Chapitre 30 - Érosion 2/2

   Je me relevai pour analyser le bateau en question. À moins de cent mètres, il fallait dévier légèrement pour croiser sa route. Il paraissait encombré, alors il ne pourrait pas nous fuir. De plus, nous avions de l'avance pour le trajet jusqu'à Delicor...

« Branle-bas de combat ! »

Tenue de capitaine enfilée au plus vite, sabre à la main, pavillon levé, toute une cohue s'élevait sur le navire, mais chacun savait quel rôle il tiendrait. Je croisai le regard de Malaury, sombre, sa lame dans la main, qui attendait patiemment que nous approchions suffisamment pour mener l'assaut.

« Capitaine ! On fait des prisonniers ? »

Si j'étais si violente ces derniers temps, en mer, c'était en réponse à leur tentative de pendaison à mon égard, mais aussi pour tenir tous les corsaires ou pirates à l'écart : attention, Dragon des mers méchant. Très méchant.

« On en laissera cinq ou six, dont un timonier. »

Sur le navire, les hommes se rendirent directement. Ils me suppliaient de les épargner. J'avais tranché la gorge de celui qui beuglait le plus, et tous s'étaient tus, horrifiés. Je dessinai un sourire carnassier sur mes lèvres :

« Quelqu'un d'autre ? »

Silence. Terreur dans leurs yeux. J'exigeai leurs richesses sans laisser entendre qu'ils mourraient presque tous. Butin ramené sur notre navire, nous isolâmes quelques hommes, dont un timonier. Le reste fut exécuté sous leurs yeux.

Certains avaient commencé à supplier de les épargner, à hurler, mais après un regard noir de ma part, suivi d'un « vous voulez les rejoindre ? » ils s'étaient tus, parfois en larmes.

« Bonne route, messieurs, tonnai-je en repartant sur La Mora, accompagnée par mon équipage. »

Les massacres du Dragon des mers, voilà ce que je voulais qu'ils racontent. Ma cruauté, mon inhumanité, tout ce qu'ils voulaient, je ne souhaitais qu'une chose : être crainte encore plus qu'avant.

Tandis que Malaury s'occupait des comptes de notre butin, je repartais dans ma cabine en silence, les mains à nouveau salies. C'était terrible de penser que je m'étais autant habituée à la mort et à la vue du sang, à mon jeune âge, vingt-trois ans. Assise sur une chaise, j'observais le ciel à travers le hublot de ma cabine, perdue dans mes pensées. Je n'avais toujours tué que par nécessité, ou pour répondre à des attaques, même verbales. Ces derniers temps, j'avais la désagréable impression de tuer sous prétexte de me venger, mais de prendre la vie d'innocents au passage. Mais c'était ce que je voulais, après tout, non ? Être crainte et respectée par tous. Afin que l'on se tienne à carreaux. J'avais été si naïve contre Augustin... j'avais plongé la tête la première dans son piège. Je ne voulais plus me faire avoir ainsi. Au moins, tout le monde saurait ce qu'il en coûte de se payer ma tête : une mort violente.

On toqua à la porte, puis on entra.

« Je me suis permis.

— Prends une chaise, installe-toi, murmurai-je en me tournant vers Rimbel. »

Assis à côté de moi, il cherchait mon regard, mais je me sentais ailleurs. Ces moments où j'étais triste et morne sans raison apparente étaient fréquents, et je ne parvenais pas à les chasser.

« Tu sembles aller mieux, ces derniers jours.

— On peut dire ça. »

J'étais toujours brisée, mais j'acceptais un peu plus. Surtout, je m'occupais, alors je ne pensais pas. J'avais toujours fonctionné ainsi.

« Je ne pensais pas mener un abordage sous tes ordres, un jour, sourit l'homme avec gentillesse.

— Je n'ai rien fait, murmurai-je. Il s'est déroulé sans accroc, je n'ai pas eu besoin de donner de directives. »

Cet abordage n'avait rien de glorieux, mais je savais qu'il essayait de me remonter le moral.

« Malaury nous a dit qu'on aurait un combat compliqué, prochainement. Avec Augustin. Il n'a pas l'air enchanté.

— Il sera dangereux, mais nous n'avons pas le temps d'attendre de meilleures occasions, voilà tout. »

J'espérais que mon second n'avait pas envoyé Rimbel pour me faire changer d'avis. J'étais têtue, il devait le savoir.

« Si tu ne veux pas y participer, je t'autorise à rester dans une cabine.

— Je pense être suffisamment en forme pour, ne t'en fais pas, petite Neven.

— Alors pourquoi tu viens me parler de ça ? soufflai-je, agacée.

— Tu as un excellent second, j'espère que tu t'en rends compte. Tu devrais l'écouter.

— Je le sais, mais nous ne pouvons pas attendre d'autres occasions. J'ai besoin de me reposer. Pars, s'il te plaît. »

Il savait que cela signifiait que je refusais de discuter. Une fois seule, je poussai un long soupir. Deux personnes déjà me demandaient de cesser. Je comprenais leurs craintes, mais comprenaient-ils la nécessité de l'attraper au plus vite ?

Le soir, je ne m'étais pas jointe au réfectoire pour prendre un repas. Je n'avais pas faim. Malaury m'avait emmené une assiette que j'avais délaissée, et du poisson pour Tigresse qui s'était régalée. Il s'installa sur le matelas, dos à moi, silencieux.

Je ravalai ma fierté et glissai un bras autour de sa taille, posant ma main sur son torse, et je me collai à son dos :

« Malo ?

— Hum ?

— Ne me fais pas la tête. S'il te plaît.

— Je suis juste nerveux. »

Mon œil.

« Regarde-moi, si tu es juste nerveux. »

Pas un mouvement. Je soupirai :

« Ne mélangeons pas nos différends en tant que capitaine et second, et notre couple. Je t'en prie.

— Comment pourrais-je ignorer ce que tu m'as demandé ? J'ai la vie de l'équipage entre les mains, et toi, tu veux qu'on fasse comme si de rien n'était ? Je ne sais même pas pourquoi je suis venu dormir ici, bredouilla-t-il en se redressant. Je savais comment ça finirait, je n'aurais pas dû venir. »

Je m'étais relevée pour rattraper son poignet, mais il s'était dégagé et était parti. Recroquevillée sur moi-même, désormais adossée au mur, je frissonnais, angoissée. Je me laissai glisser sur le sol, les genoux entre mes bras, me répétant une question...

Est-ce que

je fais

le bon choix ?

Malaury avait déjà contesté mes ordres, mais après discussion, il finissait par accepter et me soutenait comme il le pouvait. Aujourd'hui, c'était totalement à contrecœur qu'il effectuait son travail. Je comprenais ses réactions... mais son soutien me manquait. Comme si j'étais la seule à diriger sur ce navire. Mais c'était le cas, pourtant. J'étais la capitaine, celle qui prenait les décisions. Mais étaient-elles bonnes ? Acceptées ?

Étais-je seulement une bonne pirate ? Alors une capitaine...

Je frissonnai. Ces mots désagréables me tourmentaient depuis l'accident. Ma confiance inébranlable... elle s'érodait au fil des jours, sous mes yeux, sans que je ne puisse retenir les morceaux qui glissaient entre mes doigts comme du sable fin. Je me montrais confiante pour qu'on ne perçoive pas que je m'effondrais. Pour me rassurer aussi. Pour me donner l'illusion que j'étais comme avant.

Regardons la vérité en face. Même Malaury ne me soutient plus. C'est qu'il y a bien un problème avec moi...

Je soupirai plus longuement, l'œil fermé, totalement repliée sur moi-même. Est-ce que je faisais le bon choix ? Je ne me posais jamais la question, avant... mais si je me trompais vraiment ? Évidemment, l'opération était dangereuse... mais valait-elle la vie de l'équipage ?

Mon ventre bouillonnait d'angoisse. Je détestais avoir peur, elle freinait et n'apportait rien de bon. Je devais passer au-dessus, comme avant. Faire confiance à Malaury concernant le plan aussi. En combat et stratégie, il était bien meilleur que moi, alors il saurait organiser l'offense la plus efficace possible.

Je tentai vainement de m'endormir, la tête encombrée de pensées, alors, quelques heures plus tard, je m'étais mise à jouer avec les chatons pour m'occuper. Connaissant Mora, elle passerait ses journées et ses nuits à s'amuser avec. Elle aimerait les faire bondir à droite, à gauche. Chatouiller leur ventre, se laisser mordiller, pour les caresser ensuite.

Un rire nerveux me quitta, couplé de larmes. Sans pouvoir les retenir, les sanglots m'échappèrent, et à nouveau recroquevillée sur moi-même, j'essayais de me calmer, en vain. Pourquoi n'y parvenais-je plus ? Je ne me reconnaissais plus. J'étais tellement fragile... pourquoi n'étais-je plus capable de rien ? Je ne prenais même plus la barre...

Une pirate, moi ?

Papa ne serait pas fier de moi. Je n'étais plus que l'ombre de moi-même. Il m'estimait tellement en tant que capitaine... mais maintenant, je n'étais qu'une mourante. Pitoyable.

Sur le point de saisir une bouteille de rhum à portée de main, je m'arrêtai : j'avais dit à Célestin que je ne boirais plus pour faire passer le temps. Que cela ne faisait que me rendre agressive. Je soufflai longuement. Ma poitrine se détendait.

Je sortis prendre l'air et calmer ma tête douloureuse. Je saluai distraitement l'équipage, m'avançai vers le gaillard d'avant à pas lourds, et je m'accoudai aux bastingages, seule dans mon coin. Le vent soufflait fort, balayant ma chevelure qui s'agitait avec vigueur. La mer, sous les rayons de la lune, s'agitait et tapait contre la coque avec une certaine violence : il y avait beaucoup de courants dans les environs.

« Capitaine, tu vas bien ? »

Borg.

« Comme on peut, répondis-je d'une petite voix.

— C'est rare de te voir sur le pont à cette heure-ci...

— Je n'avais pas sommeil. »

Silence. J'étais peut-être trop sèche.

« Si tu as besoin de quoi que ce soit, nous sommes là pour t'aider et pour te soutenir. Courage. »

Dire que j'allais les envoyer se battre contre deux navires... j'étais une ordure finie, pas vrai ? Je frissonnai, avant d'être remuée par des nausées.

Sous les envies de vider mon estomac qui remontaient, je prenais des sueurs froides. Une chaleur intense emprisonnait ma tête. J'essayais de respirer, vite, plus vite, plus fort, j'étouffais. En voulant me concentrer sur la mer, elle n'était devenue qu'un amas de taches sombres et difformes qui apparaissaient et disparaissaient... 

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