Chapitre 26 - Iridieu

Malaury


   Durant les trois jours du trajet, Neven et moi ne nous étions pas particulièrement adressés la parole. Que lui dire ? Je ne pouvais pas faire comme si j'étais d'accord avec ses décisions. Si elle ne changeait pas d'avis... je supposais que je l'écouterais. Plus que ne pas vouloir être envoyé aux fers et au supplice du fouet, j'avais signé notre chasse-partie, alors j'étais censé suivre ses ordres. D'autant plus si je risquais de perdre mon poste de second : cela m'empêcherait de l'épauler comme je le voulais.

Elle avait d'ailleurs décidé de continuer à être agressive en s'attaquant à tous les navires croisés. Néanmoins, son mot d'ordre était le suivant : éviter les batailles autant que possible. Elle voulait garder les hommes saufs et en forme pour des combats plus violents – contre Augustin, notamment. Cela ne l'avait pas empêché de donner l'ordre d'exécuter la presque totalité de l'équipage, sans une once de pitié. Elle n'était pas si sanguinaire, par le passé. Nos hommes aussi étaient surpris par la violence peu commune de ses ordres, mais ils avaient accompli leurs tâches sans sourcilier.


Quelques heures avant l'arrivée dans le village, Neven monta sur son tonneau.

« Ohé ! lança-t-elle d'une voix forte. »

Les hommes se turent pour l'écouter. Elle avait l'air froid et grave.

« Nous accostons bientôt à Iridieu. C'est un petit village d'a priori agriculteurs. Seulement, il se trouve qu'il s'agit de l'une des planques d'Augustin. Ce sont notamment ses hommes qui y vivent. »

Elle reprit d'un air entendu, un demi-sourire aux lèvres :

« Je suppose qu'il y cache également une partie de ses trésors et richesses... »

Elle avait trouvé une motivation pour le potentiel massacre qu'elle allait demander.

« Mes ordres sont les suivants : vous me trouvez le chef du village. Vous attachez tous les hommes et les emmenez au centre. S'ils résistent, vous avez l'autorisation de les tuer. Vous fouillez les maisons, et volez tout ce qui semble valoir quelque chose. Nous n'avons pas besoin de nous réapprovisionner en nourriture. Nous tuerons sans doute la plupart des hommes, il doit s'agir d'une partie de ses pirates. Quant aux femmes et enfants, vous les immobilisez dans une maison, ensemble. Nous verrons pour leur cas. »

Elle semblait avoir réfléchi à mes mots. Elle me lança un coup d'œil, comme si elle attendait ma réaction, et je lui adressai un regard reconnaissant.


Deux heures et demie plus tard, drapeau écarlate dressé, nous accostâmes. Nous débarquions, armés jusqu'aux dents, sur une plage entourée de grottes qui semblaient en partie immergées. Dans la cohue des hommes qui se précipitaient vers le petit village d'une quinzaine de maisons, tout au plus, je distinguais la voix de Neven qui venait à peine de descendre de La Mora :

« Eh ! Où vous allez, comme ça ?

— On a cru voir quelque chose, capitaine ! On aurait dit...

— Vous devriez déjà être au village. Allez-y immédiatement ! gronda-t-elle sèchement. »

Malgré quelques combats, nous avions rapidement ligoté dix-sept habitants au centre de la place, près d'un puits.

« Capitaine, on a trouvé onze femmes et sept enfants. Ils sont enfermés dans la taverne. »

Elle hocha la tête, tout en marchant de long en large devant les hommes agenouillés, le regard froid.

« Le chef du village ? »

Un homme fut poussé et s'écrasa à plat ventre sur le sol. Je lui saisis le bras pour le redresser et le faire avancer devant ma capitaine. Un béret vert sur le crâne, des petites lunettes, il observait Neven avec appréhension.

« Qu'est-ce que vous nous voulez ?

— Tout ce que tu sais par rapport à Augustin. Une partie de ses hommes vivent ici, je me trompe ? »

Il écarquilla les yeux.

« Je vois qu'on se comprend, sourit-elle. »

Il bredouilla :

« Oui... cet homme est venu recruter dans notre village. Une grande partie ont accepté sa proposition. Mais tous ne sont pas des pirates. »

Il savait ce que Neven voulait. Il essayait déjà de protéger sa communauté.

« Je veux savoir où il se trouve. Si tu sais suffisamment de choses, je pourrais en épargner quelques-uns... voire les femmes qui sont prisonnières dans la taverne. Mes hommes ne sont pas descendus en ville depuis un moment, vous savez, lança-t-elle à l'intention de tous. Alors ils passeraient une soirée avec elles avec grand plaisir. »

Bien que des rires gras s'élevassent, nous savions tous qu'il s'agissait de menaces en l'air. Elle n'avait jamais toléré les viols. Les quelques-uns qu'elle avait surpris avaient terminé fouettés au mieux, tués au pire : elle refusait que son équipage se comporte ainsi, et elle y mettait un point d'honneur. « Un peu de bon sens parmi les pirates, pour une fois. » nous tonnait-elle.

« De plus, nous cherchons à enrôler, ces derniers temps... alors de jeunes recrues comme vos enfants nous intéresseraient. »

Le chef regarda vers la taverne, inquiet, puis observa attentivement les hommes dans son dos.

« Dix d'entre eux ont un contrat avec les pirates... »

Il les désigna un à un, sans vergogne. Ils semblaient fous de rage :

« Capon ! Tu nous livres comme ça ?

— Qu'est-ce qu'on a fait ?

— On est nés ici, nous aussi ! On a travaillé pour toi ! Et...

— Nos enfants et nos femmes sont prisonniers. Je ne veux pas que l'on touche à un seul de leurs cheveux.

— Ta fille surtout, oui, grogna un autre. »

Neven toussa :

« Bien, les ordures sont réunies. Est-ce que d'autres sont en voyage ? questionna-t-elle à l'intention du chef. Ou avec Augustin ?

— Il en manque deux seulement. »

Elle s'accroupit devant les pirates :

« À nous. Je peux vous épargner si vous me donnez suffisamment d'informations à propos d'Augustin. »

Elle mentait.

« Il doit revenir vous chercher, je suppose ? »

Silence. Elle hocha la tête :

« Tuez-en un. »

Plus que neuf. Un pirate brun à la barbe de trois jours sembla convaincu et bredouilla :

« On ne sait pas quand il reviendra. Nous avons eu le droit à du repos, alors nous sommes rentrés chez nous. Il nous a dit qu'il reviendrait à Iridieu d'ici plusieurs mois, que cela dépendrait de votre activité.

— Voilà qui est mieux. Vous faites partie du navire secondaire, c'est ça ? Le navire noir à voiles grises.

— Oui, l'Insurrection. Il comptait recruter des hommes temporairement pour nous remplacer le temps de ces quelques mois.

— Et tu as dit que cela dépendrait de mon activité... dis-m'en plus.

— Je ne connais pas les détails, je ne suis qu'un humble marin... mais il en a après vous. »

Étonnant.

« Mais encore ?

— Il veut prendre votre place, mais je ne sais pas ce qu'il manigance. »

Elle haussa un sourcil :

« C'est tout ce que tu as à me dire ? Tu ne m'apprends rien. Je ne suis pas vraiment satisfaite... »

Elle tourna le regard vers les autres :

« Et vous ? Vous savez quelque chose ?

— Ben... on pense qu'il veut lancer une offense contre vous pour prendre le contrôle du navire. Il doit attendre le moment opportun pour agir. »

On tournait autour du pot, je savais que cela ne lui plaisait pas.

« Bon, on a trouvé l'endroit où il enterrait ses trésors, un peu plus loin. Mais ses autres planques. Ses repaires ? Où sont-ils ? »

Ils se lançaient des regards hésitants.

« Vous éprouvez vraiment de la loyauté envers lui ? »

C'était une vraie question, au ton de sa voix. Toujours du silence.

« Soit. On va passer à une autre méthode. »

Elle sortit son poignard. Elle allait torturer.

« Je vais surveiller les alentours et voir si je peux trouver des choses à voler, clamai-je en m'écartant au plus vite. »

Je ne voulais pas assister à cela. Tout en flânant dans les rues, entrouvrant parfois les portes des maisons, je frissonnais en entendant hurler au loin. Elle ne semblait pas prendre son temps, comme d'autres fois. Nous n'avions pas vraiment de temps à perdre, à vrai dire.

En entrant dans une maison qui n'avait pas encore été pillée, je me rendis compte qu'un petit garçon m'observait, terrorisé, assis sous une table.

« N-Ne me faites pas de mal ! S'il vous plaît ! »

Il avait à peine huit ans. Je rangeai mon arme et m'accroupis :

« Je ne te ferai rien. Calme-toi. »

Ses grands yeux verts embués de larmes me fixaient avec inquiétude. Dire que son père serait peut-être tué... il était peut-être même torturé actuellement.

« Qu'est-ce que vous faites ? Et pourquoi j'entends crier ? J'ai peur... on a fait quelque chose de mal ? »

Que répondre à cet enfant épouvanté ? À cet enfant qui perdrait sans doute des gens qu'il connaissait, voire sa famille ?

« Disons qu'il y a des conflits entre adultes. Et il y a toujours des gens qui en pâtissent. On sera bientôt partis. Reste caché ici, d'accord ? »

Il hocha la tête, tremblotant, tout replié sur lui-même. Je fouillai dans le bazar de mes grandes poches. Je cherchais quelque chose qui pourrait l'intéresser, détourner son attention, parmi les babioles, les armes et les bijoux que je sentais. Je saisis un pendentif entre deux doigts, et j'en tirai délicatement la chaîne : celle à la goutte d'eau bleutée. Le collier que Célestin avait offert à sa fiancée. Il m'avait dit que je pouvais en faire ce que j'entendais. Il ne m'en voudrait pas si c'était pour rassurer un enfant, n'est-ce pas ? Peut-être même que cela le soulagerait un peu du poids de ses remords.

Je lui tendis le collier, et il le saisit en tremblant :

« Qu'est-ce que c'est ? C'est joli... »

Sa voix était moins hachée par la peur.

« Un bijou que j'ai trouvé un jour. Je te l'offre. C'est une façon de m'excuser pour ce qui arrive. Il appartenait à un ami qui m'est très cher. Je te fais confiance pour en prendre soin, d'accord ? »

Il acquiesça et bredouilla :

« Merci, monsieur. »

Malgré mon envie de rester pour le rassurer, je ressortis, refermant délicatement la porte derrière moi. Une vie détruite de plus. Neven ne voyait pas tout l'envers des morts qu'elle causait. J'étais déchiré de briser tant de familles ainsi. Si seulement elle se rendait compte...

Je poussai un soupir : ne faisions-nous pas cela depuis le début de notre carrière ? Tous les corsaires et pirates que nous avions tués... mais ce n'était pas pareil, aujourd'hui. On ne s'en prenait pas directement à nos ennemis. Je me sentais tendu. Je remettais tout en question. Ma place même au sein des pirates commençait à devenir un fardeau. J'avais toujours voulu servir le bien, alors me retrouver à briser des vies... forcément, j'étais affecté par ces événements où j'étais bien trop proche de gens comme nous pour accepter de les tuer.

Non, depuis le début, j'arrachais des personnes à leur famille. Je ne m'en rendais juste pas vraiment compte jusque-là. La mort survenait lors de combats où nous risquions nos vies. Je me défendais – enfin, c'était ce que je me disais. Et là ? Neven cherchait seulement à se venger.

Je me revis quittant précipitamment les lieux où elle avait commencé à torturer. Quand je l'avais arrêtée avant de monter les escaliers. Étais-je vraiment un pirate ? Je commençais à me poser la question. Neven l'était, oui. Assurément. Pas de pitié contre ses ennemis. Et moi ? Étais-je trop doux ? Trop mou ? Pourtant, j'excellais toujours lors des abordages.

Je secouai la tête pour me reprendre en main : nous nous en prenions à des civils, c'était pour cela que j'étais perturbé. Je me doutais qu'aucun d'entre nous n'aimerait s'en prendre à des innocents, femmes et enfants – enfin, je l'espérais.

Les cris semblèrent avoir cessé. En revenant, je détournai le regard concernant l'état des pirates laissés sans vie sur le sol, baignant dans leur sang. Elle avait la mine grave et agacée, les mains sales.

« Emmenez les villageois dans la taverne, desserrez les liens de quelques-uns pour qu'ils puissent se libérer par eux-mêmes, mais laissez-les suffisamment serrés pour qu'on ait le temps de partir.

— Oui, capitaine ! »

Elle repartit directement vers La Mora, le regard dans le vide. Je laissai l'équipage s'en charger et je la rejoignis directement :

« Ça s'est mal passé ?

— Ils n'ont pas parlé. Ils ont préféré mourir pour couvrir ce sale rat. Je ne vais jamais y arriver, à ce rythme. »

Arrivant au bord de la mer, elle y rinça ses mains ensanglantées.

« Les seules choses qu'on a tiré de ce village, ce sont des bouteilles de rhum, de l'or, des bijoux, moins de membres d'équipage d'Augustin, et une belle surprise s'il revient ici.

— Ce n'est pas trop mal...

— Malo... grogna-t-elle en grimpant sur le pont. Tu sais très bien que j'espérais autre chose. »

J'aimerais la rassurer, lui dire qu'on l'attraperait, mais j'en étais de moins en moins sûr. Je lui pris doucement le bras :

« Où va-t-on, maintenant ?

— Je n'en sais rien. Je n'ai aucune piste. »

Nous terminâmes dans sa cabine.

« On repart de zéro... »

Elle me lança un regard fatigué.

« On peut repartir chercher des informateurs, suggérai-je.

— À Isda, quémanda-t-elle. C'est là-bas qu'il avait le plus de contacts... je devrais bien finir par trouver quelque chose.

— Tu veux toujours y aller seule ?

— Capitaine ! cria-t-on. »

Nous sortîmes précipitamment. Les coffres d'Augustin se trouvaient sur le pont, en train d'être ouverts et le contenu étudié.

« Regardez ce document ! On dirait qu'il y a des contacts d'Augustin ! »

Pour celles et ceux qui lisent le spin-off, il s'agit bien du village de Cerise !

C'est en écrivant cette scène que m'est venue l'idée d'écrire le spin-off :). J'ai imaginé que quelqu'un puisse l'observer au loin... et paf !

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