Chapitre 30 - Érosion 1/2
J'ouvris l'œil. Je respirais vite. Un regard autour de moi, j'étais dans ma cabine, seule. Drôle de rêve. Au moins, cette fois, je n'avais pas revécu la mort de Mora, déformée d'une façon ou d'une autre.
Des frissons me parcoururent. J'ignorais si c'était à cause de la désormais image ensanglantée que j'avais en tête ou des draps qui étaient trop fins pour réchauffer mon corps dénudé. Repliée sur moi-même, je m'accrochais à mon oreiller, mon ancre dans les tumultes de l'angoisse.
J'essayais de me concentrer sur le sourire que j'avais vu cette nuit. Sur son visage doux et triste, pas sur le sang qui tachait sa peau. Sur le regard de Célestin et ses cheveux qu'il n'avait pas lissés dans mon rêve, pas sur la peine de ses lèvres. Sur ce qui me raccrochait à eux, pas sur ce qui m'en écartait.
En rouvrant l'œil, je m'écartai d'un bond en croisant un regard bicolore dans la pénombre sous mon bureau. Chocolat et argent.
Je secouai la tête et les yeux disparurent.
Parfois, j'avais l'impression de les voir, voire de ressentir une présence près de moi, mais ce n'était que mon imagination qui débordait.
Cependant, j'étais de moins en moins sûre que les gouttes d'eau que j'avais ressenties étaient des hallucinations. Cela ressemblait aux nanges. On disait qu'ils étaient des nuages d'eau invisibles qui pouvaient prendre l'aspect souhaité – quelques personnes disaient avoir été enlacées par des bras chauds et humides, par exemple. En tout cas, selon certains, nos êtres chers nous veillaient sous cette forme, et j'avouais me conforter dans cette idée. Je me disais que Mora et Célestin étaient toujours un peu là. C'était une brise dans la tempête qui durait depuis bientôt un mois et demi.
Durant la matinée, Malaury vint me rendre visite. Après quelques douceurs, il me demanda d'un ton plus sérieux :
« Est-ce qu'on pourrait parler de nos affaires de pirates ? J'aimerais savoir où nous en sommes. »
L'instant d'après, nous étions assis côte-à-côte à mon bureau, une carte de l'Archipel entre nous, et je faisais tourner un compas planté sur Isda entre mes doigts.
« J'ai passé une semaine à écumer les bars pour trouver l'un des contacts d'Augustin. J'ai réussi à tomber sur Philippe Edventerg et à suffisamment attirer son attention pour que l'on se revoie un soir de repos pour conclure chez lui. La veille, donc. Je te passe sa drague affreuse. Une fois dans sa chambre, dès qu'il a baissé sa garde, je l'ai menacé avec un poignard. Je lui ai soutiré autant d'informations que possible, en échange d'une potentielle survie – bien sûr, j'allais le tuer dans tous les cas. C'était une belle prise, terminai-je avec un sourire pour faire durer le suspense.
— Qu'as-tu découvert ?
— Il se trouve que pour avoir aidé le gouvernement à nous attraper, Augustin a droit à des avantages. Il n'est pas ciblé par les corsaires, il a droit à un salaire régulier, mais aussi à des informations si besoin. Je suppose que c'est par ce biais qu'il a su que j'avais une sœur.
— Ça se tient. Mais en quoi ça nous aide ?
— Pour les raisons citées, il se rend à Delicor tous les quinze des mois paires, affirmai-je en plantant mon compas sur le village en question. Ce serait l'une de ses planques, des pirates à lui y habiteraient. Il nous suffit donc de l'y attendre le jour venu et de le cueillir comme une fleur, souris-je.
— Très bonne nouvelle, acquiesça Malaury. La date approche, août est paire, nous sommes le neuf. On y sera à temps ?
— Si on continue de naviguer à ce rythme, sans soucis, on sera même en avance. Le temps ne semble pas mauvais, tout nous porte vers notre destination. »
Il fronça les sourcils :
« Mais... qu'est-ce que tu as fait du corps ?
— Eh bien, je l'ai laissé là-bas. Je n'allais pas me balader en ville avec un mort sur le dos, rétorquai-je, un sourcil haussé.
— J'espère bien, soupira-t-il. Non, je voulais dire, tu as laissé des traces ?
— Je ne suis pas un marin d'eau douce.
— Je m'en doute, mais ce que je me demandais, c'est est-ce qu'ils peuvent remonter jusqu'à nous ? Ou comprendre que sa mort est liée à Augustin ?
— Oh, je me suis amusée pour ça, je dirais, souris-je. J'ai signé un papier du nom du « Gang des Pommes » et je l'ai laissé près du corps.
— Le Gang des Pommes ? C'est un nouveau ? Je n'en ai jamais entendu parler quand j'étais soldat.
— Créé hier soir, oui, m'esclaffai-je. »
Un sourire amusé naquit sur ses lèvres :
« J'aurais dû m'en douter avec un nom pareil...
— Ce nom est très bien, ronchonnai-je. J'aimerais t'y voir, toi, à devoir trouver un nom de gang.
— Ce n'est pas très... intimidant, je dirais.
— En tout cas, ça brouillera les pistes, ils croiront à un règlement de compte. Au moins au début. »
Il acquiesça, puis reprit :
« Quel est le plan concernant l'offense contre Augustin ?
— Dans un premier temps, nous rendre aux alentours de Delicor. Le souci étant que nous ignorons par où il arrivera... donc il faudra se trouver à un endroit d'où nous pourrons l'intercepter sans qu'il ne nous voie.
— Compliqué, acquiesça mon second.
— J'ai également appris que sa flotte ne comptait que deux navires : le sien, la Belicande, ainsi que l'Insurrection. Alors, nous risquons un combat d'un contre deux. »
Il fronçait déjà les sourcils :
« On n'attend pas d'autres équipages ?
— Ce sera dangereux, très dangereux. Mais il faut qu'on y aille.
— Et risquer la vie de nos hommes ?
— Malo, je suis du même avis que toi, mais je n'ai pas l'envie ni la possibilité d'attendre plus longtemps. Quand il apprendra que l'un de ses contacts a été assassiné, il pourrait demander à changer l'emplacement du rendez-vous. C'est même une aubaine pour nous que nous soyons si proches de la date : il n'a pas de raison de passer par Isda, il doit sans doute mettre le cap sur Delicor, comme nous. Et puis, il pourrait peut-être même chercher à fuir l'Archipel ensuite. Il doit avoir une bonne récompense à la clef comme il a failli m'avoir, depuis son dernier salaire... donc il veut sans doute le récupérer avant de mettre les voiles hors de Manéran. Après tout, les hommes qu'on a fait parler disaient qu'il ne reviendrait que d'ici quelques mois. Il veut peut-être se faire petit.
— Tu risquerais la vie de nos hommes sous prétexte qu'on pourrait le rater ?
— Je veux sa mort, soufflai-je, le regard plus sombre. Il veut tout me prendre, il le paiera.
— À ce rythme, oui, il va tout te prendre. Je préférerais qu'on y aille en flotte complète. »
Un rire cynique me quitta :
« Et qu'on essaie de l'attraper dans quelques mois ? Le temps de tous nous retrouver, de tous nous réunir... tu ne crois pas qu'il aura eu vent du fait que nous sommes groupés ? Ou de son contact tué ? Ou du village qu'on a en partie massacré ? Non, nous n'avons pas le temps. Le cap est pris, Malaury. On doit y aller. »
Je lisais à son regard qu'il était tout sauf de mon avis.
« Je ne pense pas que ça soit une bonne idée. On risque de tout perdre. Mieux vaut se préparer pour lancer une offense qui limitera nos morts et blessés.
— On n'a pas le temps. Si on attend plus longtemps, on perdra sa trace à jamais.
— Comment tu peux en être aussi sûre ?
— Il a bien réussi à cacher l'existence d'un navire pendant un moment. Alors fuir l'Archipel ? C'est un jeu d'enfant. Il faut qu'on l'attrape avant. »
Il soupira :
« Ce n'est vraiment pas une bonne idée. Ils seront en supériorité numérique, ce ne sera pas à notre avantage. Franchement, Neven, reconnais-le. On risque de beaucoup, voire de tout y perdre si on y va.
— Je le reconnais, mais c'est moi qui décide. On doit y aller, un point c'est tout. Je te laisse te charger de la préparation au combat. »
Il secoua la tête de droite à gauche, et réessaya :
« Neven, continuons d'en discuter, je t'en prie. Annulons cette opération. On risque...
— Malo. Je suis la capitaine, tu es mon second. Tu es sous mes ordres. Prépare l'offense, c'est tout ce que tu as à faire. »
Le sourire faux et grave, il se redressa :
« Très bien, madame la capitaine. Je vois que mon rôle de second, qui est de conseiller, est pris en compte. Je vais préparer notre mise à mort. »
Il quitta la cabine à pas lourds. De nouvelles tensions alors que l'on venait de se réconcilier. Je poussai un long soupir, la tête entre mes mains. Ce n'était pas la meilleure des idées... mais c'était la seule façon de l'atteindre. Le tuer était trop important pour moi. Il avait pris ma sœur, mon meilleur ami... il avait failli voler la vie de l'homme de ma vie, la mienne, ma carrière de pirate. Tout ce que j'étais. Il voulait me détruire ? J'allais porter le prochain coup et m'assurer qu'il lui sera fatal.
Même si la possibilité que cela termine mal pour nous était palpable, je savais que Malaury dresserait un plan qui nous permettrait de limiter nos pertes. Je lui faisais confiance. À vrai dire, je comptais totalement sur lui. L'assaut était si risqué qu'il devait absolument mener l'opération d'une main de maître.
On ouvrit précipitamment la porte de ma cabine :
« Capitaine ! Un navire marchand !Qu'est-ce qu'on fait ? »
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