Des catins passaient de table en table, pour servir des boissons et des caresses. De face, je m'efforçai de ne pas être déstabilisé par son œil de verre qui partait d'un côté et de l'autre. Installés dans un coin, il me serra la main en se présentant :

« Capitaine Arquelin. Tu es ?

— Augustin.

— Tu viens d'où ?

— Febiran.

— Qu'est-ce qui t'a poussé à venir ici ? C'est pas courant. Febiran, c'est les riches, les tissus... sourit-il.

— Ma famille m'a rejeté. Ils ne voulaient pas que je reprenne l'héritage, mentis-je.

— Ha... tu vaux rien pour eux, dommage, s'esclaffa-t-il. Sinon, j't'aurais peut-être bien utilisé pour gagner un peu d'argent... »

Il me jaugeait avec attention.

« Ancien noble, hein ? Et pourquoi pirate ?

— Je suis sali de partout, à présent. Les pirates sont les seuls capables de m'accueillir.

— Effectivement. Tu dois rien savoir sur les navires ? »

Deux pintes se posèrent devant nous. Je portai le verre à ma bouche. Du rhum. Eurk. Mon vin allait me manquer.

« Je connais les bases. »

Merci pour cela, Avel.

« Bah, allez, t'es recruté, p'tit gars ! »

Il me serra la main.

« Tu connais rien des pirates qui naviguent, j'suppose ?

— Pas vraiment...

— Nous travaillons sous les ordres de Neven l'Écarlate. Elle est la capitaine de la flotte.

Elle ? »

Sueurs froides. Une femme qui commandait ?

« Elle est douée, t'en fais pas, t'as pas de soucis à te faire. C'est une petite femme, mais il faudrait un océan d'hommes pour la faire fléchir ! Elle risque pas de devenir une sirène de sitôt, crois-moi ! s'esclaffa-t-il. Je te ferai signer la chasse-partie demain. T'es toujours d'accord ? »

J'avais du mal à croire ses mots. Ça ne pouvait pas être une femme qui commandait !

Elle avait sans doute récolté la gloire de quelqu'un d'autre. Comme toutes les autres. Incapables d'agir par elles-mêmes, elles grappillaient le butin une fois récolté.

Et je détestais cela.

« Toujours d'accord, confirmai-je avant de boire une gorgée d'alcool. »

J'ignorais pourquoi, mais je la haïssais déjà.


⋆˖⁺‧₊☽◯☾₊‧⁺˖⋆


J'ouvris les yeux en soupirant. Trop de souvenirs m'avaient dévoré, cette nuit. De mes neuf ans jusqu'à mes débuts en piraterie, tout était passé vite, si vite...


En début d'après-midi, sous la pluie torrentielle, Avel m'interpella :

« Cap'taine ! Le navire de Neven l'Écarlate est au loin ! »

Je regardai à l'aide de ma longue-vue. Il n'y avait qu'un seul vaisseau.

Un sourire frémit sous ma moustache.

Reprenons la place qui doit me revenir de droit. Redorons notre blason. Remontons en puissance. Redevons qui j'étais avant la mort du Duc de Neremberg.


Alors ? Que pensez-vous d'Augustin ? 'o'

Et Avel ?

J'ai moins détaillé / développé sur la seconde partie car ça ne me semblait pas forcément nécessaire.

On comprend bien son passage du côté "gris" / sombre ? 

Il est cohérent ? Je pense notamment à partir du moment où il se marie juste pour consumer le plaisir. 

Première fois que je développe son histoire, donc voilà, j'espère que vous avez apprécié !

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