Chapitre 29 - Ma chère amie 1/2

Célestin


   Installé sur un siège, les pieds croisés, posés sur les bastingages, je soupirais encore et encore, lassé. Ils pensaient pouvoir me battre à un jeu de négociations ? Ils ne connaissaient pas le Lièvre des Mers !

Nesly s'avança jusqu'à moi :

« Ils délibèrent encore ?

— Il semblerait. »

Je passai mes doigts dans mes cheveux.

« On devrait peut-être lâcher l'affaire, Neven nous a dit...

— Ils sont à ça d'accepter ! rétorquai-je. Moi, perdre des négociations ? Je suis bien plus coriace qu'ils ne le croient !

— Ton ego te perdra, mon ami, soupira mon second. »

Il tenta une nouvelle approche :

« Tout de même, il faudrait que l'on rejoigne Neven. On ne sait pas sur qui elle peut tomber. Ça doit bien faire deux heures qu'elle est partie, on devrait suivre.

— Ce n'est pas faux. Peux-tu ramener mon manteau dans ma cabine ?

— Coup de chaud ? supposa-t-il en le prenant.

— Oui. Merci. »

Même si je m'étais laissé prendre par le jeu de la négociation, je ne me sentais pas à l'aise avec ces deux navires. Quelque chose clochait, mais quoi ? À force de réfléchir, j'en prenais des sueurs froides.

Le capitaine ennemi m'interpella :

« Vous êtes bien le capitaine, n'est-ce pas ?

— Bien entendu, rétorquai-je, un sourcil haussé. »

Nous dialoguions depuis bientôt deux heures, et il posait la question maintenant ?

« Vous ne portez pas de tricorne, alors...

— Je me préfère sans, mais vous voyez que ça ne pose pas problème étant donné que ma simple prestance est suffisante. »

Il se contenta d'acquiescer.

« Mais donc ? repris-je.

— C'est vous qui avez la main sur les fonds de votre navire... et votre offre est trop basse. Au moins vingt-cinq mille or. Si nos supérieurs apprennent ce que nous avons fait, nous...

— Vingt-cinq mille ? Voyons, c'est la prime obtenue si vous me capturez. Je ne vaux pas ce tas de rats, soupirai-je avec désinvolture. »

Le capitaine grimaça.

« Je veux bien faire un effort... quinze mille. »

L'homme drapé de mauve soupira :

« Capitaine Arguy, quinze mille ? C'est bien trop bas !

— Allons. Quinze mille à ne garder rien que pour vous et vos hommes, sans pertes ni combats, simplement par un dialogue ? Je trouve que c'est une offre alléchante. D'autant plus quand vous me dites que cette prise ne vous rapportera que dix mille auprès du gouvernement... C'est presque le double, messieurs. Je suis plus que généreux, pour une fois, alors profitez-en. »

Si j'écoutais mon for intérieur, je leur proposerais à peine onze mille, mais je voulais vite en terminer. Or, le capitaine ne semblait pas convaincu. Je soupirai.

« Vous êtes prêts à faire une croix sur cinq mille or supplémentaires, alors ?

— Non, je...

— Il semblerait que si, pourtant. Vous n'avez pas le sens des affaires. »

Quel imbécile. Quinze mille faciles à partager avec ses hommes ? Tout le monde se serait jeté dessus, sauf lui.

Je plissai les yeux en caressant le manche de ma rapière.

Oui... tout le monde se serait jeté dessus... sauf lui.

Comme s'il faisait durer les négociations délibérément.

Mon mauvais pressentiment remontait. Plus je regardais ces navires, plus je m'inquiétais. Quelque chose clochait... mais quoi ?

J'analysai encore et encore les hommes présents sur les navires. Rien d'anormal pour les corsaires : armes à la hanche, au garde-à-vous. Quelques hommes d'Augustin seulement étaient visibles, attachés aux mâts. Cependant... j'avais la désagréable impression que les nœuds n'étaient pas bien serrés.

Le temps commençait aussi à presser. Je pouvais rattraper Neven sans trop de soucis en une journée, certes, mais elle n'était pas à l'abri de mal tomber. Il fallait que je puisse lui prêter main forte, alors un navire de plus n'était pas de trop.

Je rejetai un dernier regard vers les hommes d'Augustin : peut-être que ces rats n'éprouvaient plus de sympathie envers ce traître, mais ce dernier leur avait peut-être suffisamment retourné le cerveau pour qu'ils détestent autant Neven que lui. Les sauver pourrait redorer l'image de mon amie à leurs yeux, certes... mais est-ce que perdre autant de temps pour eux en valait vraiment la peine ?

Sur le point d'interpeller Nesly pour donner l'ordre de mettre les voiles, les hommes d'en face s'agitèrent, tirant leur sabre. Ceux « attachés » aux mâts se détachèrent avec facilité, aidés par les corsaires, comme si de rien n'était. Un grappin s'accrocha au flanc de notre navire. Je me redressai, dégainai ma rapière, et hurlai :

« Tous les hommes debout ! »

Pensant engager le combat, je me rendis compte que leurs rangs grossissaient. Parmi les tenues blanches, des hommes en haillons se tenaient debout, prêts à aborder l'Irrévérence à leurs côtés.

« On lève les voiles ! On doit rejoindre Neven ! Cap sur les Écueils du Destin ! ordonnai-je en tranchant les grappins qui s'accrochaient à nos bastingages. »

Leurs navires étaient proches, à moins de cinq mètres, alors...

On atterrit dans mon dos. Je me tournai en donnant un coup d'estoc. Touché au cœur, le pirate s'effondra.

« On repousse les assauts ennemis ! On ne doit pas se laisser submerger ! Le but est de fuir ! criai-je en repoussant les assaillants aux côtés de mes hommes.

— Oui, capitaine ! »

À mon tour de pousser mes pions :

« Ohé ! Les sirènes ! Moi, votre héritier, ai des ennuis ! Dévorez tous ceux que l'on fera tomber dans vos eaux ! J'ai confiance en vous, comme à chaque fois ! Bon repas ! m'esclaffai-je en plantant ma rapière dans la gorge d'un corsaire. »

Certains ennemis qui étaient sur le point de se jeter sur nous s'immobilisèrent, leurs yeux ancrés dans les miens. Oui, il était connu que Célestin Arguy avait les yeux gris. Et les sirènes étaient l'abomination de tous les marins. Faire de ma faiblesse une force, mon jeu préféré !

« C'en est où ? criai-je en continuant de défendre notre navire.

— Bientôt, capitaine ! cria un homme.

— Tenez bon ! hurlai-je en tranchant la carotide de l'un. Nos amies les sirènes vont venir nous aider ! »

Une nouvelle hésitation de la part de nos ennemis.

Quelques instants plus tard, les voiles étaient dressées, les corsaires et pirates repoussés. Je me retournai vers l'équipage : pas de morts, quelques blessés seulement, mais rien de grave.

« Bravo ! On met le cap sur les Écueils ! On doit rejoindre Neven ! »

Je rejetai un regard vers nos ennemis. Eux aussi mettaient les voiles... sur les Écueils.

Je me figeai. Et si tout cela... n'était qu'un piège ? Ces Écueils ?

Ça ne pouvait qu'être ça. Neven fonçait droit dedans.

Ces types devaient sûrement avoir l'ordre de nous ralentir ou de séparer notre flotte, pour ensuite les rejoindre.

« Nesly ! interpellai-je. »

Il accourut vers moi.

« Un souci ?

— On va devoir réengager le combat.

— Quoi ?

— Je pense qu'il s'agit d'un piège orchestré par Augustin. Même si on rattrape Neven pour la prévenir, on risque d'avoir ces deux ennemis dans les pattes en plus, ils sont plutôt rapides. Notre meilleure solution pour l'épauler, c'est de s'occuper de ces types. Un potentiel allié de plus, nous... ou deux ennemis en moins à coup sûr... le choix est fait pour moi.

— Tu es certain que tu ne veux pas tenter de la rattraper d'abord ?

— Le souci, mon ami, c'est qu'ils ont suggéré à Neven d'aller aux Écueils. S'il y a bien un piège, il est peut-être situé en amont. Peut-être qu'elle est même déjà tombée dedans, alors... on doit s'occuper de ces types, il faut qu'on puisse la soulager. »

Seulement, ils étaient bien plus nombreux que nous, alors le combat s'avérait complexe.

« Célestin, m'interpella mon second, nous avons donné beaucoup de ressources à Erklos pour ses blessés. Je ne sais pas si c'est une bonne idée... »

Encore une ruse d'Augustin ? S'il avait attaqué délibérément Erklos en pariant sur le fait que l'on s'entraiderait et que l'on perdrait de quoi soigner nos hommes, alors je ne pouvais que concéder qu'il était doué.

Je poussai un soupir en me tournant vers mon ami :

« Je comprends, mais... c'est la meilleure solution pour l'aider. On doit s'en occuper. Si elle se bat déjà contre des ennemis, certes nous serions de la partie, mais avec ces deux types en plus, alors ça ne l'aidera clairement pas. Il nous reste de quoi enflammer des flèches ?

— Il me semble.

— Fais préparer les archers. Je prends les commandes pour leur barrer la route. »

Je grimpai au gouvernail et interpellai l'équipage :

« Ohé ! On réengage le combat ! »

Alors que je leur expliquais brièvement mes raisons, une tactique se formait au fond de mon esprit. J'enchaînai avec :

« Une partie s'occupe du navire ! L'autre de protéger l'Irrévérence et le timonier ! Un navire à la fois, nous ne pourrons pas plus ! Premièrement, nous brûlons les voiles pour les dérouter ! Ensuite, avec des haches, nous brisons les gouvernails ennemis ! Enfin, nous retournons sur l'Irrévérence ! On évite les combats, on se concentre sur ces gouvernails ! Si nous sommes suffisamment rapides, nous pourrons directement partir épauler Neven ! C'est clair ?

— Oui, capitaine ! »

La Belicande avait de l'avance sur les corsaires. Ce serait notre première cible.

Je virai si violemment de bord que certains hommes manquèrent de tomber.

« Zel ! À la barre ! Tu fais des tours autour de la Belicande ! Dès qu'on a fini, tu t'approches pour qu'on remonte !

— Oui, capitaine ! »

Je sautai sur le pont et tirai ma rapière :

« Trois haches, très bien ! Le reste défend et ouvre la voie avec moi ! Allez ! Objectif gouvernail ! clamai-je en attrapant un cordage. »

La Belicande nous fonçait dessus, mais Zel pourrait dévier, nous évitant des dégâts évidents sur la coque à cause de leur éperon. Dans un cri, je me jetai sur le navire, suivi par mes hommes. À peine arrivé, j'embrochai déjà un homme. Rapidement rejoint, nous étions bientôt une quinzaine sur le pont ennemi, avançant comme une masse vers le gouvernail. Le premier qui monta les escaliers fut tué d'un coup de sabre bien placé.

« Archers ! hurlai-je. Besoin d'aide ! »

J'ajoutai en déviant le sabre d'un pirate :

« Sirènes ! Venez à moi ! »

Aussitôt, plusieurs s'écartèrent des bastingages, déconcentrés par la mer agitée où peut-être rien ne se trouvait.

Je grimpai et m'occupai d'un homme, puis esquivai la hache d'un autre avec souplesse.

« Allez ! criai-je à mes hommes. On y est presque ! »

L'ennemi à la hache succomba d'une flèche tirée depuis notre navire, et je m'avançai vers les quatre restants, accompagné de plusieurs hommes, pour espérer les faire reculer le temps que les autres détruisent le gouvernail.

Je grognai : un coup d'épée dans le flanc que je n'avais pas vu. Je m'efforçai d'ignorer la coupure qui se profilait contre mes côtes pour me concentrer sur mes ennemis et les embrocher, un à un.

Un glapissement me fit me retourner. Mon marin qui s'occupait de briser le gouvernail venait d'être mortellement touché à la gorge. Les deux autres armés d'une hache étaient trop occupés à se protéger.

« Couvrez-moi ! criai-je en m'emparant de la hache. »

Je donnai un violent coup dans le bois entaillé. Je tirai l'arme, la levai, et assénai un nouveau coup. Je m'efforçais de me dépêcher : les blessés affluaient, les corsaires se rapprochaient, la mort planait...

Au cinquième coup, le gouvernail était bientôt brisé, tenant par miracle. Alors que je redressais mon arme, mon souffle se coupa. Sueurs froides. Mon torse brûlait, déchiré dans le dos. Une toux de sang. D'une main tremblante, j'attrapai mon poignard accroché à ma ceinture pour donner un coup derrière moi ; on gémit. La prise sur le sabre planté dans mon corps s'évanouit. Malgré mon affaiblissement, je puisai dans mes forces pour redresser ma hache et l'abattre une dernière fois. Le gouvernail s'effondra.

« Ohé ! Vite ! Le capitaine est blessé ! hurlèrent mes hommes. »

On m'entoura au niveau de la taille, me souleva, et on me ramena sur notre navire.

« Célestin ! glapit Nesly en se précipitant vers moi. »

Il m'enlaça :

« Eh ! Célestin ! »

Je souris faiblement :

« Un gouvernail de pété... il faut... s'en prendre à l'autre... »

J'étais en train de sombrer contre son épaule.

« Nan ! On met les voiles tout de... »

Je m'efforçai de crier :

« Je suis le capitaine ! Une nouvelle équipe se prépare pour se battre contre les corsaires !

— Mais ils sont trop proches de ceux d'Augustin ! Ils sont en train de se mettre à l'arrêt ! Ils savent que nous ne pourrons pas approcher s'il y a deux équipages ! Et le navire a subi de sérieux endommagements ! Les voiles ! La coque ! Tout ! »

J'avais du mal à distinguer quoi que ce soit à moins de deux mètres. Tout s'assombrissait.

« Alors... on reste là ! On ne bouge pas ! Ils n'oseront pas nous attaquer tant que La Belicande est immobilisée, ils seraient inefficaces... et nous n'attaquerons pas non plus ! On attendra !

— Capitaine ! reprit notre médecin de bord. Il faut rentrer au Repaire ! Ou dans une ville pour nous ravitailler ! Nous n'avons pas de quoi vous soigner de façon optimale, nous avons beaucoup donné avant à Erklos, alors...

— Non ! hurlai-je. »

Silence parmi mes hommes. Je gémis de douleur mais répétai :

« On restera là plusieurs jours s'il le faut !

— Mais Célestin, reprit l'homme. On peut être certain de te sauver si on atteint rapidement de quoi nous ravitailler...

— Nan... si on part... ça pourrait... »

Je crachai du sang.

« Ça pourrait nuire à Neven... et Malaury... surtout pas. »

Ils pourraient abandonner la Belicande pour le navire de corsaires et se diriger en direction de Neven. L'équivalent de deux équipages en plus de tous les possibles problèmes qui lui tombaient déjà dessus... non, je ne pouvais pas les laisser partir. On devait se menacer de loin. Un mouvement de l'un serait une réplique de l'autre. Ils ne devaient pas les rejoindre.

« Capitaine, je pense...

Je suis le capitaine ! Je décide ! On restera ici trois jours ! Quitte à se regarder dans le blanc des yeux ! C'est clair ? »

Si je mourais... Neven... Malaury... ils pourraient s'en vouloir. S'en vouloir de m'avoir demandé de rester en arrière pour négocier. S'en vouloir que je me sois sacrifié pour leur garantir une tranquillité en amont. Ils ne devaient pas savoir.

Je me redressai et me tournai vers l'équipage :

« J'interdis à chacun d'entre vous de dire la vérité à Neven ou Malaury si je meurs ! Vous leur direz que la blessure était bien trop sérieuse pour être traitée ! Je ne veux pas... qu'ils aient ma mort sur la conscience ! »

Je toussai à nouveau. La chaleur de la souffrance se répandait dans mon corps, me faisant frissonner.

« Compris, capitaine. On t'emmène dans ta cabine, soupira le médecin en présentant son bras. On va te soigner autant que possible, mais les ressources sont moindres...

— Fais ce que tu peux, mais gardes-en pour les autres aussi. D'autant plus si mon cas est peut-être perdu... »

Compréhensibles, les raisons pour lesquelles il décide de rester en arrière ? Et pourquoi aucun navire ne bouge ? ;-;

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