Chapitre 22 - Le juge et la fiancée
Malaury
Malo, j'estime que je te dois quelques explications.
À propos du collier, notamment.
Alors, voilà. Mes yeux sont gris. Nous avons toujours eu beaucoup de soucis à cause de ça, ma mère et moi. Dès le début : mon père était ivre au moment de ma conception, et quand il aurait vu la couleur d'yeux de ma mère au réveil, il aurait juste fui. Donc jamais connu.
Dans tous les cas, j'ai vite compris que je devais être sans pitié pour obtenir ce que je voulais : mes yeux sont le prétexte parfait pour m'empêcher d'atteindre mes buts, d'obtenir un poste, ou autre. Alors, dès mon plus jeune âge, j'ai magouillé : pour des bonbons, pour une bonne note, pour quelques pièces...
Les gens ne m'aimaient pas, et moi non plus. Si ceux aux yeux gris n'étaient plus réduits en esclavage, ils restaient discriminés. Mais je faisais ma vie. J'ai pu prendre des cours de rapière – ça vaut cher, ces trucs-là. J'ai un peu forcé la main à ma mère pour ça, je l'avoue. Je lui disais que j'avais besoin d'apprendre à me défendre d'une façon ou d'une autre. Je suis devenu bon bretteur, j'ai même pu gagner des prix grâce à cela. Mais là n'est pas le sujet.
Au fil des années, donc, je n'avais toujours pas d'amis, mais je m'en moquais. Ceux qui me dérangeaient ? Je leur plaçais une réplique bien épineuse, comme tu me connais bien. Moi, je voulais juste monter les échelons, me faire une place et gagner de l'argent. Beaucoup d'argent. On n'a pas vécu dans le luxe, alors ça a toujours été une priorité, pour moi.
Quand je suis arrivé dans les écoles d'avocat, j'ai rencontré une fille. Elle s'appelait Orane. Elle avait l'air de m'apprécier – et pour de vrai. J'ai appris qu'elle était la fille du gouverneur de ma ville. Alors, voilà. Je me suis rapproché d'elle en me disant que je pourrais avoir des relations.
C'est horrible, je sais.
Mais je l'ai vraiment appréciée. C'était une fille qui ne se laissait pas marcher sur les pieds, qui aimait rire et vivre. Elle n'avait pas toujours bon caractère, elle était du genre à s'insurger et à se plaindre pour un oui ou pour un non, mais elle avait bon fond. Et elle avait du répondant. C'était drôle, de parler avec elle.
Mais, voilà. Nous avons fini par entretenir une relation amoureuse. Et je l'ai vite demandée en mariage. Nous nous sommes fiancés. Je lui ai offert le collier à ce moment-là.
Maintenant que j'y repense, je ne sais pas si je l'aimais d'amour. Je ne sais toujours pas.
Mais je me suis servi d'elle. Grâce à son père et ses amis auxquels j'ai donné un peu d'or, je suis devenu juge. J'ai accumulé des richesses, de beaux objets. Mais je voulais plus d'or. Tellement plus d'or. Alors, très rapidement, ma vie a été valsée par les pots-de-vin, la corruption et les falsifications de preuves.
Quand Orane a compris ce que je faisais, elle a essayé de me raisonner, en vain. Elle disait qu'outre pour le bien des gens, c'était aussi pour le mien. Elle ne voulait pas que j'ai de remords. Je lui répondais que je n'en avais rien à faire et que ma vie me convenait.
Puis, un jour, j'ai compris mon erreur. J'ai fait condamner deux adolescents. À mort. Pour un vol. Qu'ils n'avaient pas commis. Sur le moment, j'ai été aveuglé par la somme vertigineuse que l'on m'offrait en échange de quelques mots à prononcer.
Et puis, le soir, j'ai commencé à y penser. Sans cesse. J'ai paniqué comme jamais. Une première, pour moi. Orane a essayé de me calmer. J'ai fui et j'ai tenté de me jeter d'une falaise. Je n'ai pas eu le courage – je ne sais pas à quoi j'étais le plus attaché : à ma vie ou à mes possessions, la nuance est faible pour un être vénal comme moi.
Je ne suis pas retourné chez moi. J'ai fui sur un navire ; c'étaient des pirates. Je me suis dit qu'ils pourraient m'emmener au Repaire. C'était un bon endroit pour les vermines comme moi.
Mais, voilà. Je n'ai jamais revu Orane. Je ne sais pas comment elle a réagi à ma disparition. Et je suis inquiet de voir son collier entre tes mains. Elle ne l'a peut-être que vendu. Ou peut-être pas. Je n'en sais rien.
Mais je suis à peu près sûr qu'elle n'aurait jamais eu l'idée d'attenter à sa vie. Elle est trop forte pour ça. Je l'imagine plutôt me traiter de crétin, comme à son habitude...
Malo... est-ce que c'est ça, l'amour ? Sourire en imaginant la voix de quelqu'un ? Quoique... je ressens la même chose quand je pense à toi ou Neven... donc je ne sais pas trop ce que je ressens pour Orane, en définitive.
Comment tu me perçois, à présent ? Je sais que tu es très juste, alors ce que j'ai commis... ça doit te retourner l'estomac. Désolé. D'ailleurs, sache, Malo, que je t'apprécie sincèrement. Justement car tu es fort. Suffisamment fort pour rester juste et droit malgré notre condition de pirates. Je t'admire.
En tout cas, nous n'avons pas été aussi proches que je l'ai été avec Neven, mais je chéris précieusement tous nos moments passés ensemble. Tu es un type bien. Toujours là pour moi, et ça, dès le début. Tu peux risquer ta vie pour n'importe qui du navire, et je trouve ça beau d'avoir autant de courage.
Mais je t'en prie, fais attention pour Neven. Je pense que je vais mourir... et nous sommes proches, elle et moi. J'ai peur que ça la blesse trop. Je ne veux pas qu'elle souffre. Alors, sois présent pour elle, s'il te plaît. Ne te sacrifie pas à tout va, reste en vie pour prendre soin d'elle. De l'autre côté, je me dis qu'elle vient de retrouver Mora, alors ça devrait soulager un peu ma perte. Je l'espère. Mais prends bien soin d'elle, je t'en prie. C'est très important pour moi. Elle est sans doute la personne qui compte le plus pour moi. Et toi, tu n'es pas loin derrière.
Mais je suis certain qu'entre tes bras, elle sera heureuse. Je te fais confiance pour la réconforter. C'est ce qui me tient le plus à cœur. La savoir heureuse et entourée.
Toi aussi, Malo. Je ne parle que de l'état de Neven... mais parfois j'oublie qu'il y a un cœur qui bat derrière ton visage sans émotions. Je ne sais rien de toi, mais je sens que tu n'as pas vécu des choses faciles. Quelles qu'elles soient, tu as tout mon soutien et mon courage. Je veux aussi que tu sois heureux. Continue ton travail de second exemplaire, concentre-toi sur notre Neven, sur Issan, sur l'équipage, et avance. Ne reste pas piégé dans le passé. Ne sois pas tourmenté comme je l'ai été pendant des années. On perd trop de soirées à se morfondre ainsi. Souris, sois heureux, Malo. Tu le mérites.
(Des phrases sont raturées.)
En tout cas, je te remercie de m'avoir lu. Je te remercie aussi pour ta présence au fil des années. Les quelques fois où je montrais que je n'allais pas bien, tu t'es montré présent pour moi, comme Neven. Merci de m'avoir aimé sans savoir ce que je cachais. Merci de m'avoir aimé pour qui j'étais. Ça me soulage le cœur de savoir que notre amitié était vraie, forte, sans fioritures. Une amitié qui se serre la main, qui avance malgré la tempête, sans faiblir face au reste du monde. Merci.
Prends soin de toi, mon cher ami.
Je t'aime.
Célestin
Un pirate sous tes ordres qui espère ne pas t'avoir trop fait la misère quand on était encore sur le même navire
PS : Je t'ai destiné la lettre, mais tu peux raconter ma vie à Neven également.
« Eh bien... »
J'étais remué par tous ces aveux.
« Je ne sais pas quoi en penser... »
Nesly posa une main sur mon épaule :
« Je comprends. On ne dirait pas qu'il cache un tel passé derrière ses plaisanteries à tout va, pas vrai ?
— Oui. »
Ses yeux se baissèrent :
« Il avait honte quand il m'a raconté de vive voix. J'ai senti qu'il s'en voulait. J'ai essayé de le soulager, en vain. Il était tellement plus torturé que je le croyais... je ne sais pas s'il est vraiment mort sereinement. J'aurais aimé qu'il soit apaisé... mais je n'en suis pas certain. J'ai fait au mieux, en tout cas. »
Je hochai la tête, silencieux.
« Célestin m'a chargé d'aller dans la ville où Orane habite pour lui donner une lettre également. Tu peux garder le collier, encore une fois.
— Tu as besoin d'être accompagné ?
— Non. Il ne voulait pas te mettre ça sur le dos, c'est pour ça qu'il m'a confié cette tâche, alors aie l'esprit tranquille et avance. Il... »
Il se tut, cherchant ses mots.
« Il ne voulait pas que sa mort vous perturbe trop. Il n'a pas envie de vous ralentir. Ce qu'il souhaitait le plus, c'est que ça ne vous change pas grand-chose. »
Je ne pus m'empêcher de rire, cynique :
« Pas grand-chose ? Célestin... notre meilleur ami, à Neven et moi. Forcément, ça nous touche. Il ne s'imagine pas à quel point... »
J'essayais de rester droit et fort, mais sa perte me tourmentait déjà. Le plus terrible dans la mort, c'était de se rendre compte que l'on ne reverrait plus jamais la personne. On ne pourrait plus se soûler jusqu'à point d'heure, rire, aborder, jouer, parler... tout était terminé. Et si violemment...
« Enfin... je vais te donner ce que Célestin voulait vous offrir... qu'est-ce que je fais de la broche pour Mora, d'ailleurs ?
— Je vais l'emmener aussi, mais je ne sais pas ce que Neven en fera.
— Par rapport à la cérémonie pour Célestin, elle se tiendra en début d'après-midi. Un repas est organisé ce midi si tu veux passer voir Kurt ou Koda...
— Je verrai, ça dépendra de l'état de Neven. Merci. »
Avec un sac en toile chargé, je descendis prudemment sur le sable et retournai sur La Mora. Je vins d'abord à la rencontre d'Issan pour lui offrir son présent et répéter les mots du défunt capitaine. Ses yeux brillèrent.
« Il est... il est mort ? »
Je hochai la tête, grave.
« Pourquoi ? Qu'est-ce qui est arrivé ?
— Probablement un plan d'Augustin...
— Encore ? souffla-t-il, les dents serrées. »
Je lui tendis une accolade alors qu'il bredouillait :
« J'ai l'impression... j'ai l'impression que tout est sa faute ! Mora... je suis sûr que c'est encore sa faute !
— On ne sait pas. Peut-être qu'il...
— Malo ! gronda-t-il en serrant le poignard entre ses doigts. Ce type... tout est parti de lui ! S'il n'avait manipulé Mora, peut-être qu'elle n'aurait pas insisté pour participer à l'opération ! Peut-être qu'elle serait encore en vie, ici ! »
Ces mots firent perler des larmes dans le coin de ses yeux.
« Et même ! Il a failli vous tuer ! Et là... c'est sûrement encore sa faute pour Célestin ! Il... il essaie de tout détruire de Neven ! »
D'une main tremblante, il accrocha le poignard à sa ceinture :
« Je ne sais pas... je ne sais pas ce que compte faire notre capitaine... mais si elle veut qu'on le trucide... je suivrai. »
Son regard vert s'était assombri, bien loin des jeunes feuilles du printemps.
Je voulus passer ma main dans ses cheveux, mais il s'écarta :
« J'ai besoin d'être seul. »
Il repartit dans les ténèbres des coursives en découvrant du doigt la lame de sa nouvelle arme. Je détestais le voir sombrer ainsi.
Je me permis d'entrer dans ma cabine après avoir toqué ; le second se reposait dans mon hamac. Tandis que je déposais les affaires données par Célestin, dont quelques livres sélectionnés, il me questionnait :
« J'ai cru entendre... Célestin... il est mort ?
— Malheureusement... »
Rimbel poussa un long soupir et posa sa main sur son cœur :
« Que les vagues le bercent pour un repos éternel. Vous étiez proches aussi, non ?
— Oui. Neven, lui et moi étions très liés. J'ai encore du mal à croire ça... c'est... irréel. Surtout quand on l'a vu il y a pas moins d'une semaine, au plus fort de sa forme... »
L'homme se releva et me donna une tape dans le dos :
« Je te souhaite tout mon courage.
— Merci.
— Et j'espère que Neven...
— Elle veut s'en prendre à Augustin. Mais cette perte ne la laissera pas sans cicatrices, c'est certain. »
Mais comme tu me l'as demandé, Célestin, je prendrai soin d'elle : dans tous les cas, je serai là pour elle.
Je partis enfin dans la cabine de la capitaine. Recroquevillée sur son matelas, elle tremblait, le visage rouge et humide. J'avais si mal de la voir en détresse ainsi.
« Où veux-tu que je pose les cadeaux ?
— Où tu veux... »
Je déposai le sac dans un coin, puis je m'installai sur le sol, près d'elle.
« La commémoration se déroule en début d'après-midi. Il y a aussi un repas en commun si ça t'intéresse...
— Je viendrai après le repas...
— Je reste avec toi, dans ce cas, soufflai-je en caressant sa tête. »
Elle releva son regard larmoyant vers moi :
« Ne reste pas là... profite de voir les autres... ils sont plus vivants que moi. »
Un pique au cœur.
« Je reste avec toi. J'y tiens. Vivante ou non, je m'en fous, je serai là. Toujours. »
Elle se redressa, s'assit, puis posa sa tête contre mon torse.
« Merci... »
Progressivement, nous nous allongeâmes sur son matelas, l'un dans les bras de l'autre, épuisés et peinés par cette annonce terrible, dans une tentative de nous soulager la poitrine. L'avoir contre moi me détendait : sa chaleur, sa respiration... j'espérais lui apporter autant de soulagement.
Tout en caressant ses cheveux, je lui avais raconté la vie de Célestin, plus en détails.
« Peu d'entre nous sont innocents... j'aurais aimé qu'il m'en parle avant, m'avoua-t-elle. Tu m'as dit... qu'il avait sûrement un poids sur les épaules. J'aurais voulu le soulager... »
Elle posa sa main sur mon torse et referma l'œil.
« J'aurais voulu être là pour lui... il l'a toujours été pour nous.
— Moi aussi. »
En début d'après-midi, Neven se redressa et s'étira.
« Est-ce que ça va aller ? questionnai-je en caressant son dos.
— Je ne resterai pas bavarder... je donnerai des directives à Koda et Kurt, puis il faudra qu'on prenne la mer assez rapidement.
— Où veux-tu aller ?
— Je n'ai pas encore décidé de tout, je te dirai quand je serai sûre de moi. Mais nous commencerons sûrement par Britanger. »
C'est là que me vient une question ->
Si j'écris un préquel, notamment pour savoir comment s'est passée la vie de Célestin en détails... ça en intéresserait ? Ou le résumé qu'il en fait dans la lettre pour Malo vous paraît suffisant, et ça serait redondant de lire des chapitres dessus ?
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