Chapitre 31 - Préparation 2/2

   Le lendemain, nous étions arrivés aux alentours de Delicor : ce petit village serait le lieu où Augustin obtiendrait son butin, tous les deux mois. Des corsaires déposeraient le coffre dans un endroit que seuls lui et Augustin connaîtraient, et ce dernier irait le récupérer. Je supposais donc qu'il n'y aurait qu'un navire de corsaire qui passerait, et qu'avec un peu de chance, il aurait de l'avance sur notre cible : nous pourrions soit le laisser partir, soit nous en occuper avant l'arrivée du rat, ce qui rendrait l'affrontement final moins dangereux.

Sortie sur le pont, la main en visière, je cherchais un endroit d'où nous pourrions attendre en cachette, mais la mer était dégagée. Aucune grotte dans les parages. Je soupirais en faisant le tour du navire, ma longue-vue à la main, mais rien.

Je décidai de monter au nid-de-pie, même si je me doutais que les résultats seraient les mêmes.

« Oh, capitaine, c'est rare de te voir là !

— Il faut bien que je me remette un peu au travail, répondis-je distraitement en me remettant à observer les horizons. Tu es content d'être de retour ici ?

— Oui, ça m'avait manqué, avoua Issan. »

Strictement rien aux alentours... hormis de lointains et sombres nuages.

« Tu n'as pas remarqué une grotte, une crique, pendant le trajet ? Pas loin d'ici ?

— Du tout. »

Tandis que je regardais encore et encore l'immensité bleue qui nous entourait, Issan m'interpella :

« D'ailleurs, capitaine... je pense participer au combat. »

Ma longue-vue m'échappa des mains. Il la rattrapa avec habileté pour me la rendre.

« Malaury est d'accord ?

— Je ne sais pas s'il t'en a parlé, mais je me suis beaucoup entraîné ces derniers temps. Il pense que je peux m'en sortir, même s'il aimerait que je reste ici. »

Je me tournai vers le blond. Cela faisait des jours qu'on ne s'était pas vraiment regardés en face. Ses cheveux avaient terni, son visage était plus mince, tiré comme celui d'un adulte alors qu'il n'avait pas la vingtaine, mais ses bras semblaient plus fermes. Lui non plus, ne vivait pas très bien cette période.

« Tu peux toujours défendre sur La Mora...

— Oui, mais... comment dire... je sais que tout est la faute d'Augustin, et j'ai des... ressentiments à évacuer. »

Avec un sourire triste, je posai ma main sur son épaule :

« Je ne peux pas t'en vouloir ni t'en empêcher. Je suis comme toi. »

Je jetai un œil sur le pont. Le foulard rouge de Malaury dansait d'un endroit à un autre.

« Mais fais attention. Malo et moi, on t'aime beaucoup. On n'aimerait pas qu'il t'arrive quelque chose... d'accord ?

— Oui, perdre une oreille m'a suffi, sourit mon ami. »

Je redescendis, plus songeuse : il faudrait attaquer de face. Pas de surprise. Pas de coup de couteau dans le dos. Ils auraient alors le temps de se préparer, voire d'opérer un demi-tour en nous voyant. Bon sang !

À moins que je ne doive compter sur son caractère impulsif ? Il cherchait à m'annihiler, non ? Réfléchissons. Si je voyais mon ennemie, Neven l'Écarlate, au loin... soit je ferais demi-tour, soit je la confronterais. Si j'étais accompagné d'un à deux autres navires... je foncerais, persuadé que je serais capable d'en finir.

J'espérais avoir raison. S'il nous reconnaissait de suffisamment loin, il aurait le temps de fuir. La Belicande était capable de nous dépasser, d'autant plus car nous avions pillé et rempli nos cales récemment.

J'avais fait part de ma théorie à Rimbel et Malaury, et ils étaient de mon avis : la tentation d'en finir avec moi une bonne fois pour toutes serait trop grande. Nous l'espérions, en tout cas. Ainsi, les jours se déroulèrent dans un certain calme : Malaury préparait notre offense du mieux qu'il le pouvait. Il donnait des ordres, rappelait des plans, et préparait les armes. Il voulait limiter au maximum les pertes.

Le navire de corsaires était effectivement venu plus tôt, la veille du quinze août, et nous nous étions ignorés. Nous avions jugé qu'il serait plus intéressant pour nous de faire profil bas pour garder nos forces pour plus tard.

Cela avait rassuré mon second : on ne devrait se retrouver qu'à deux contre un, dans le pire des cas.

Le soir, nous étions couchés côte à côte, entourés par des chatons turbulents qui s'amusaient à nous attaquer dès que nous osions bouger un membre.

« Tu comprends pourquoi je voulais les mettre dans les cales ?

— Ils sont jeunes, c'est tout, bredouilla Malaury d'une voix pâteuse.

— Pff, souris-je, on dirait que tu trouves des excuses à des enfants... »

Couchée sur le ventre, coudes plantés dans le matelas, le menton entre mes mains, j'observais mon homme lutter d'un air endormi contre un minuscule chaton noir qui s'en prenait à son bras musclé. Je souris tendrement. Il tourna le regard vers moi :

« Il faudrait qu'on dorme. On ignore quand Augustin va arriver, peut-être même cette nuit.

— Tu as l'air inquiet... »

Il fronçait souvent les sourcils quand il se perdait dans ses pensées.

« J'espère que ma stratégie sera bonne, c'est tout. Et qu'on aura le moins de pertes possible. Quand on aborde, d'habitude, on ne cherche pas forcément le combat. Juste à faire peur pour piller. Ça nous permet de nous enrichir sans blessés ni morts. Là... la confrontation est inévitable. Nos navires seront un champ de bataille rempli de cadavres, d'hommes agonisant... »

Ses mots me donnèrent quelques frissons. Il attrapa ma main :

« Parmi eux, on pourrait y trouver nos camarades, nos amis. Pour ceux qui ont trouvé refuge sur La Mora, notre famille. Ce sera une journée difficile, demain. J'ai peur pour mes frères d'armes, mais aussi pour ma fiancée. »

Nous avions tous les deux gardé au doigt le petit morceau de tissu qui nous liait pour un mariage futur. Il serra ma paume plus fermement :

« On fera attention. On a encore tellement de choses à vivre, tous ensemble... je veux encore passer des moments à rire et boire dans un bar entouré de mes camarades. Je veux encore passer des soirées avec toi, en train de te moquer de moi qui me fais attaquer par des chatons curieux... c'est banal à souhait, mais qu'est-ce que je me sens bien dans ces moments-là... »

Il posa sa main sur ma joue :

« Je n'ai aucune envie qu'ils cessent. Alors, demain... battons-nous pour que l'on puisse vivre et festoyer tous ensemble après. »

Je me redressai pour m'approcher de son visage :

« On gagnera ensemble. »

Un baiser d'espoir et de tendresse.

Quelques heures plus tard, Malaury était parvenu à s'endormir, mais pas moi. Les rayons de la lune illuminaient suffisamment la pièce pour que je puisse l'observer, l'air apaisé. Une angoisse me dévorait malgré moi depuis notre discussion. J'avais peur de le perdre demain. Il était si important pour moi : j'avais déjà perdu Mora et Célestin... si je perdais Malaury... que serais-je ? Qui serais-je ? Je m'étais rendu compte, ces dernières semaines, que la piraterie était la seule chose qui me restait. Or, elle ne remplacerait jamais les personnes que j'aimais. Alors, si jamais je le perdais...

Je soupirai longuement en me recouchant contre lui : je le protégerais, au péril de ma vie s'il le fallait. Je ne laisserais personne l'approcher et lui faire du mal.


   Debout à six heures du matin, je m'habillai, reprenant mon manteau de capitaine, mon tricorne, et mes armes examinées une à une avant d'être accrochées à ma ceinture. Mains sur les hanches, j'observais l'horizon à travers mon hublot. La mer s'était agitée durant la nuit, et cela n'avait pas manqué : d'épais nuages couvraient les cieux. Une tempête se préparait. Ce n'était pas pour nous arranger, d'autant plus avec notre idée de mettre le feu aux navires.

Du mouvement dans mon matelas, suivi d'un soupir. Quelques instants plus tard, Malaury m'enlaçait dans mon dos, prenant mes mains :

« Tu te sens prête ?

— Il faut bien. »

Je me retournai, me hissai sur la pointe des pieds, et je m'accrochai à son cou pour l'embrasser. Un baiser chaud, doux, long. Il appuya ses lèvres plus longuement encore, resserrant ses bras sur mon dos pour me serrer contre lui. Son front contre le mien, il me murmura :

« Je t'aime.

— Je t'aime aussi. »

Il attrapa délicatement ma main gauche :

« Si on s'en sort...

— On s'en sortira, rétorquai-je. »

Mon cœur battait plus vite. Je ferais tout pour, en tout cas.

« Je te promets que...

— Pas de promesse, grognai-je en levant l'œil au ciel. »

Il me sourit avec douceur :

« Je t'assure que je te ferai une belle demande en mariage.

— Nous ne sommes pas déjà fiancés ? taquinai-je.

— Tu mérites une meilleure demande avec une véritable bague. »

Je ne pus m'empêcher de rire :

« J'aime bien nos morceaux de chemise, moi.

— Je sais que tu es coquette. Tu adores les bijoux.

— Oui, c'est vrai, admis-je. Mais ces morceaux de chemise... c'était à un moment compliqué pour nous. Je t'avoue que j'étais terrorisée, et totalement désespérée... j'étais faible, à terre, mais tu as réussi à me faire sourire, à me faire penser à autre chose, et tu m'as fait une belle déclaration. Tu as demandé ma main. »

J'observai nos anneaux en tissu avec un sourire plus tendre :

« Donc je les aime comme ça, nos bagues. Ce n'était pas le moment le plus adéquat pour une demande en mariage, c'est vrai. Ce ne sont pas de véritables bijoux, c'est vrai aussi. Mais ce qu'elles signifient vraiment est bien plus important pour moi... »

Malaury eut un regard touché.

« Heureux que ça t'ait autant soulagée... c'était mon but. Mais... je te ferai tout de même une meilleure demande en mariage. Pour la forme au moins. »

Je levai l'œil au ciel :

« Si ça peut consoler mon pirate maniaque... »

Quelques instants plus tard, il avait revêtu son manteau en cuir, ses bottes, et son foulard rouge. Il récupéra les sabres posés non loin de notre couche, les passa à sa ceinture, et nous sortîmes, resplendissants, la tête haute, prêts à mener notre combat. Paraître déjà victorieux pour motiver les troupes.

Nous nous dirigeâmes directement au gaillard d'arrière pour récupérer une longue-vue et observer les alentours.

« Rien de particulier, cette nuit ?

— Hormis la mer qui gronde, rien, capitaine. »

Installée sur la rambarde, je regardais la mer s'agiter, les vagues grossir, se violenter, et frapper le bois. J'avais suggéré à Malaury de couler le navire pendant notre abordage, c'est-à-dire d'envoyer des hommes dans les cales pour percer la coque. Si la tempête montait en puissance, le bateau coulerait vite, voire chavirerait avant, cela en deviendrait même dangereux pour ceux présents sur le pont.

Les hommes se levaient au fil des heures, armés jusqu'aux dents. Malaury répétait les différents plans, vérifiait les équipements et l'état du navire, me quémandant mon aide pour gagner du temps.

« Tu penses que pour le feu, ça ira ? questionnai-je. »

Il bruinait depuis maintenant deux heures. J'avais délaissé ma tenue de capitaine pour qu'elle ne prenne pas trop l'eau. Si la pluie n'empirait pas, elle ne s'amenuisait pas non plus, et je craignais de mauvaises surprises d'ici quelques temps.

« Pour l'instant, oui. Si les voiles prennent bien feu, cette pluie ne suffira pas. Sinon... ça nous fera une corde en moins à notre arc. J'espère pour nous qu'il va bientôt arriver... »

Quelques heures plus tard, en début d'après-midi, il tombait des cordes. Le pont glissait, nous étions trempés jusqu'aux os, et nous avions abandonné toute idée d'enflammer quoi que ce soit. La mer grondait, le navire tanguait dangereusement, abandonné à la colère des vagues, et plus un seul rayon de soleil ne perçait les cieux. Pour me réchauffer, je marchais, faisant le tour du navire en me tenant fermement à la rambarde : un passage par-dessus bord n'étonnerait personne. Malaury me suivait, et nous devions crier pour pouvoir nous entendre parmi les vents déchaînés :

« Neven ! Tu penses qu'ils vont venir ?

— S'ils sont en route, peut-être !

— On mène l'offense quand même ?

— On est là pour ça ! »

Il attrapa le bras pour me retenir et il pointa du doigt la mer. Je plissai l'œil.

« Les écueils ! »

La mer était tellement déchaînée que cet énorme rocher disparaissait régulièrement sous une vague.

« Il y en a des tas comme ça, dans le coin ! Si on s'en prend un, c'en est fini de nous !

— Pour eux aussi ! fis-je remarquer. »

Je me tournai vers l'endroit où serait située la côte si le brouillard me permettait de voir : plusieurs kilomètres. Si on faisait naufrage, retourner sur la plage serait compliqué avec une mer aussi agitée. Pour ceux qui savaient nager, bien sûr : ironie du sort, une partie de mes hommes l'ignoraient... Quand je leur demandais pourquoi ils n'avaient jamais appris, ils me répondaient qu'un pirate abordait sur le pont, pas dans l'eau. C'était une façon de voir les choses.

« Capitaine ! Quelque chose arrive depuis l'Ouest ! »

Le prochain chapitre... sera d'un autre point de vue, juste avant la bataille ! :3

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