Chapitre 21 - La racine du mal 1/2
Malaury
Le regard de Neven avait changé. Toute la peine que j'avais lue lorsqu'elle était revenue après s'être recueillie auprès de la tombe de Célestin... s'était transformée en un bouillon de rage et de rancune. D'une voix sèche, elle questionna :
« Des nouvelles d'Augustin ?
— Je vous avoue que je n'ai pas cherché à le retrouver pour l'instant. Koda et Kurt ne savent rien non plus. »
Elle se tourna vers le petit village formé au centre Repaire et déclara :
« Malo, tu viens avec moi. On a à faire. »
Elle adressa un regard à Nesly :
« Tout mon courage à l'équipage et toi. Je te souhaite également la bienvenue en tant que capitaine de ma flotte. Je sais que Célestin a fait le bon choix en te faisant monter sur ce navire, et les hommes le bon choix en t'élisant second, alors je ne me fais pas de soucis sur ta prise en main de l'Irrévérence. Nous pourrons parler des détails plus... administratifs à notre retour. »
Elle fit volte-face et partit en direction du village sommaire du Repaire. J'adressai un signe de tête poli et désolé à Nesly – Neven avait été très froide face à un homme qui venait de perdre un ami proche. Je prendrais le temps de discuter à « notre retour » comme elle disait.
Je rattrapai cette dernière en quelques pas trottinés pris dans le sable :
« Qu'est-ce qu'on va faire là-bas ?
— À ton avis ?
— Pêcher des infos sur Augustin ?
— Bingo. »
Elle marchait vigoureusement vers ce village sans nom. On le surnommait le village des pirates, des brigands, des monstres, ou encore la racine du mal. Ce dernier était suffisamment poétique pour que la plupart des hommes vivant ici ne le retiennent pas.
« Tu as l'air d'aller mieux, ne pus-je m'empêcher de lui faire remarquer. »
Un sourire cynique parcourut ses lèvres :
« Ce n'est que temporaire, Malo. Ma rancœur et ma hargne sont les seuls sentiments qui me poussent à agir. Ça retombera à un moment. Et je pleurerai. Comme tous les jours. »
Son optimisme n'était plus que l'ombre de lui-même. J'aimerais lui dire qu'elle était sur la bonne voie, qu'elle irait de mieux en mieux, mais elle trouverait un moyen de me rétorquer le contraire, alors je me tus et je me concentrai sur notre destination, à moins de cinquante mètres.
Ce village des pirates était composé de nombreuses bâtisses en bois qui tenaient à peine debout pour certaines. Elle n'était à personne et à tout le monde à la fois : pas de maire, pas de présidence, rien, elle était libre. Beaucoup dormaient à la belle étoile, ou sous une tente miteuse, autour d'un feu, dans le sable, passant leurs journées et nuits à boire et manger ce qui leur passait sous la main. C'était ici qu'il nous était arrivé de recruter, malgré le dégoût de Neven : elle détestait ce qu'elle appelait les boit-sans-soif. À cause de leur dépendance, elle les trouvait incapables pour vivre en communauté – à vrai dire, j'étais plutôt d'accord avec elle, nous avions rencontré beaucoup de problèmes avec eux.
En tout cas, Neven avançait à grand pas vers le centre du village où se tenait un bâtiment plus haut et large : une taverne. C'était l'endroit parfait pour les ragots. Néanmoins, la plupart qui y passaient du temps n'étaient qu'une bande d'ivrognes, alors je me demandais si nous allions vraiment trouver les informations qu'elle cherchait.
« Vous êtes bien beaux dans vos manteaux ! s'esclaffa une voix grasse. On croirait pas que vous avez failli être pendus quelques jours plus tôt ! »
L'homme qui nous avait interpellés buvait goulûment, entouré par quelques boit-sans-soif qui riaient. En quelques instants, Neven avait sorti son poignard et donné un coup de manche suffisamment violent pour l'étourdir. Elle lui prit la bouteille des mains dans laquelle il devait rester au moins un bon quart de rhum, la but cul sec, la lâcha sur le sol, puis menaça :
« Je tranche la gorge du prochain ! »
Pas de sourire malicieux, juste de la colère et de l'impatience. Les hommes s'étaient tous tus. Ils savaient qu'elle en était capable – c'était arrivé quelques mois plus tôt, quand un homme avait décidé de l'insulter elle, mais aussi son père.
Les fauteurs de troubles calmés, elle continua sa route vers la taverne et poussa la porte violemment. Tout le monde se retourna vers nous, à la fois curieux et méfiant.
« Capitaine Neven ! lança une voix que je connaissais bien. »
Il s'agissait d'un homme que je trouvais particulièrement irritant. Neven avait beau m'assurer le contraire, je savais très bien ce qu'il lui voulait. Il avait posé les yeux sur elle une fois, il y a trois ans, et depuis il enchaînait les flatteries pour tenter de la séduire, en vain : la preuve, elle ne les voyait même pas.
Néanmoins, le capitaine Vigy faisait partie des pirates les plus puissants de l'Archipel, cela faisait des années qu'il participait aux réunions du Repaire, alors autant ne pas se le mettre à dos.
Neven s'avança vers ce petit homme brun à la barbe noire d'une trentaine d'années qui était adossé dans un coin, auprès de quelqu'un que j'estimais bien plus : le capitaine Erklos. Elle attrapa deux chaises pour que nous puissions nous installer auprès d'eux. L'odeur de rhum et de bière me chatouilla immédiatement les narines : ils avaient déjà bu, mais leur visage ne semblait pas encore trop rougi par l'alcool. Nous pourrions peut-être en tirer quelque chose.
« Je suis content de te voir en un seul morceau, lança d'abord Vigy. Toi aussi, Malaury, assura-t-il après un bref regard vers moi. »
J'étais à peu près certain qu'il me voyait plus comme un rival qu'autre chose : ma mort l'aurait bien arrangé. Il était peut-être même au courant de notre baiser aux yeux de tous.
On nous servit immédiatement deux pintes de rhum, offertes par la maison : c'était l'un des avantages de la renommée de Neven. Ou malédiction si on avait du mal à boire. J'entrepris d'entamer ma boisson le plus lentement possible : le moins de pintes je terminerais, en meilleur état je serais.
Erklos acquiesça et nous soutint :
« Je vous paie les autres pintes que vous prendrez. Pour la dernière fois. Bien sûr, pour le capitaine Arguy, que les vagues le bercent pour un repos éternel, clama-t-il, la main sur le cœur. Je boirai pour lui. »
Un hochement de tête de notre part. Tout en sirotant sa boisson, Neven, le sourcil arqué, questionnait :
« Merci, mais je viens aux informations, pas pour la causette. Des nouvelles d'Augustin ?
— On a appris qu'il t'avait trahie. Erklos nous l'a dit. »
Le regard de Neven s'assombrit d'impatience :
« Mais encore ?
— Mais encore ? répéta Vigy d'une voix pâteuse, visiblement bien plus alcoolisé qu'Erklos.
— Il est passé ici, oui ou non ?
— Quand ça ? »
Un grognement quitta les lèvres de Neven. Elle était à bout de nerfs, et elle se retenait difficilement de lui balancer sa pinte à la figure – sans doute que le rhum qui s'y trouvait l'aidait à se retenir. Je pris le relai :
« Est-ce qu'il est passé ici depuis les événements d'Isda ? Moins d'une semaine.
— Oh, non, du tout, répondit finalement Vigy.
— Tout ça pour ça ! souffla ma capitaine en levant l'œil au ciel. »
Je posai une main sur son bras :
« On va trouver. »
Je quittai sa manche précipitamment, supposant que Neven ne souhaitait pas que nous soyons vus ainsi, même si on s'était embrassés devant la capitale entière. Dans tous les cas, je n'étais même pas sûr qu'elle voulait toujours de moi.
« Neven, j'ai des informations pour toi, moi, déclara Erklos. »
De l'intérêt brillait dans son regard.
« Tu m'avais parlé d'un certain DN, tu te souviens ? Je me suis renseigné. Il s'agit du Duc de Neremberg. »
Elle écarquilla l'œil. Je fronçai les sourcils, ayant la désagréable impression d'avoir loupé quelque chose. Avait-on déjà entendu parler de ce duc ?
« Tu es sûr ? »
Un rire franc quitta la bouche du capitaine mutilé :
« Crois-moi que oui, je l'ai suffisamment menacé pour qu'il se pisse dessus... de son nom complet, Augustin Filiberst, Duc de Neremberg. »
Au regard à la fois surpris et concentré de Neven, les morceaux s'assemblaient dans sa tête. Elle se tourna vers moi, désormais en colère :
« Il a réussi à se procurer un deuxième navire sous mon nez ! Et un deuxième équipage ! Pourquoi je n'en sais rien ? »
Je ne sais pas, je n'en savais rien non plus !
« Il magouillait depuis un moment, on n'a pas été assez attentifs, c'est tout. »
J'espérais la calmer. Elle soupira et retourna son regard vers Erklos, jugeant sans doute Vigy inutile :
« Pas de nouvelles non plus sur l'endroit où il se trouverait ?
— Aucune.
— Quelqu'un pourrait savoir, ici ?
— Pas sûr, non.
— Malo, dépêche-toi de terminer ta pinte, et on y va. »
Je m'efforçai de terminer le rhum qui me brûlait la gorge et le nez par ses vapeurs au plus vite. Nous remerciâmes les capitaines et ressortîmes de cette pièce que je commençais à trouver étouffante.
« On fait un tour au Repaire pour essayer de grappiller quelque chose : Augustin, DN, Belicande, navire aux voiles noires... tout ce qui le représente. Je prends la partie gauche, toi la droite, et on se retrouve à l'entrée du village. Compris ? »
J'acquiesçai, cherchant distraitement du regard une source d'eau : l'alcool commençait déjà à me monter à la tête. Tout en partant de mon côté, je récupérai une gourde d'eau abandonnée près d'un homme endormi, sa bouteille à la main : j'en aurais plus besoin que lui.
J'avais questionné toutes les personnes croisées, des moins ivres à celles dont je ne comprenais pas un traître mot, et c'était le désert d'informations. De retour à l'entrée, Neven patientait, les bras croisés : je l'avais fait attendre. Elle me jaugea d'abord, et pensant me prendre des remontrances, je fus surpris de voir un petit sourire sur ses lèvres :
« Tu as déjà trop bu ?
— Tu as fait tes tests, lui rappelai-je. Tu avais dit trois shots d'alcool fort, je viens de boire une pinte, donc on n'en est pas loin.
— Rentrons vite avant que tu ne tombes. Et pense à boire l'eau de la gourde que tu as volée.
— Comment...
— Tu n'en avais pas, tout à l'heure, lança-t-elle en marchant vers notre coin du Repaire.
— Sinon, tu as trouvé quelque chose, toi ? Car moi non.
— Néant. J'ai même dû me salir les mains, soupira-t-elle. »
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