Chapitre 20 - Mon cher ami 2/2

   Mes mains tremblaient. Le papier se froissait. Je redressai la tête vers Malaury, l'implorant du regard.

« Il est en vie, hein ? »

Une petite voix me tonnait que s'il était vivant, il serait lui-même venu me parler. Malaury posa sa main sur mon épaule, les yeux brillants :

« Je suis désolé. »

Lui ? Ce n'était pas possible ! On s'était vus il y a quelques jours ! Il était un bon combattant, il était... mes larmes coulaient le long de mes joues.

« Qu'est-ce qui est arrivé ? bredouillai-je.

— Nesly sera plus à même de t'expliquer, il était là. »

Sa voix était basse, cassée. Des traces humides parcouraient sa peau. Je ramenai sa tête contre ma joue, et il me serra contre lui. Nous pleurions l'un dans les bras de l'autre, en silence, enserrés par la perte.

Alors Célestin aussi était... mort ? Ma poitrine me faisait mal, si mal. Je manquais d'air à mesure que les sanglots me prenaient la voix. Pas lui, pas lui ! Pourquoi m'arrachait-on tous ceux qui m'étaient chers ? Je me demandais si j'étais maudite. Je perdais tout, tout, tout !

Je me rappelai ses yeux gris, son sourire franc, sa barbe que j'aimais tirer, ses cheveux que j'adorais déranger, l'une de nos nombreuses soirées passées à boire et à rire. Nous finissions toujours les larmes aux yeux, les mâchoires douloureuses, sous le regard désapprobateur de Malaury qui tenait à nous surveiller : à deux, nous étions irrécupérables. Est-ce que c'était vraiment fini ? À tout jamais ?

Sans parler de toutes ces fois, où, à nos débuts, on s'amusait à arnaquer ceux que nous parvenions à accoster dans la rue. Toutes ces fois où nous avions volé, pommes ou bijoux. Toutes ces fois où nous passions du temps à nous détendre le soir, dans ma cabine, ou sur le pont. Toutes ces fois où il m'avait soutenue et protégée, tout le soutien qu'il m'avait apporté au cours de ces trois années, et tout le bonheur qu'il m'avait partagé.

« C'est vraiment vrai, hein ? soufflai-je.

— Je suis désolé. J'aurais voulu t'apporter une autre nouvelle... »

Il appuya sa main sur mon dos.

« J'étais si heureux de voir son navire... j'avais hâte de le revoir, lui et sa bonne humeur légendaire... je me disais aussi que lui, il arriverait à te remonter le moral... j'ai décanté... je suis tombé de si haut... »

Si Malaury était moins proche de lui que moi, il avait passé tout autant de temps à ses côtés, et je savais que les deux s'appréciaient malgré leurs différences. L'un était fêtard et imprévisible comme moi, l'autre était sérieux, précautionneux, et responsable. Néanmoins, les deux s'alignaient bien sur une chose : un grand sens de la loyauté et de la camaraderie. Ils comptaient l'un sur l'autre en tout temps, et chacun avait appris de l'autre. Malaury s'était détendu, à rire avec nous et à nous laisser nous amuser. Quant à Célestin, il s'était mis à faire preuve de plus de prudence – d'autant plus quand il était devenu capitaine, j'avais aimé le taquiner en lui répétant qu'il était désormais un nouvel homme.

Mais tout était fini. Il était mort. J'aurais aimé qu'il me fasse une de ses mauvaises blagues... mais les larmes qui coulaient si rarement sur les joues de Malaury ne trompaient pas. Je me recroquevillai dans ses bras, le serrant plus fort contre moi, les mâchoires tendues.


Quelques temps plus tard, même si mon cœur était toujours parcouru par des palpitations et que je me sentais toujours crispée, mes larmes ne coulaient plus. Depuis quelques minutes, je m'efforçais de me calmer. Il fallait retrouver l'équipage de Célestin, notamment Nesly, pour comprendre ce qui s'était passé, mais aussi pour honorer sa mémoire. La cérémonie avait sans doute déjà eu lieu, mais je voulais lui faire un dernier au revoir, moi aussi.

Visages séchés, Malaury me demanda :

« On y va ? Tu te sens prête ?

— On y va, confirmai-je. »

J'enfilai mon manteau écarlate et mon chapeau : nous étions au Repaire, je tenais à paraître indifférente et forte. D'autant plus depuis ma presque pendaison qui avait sans doute été ébruitée dans tout l'Archipel. J'en avais oublié le regard des autres. Que disait-on de moi ? Que j'avais été stupide de m'être faite attrapée ? Ou bien que j'étais douée pour avoir réussi à m'échapper ? Une même histoire, deux points de vue différents. Chacun voyait ce qu'il souhaitait.

« On voit que j'ai pleuré ?

— Oui, m'avoua Malaury. »

Il leva la main, sans doute pour passer son pouce sur mes joues, mais il la rabaissa. Il n'osait plus m'approcher depuis l'accident. Je l'avais tellement rejeté, aussi... on finirait par se retrouver, un de ces jours, mais je n'avais pas la tête à cela pour l'instant.

J'essuyai à nouveau mon visage, bus une gorgée d'eau, puis ouvris la porte. Quelques murmures de stupeur parmi l'équipage.

« Bonjour, capitaine ! me salua-t-on immédiatement. »

De l'enthousiasme qui me faisait chaud au cœur, je l'avouais.

« Bonjour, soufflai-je, crispée. »

Le ciel était clair, l'air de la mer caressait mon visage et emplissait ma poitrine de vivacité. J'avais oublié à quel point être sur le pont était agréable. Je jetai un œil au loin, sur la plage. Des tentes, des sortes de cabanes capables de se briser à la moindre brise, des feux de camp, quelques bâtiments plus solides, le tout formant un village au Repaire. Bien sûr, beaucoup de pirates, parfois ivres, qui me désignaient. Eh oui, Neven l'Écarlate était en vie. Pas en bon état, mais en vie.

L'instant d'après, je marchais sur le sable aux côtés de Malaury. Nous nous dirigions vers l'Irrévérence qui était à l'arrêt également. Le navire avait subi des séquelles : voiles rapiécées, morceaux de bois plaqués sur la coque pour des réparations de fortune, quelques morceaux manquants ici et là... La plupart des hommes que je voyais semblaient blessés à en juger par leurs membres pansés, voire manquants. Nesly nous attendait non loin, bandé au niveau du torse et du bras gauche, il avait des cernes noirs, le regard fatigué, les traits crispés.

« Bonjour, capitaine Neven. Malaury vous a fait part de la lettre de Célestin ?

— Je l'ai lue, confirmai-je.

— Il vous a également dit que... on nous l'a arraché ? »

Je hochai la tête, grave.

« Nous lui avons fabriqué un cercueil et enterré sur la plage. Vous voulez vous y rendre ? »

J'acquiesçai. L'homme nous emmena jusqu'à arriver devant une croix en bois, puis nous laissa seuls. « Célestin Arguy, le Lièvre des Mers ». Deuxième fois en si peu de jours que je me recueillais sur une tombe. J'avais du mal à croire qu'il se trouvait là, devant moi, froid, enterré, sous nos pieds. Une mauvaise comédie, une mauvaise farce. Je cessais d'espérer qu'il sortirait brusquement du sable en criant qu'il était un revenant, ou que sais-je. Je me prenais la réalité en pleine face et je faisais avec.

Je m'agenouillai devant les sillages de sable encore perceptibles, Malaury à mes côtés. La main sur le cœur, je fermai l'œil, contenant mes larmes.

« Tu vas nous manquer, Célestin. Plus que tout. On t'aime beaucoup. Tu es notre meilleur ami, avec Malo. Ça va être bizarre, sans toi. Je n'ai jamais imaginé le fait que tu pourrais mourir un jour. »

Je n'avais jamais voulu y penser, à vrai dire. On s'était connu à une période de ma vie où tout me réussissait, et c'était resté imprégné. Comment pouvais-je imaginer qu'un jour, l'homme avec qui je passais des journées à rire et m'amuser mourrait ? Cet homme doué à la rapière, qui bravait la mort à mes côtés et observait le monde près de moi, victorieux.

« Je te remercie pour tous ces moments passés auprès de nous. Tu étais un capitaine admirable, et un ami formidable. Que les vagues te bercent pour un repos éternel. »

Une longue minute plus tard, je demandai à Malaury de me laisser seule avec lui, le temps de lui parler en tête-à-tête.

« J'ai bien lu tes mots... les choses ont changé depuis la dernière fois qu'on s'est vus. J'ai failli mourir. Je n'ai plus de sœur, plus de bébé, plus de toi. Et c'est un peu froid entre Malaury et moi. Hormis mon titre de capitaine et mon navire, je n'ai plus rien. »

J'esquissai un sourire désespéré :

« Pire, tout le monde a dû croire que je devenais folle. Je croyais que Mora... »

Je m'efforçai de retenir mes larmes : tout le monde pouvait me voir.

« Que Mora était encore en vie. J'essayais de me le persuader, alors qu'elle a été tuée devant moi. Tiens, tu me disais que tu buvais pour ne pas penser... je crois que je fais comme toi. Je me rends compte qu'on se ressemble plus que ce que je croyais. Peut-être pour ça qu'on s'entend si bien. »

Je baissai le regard.

« J'avoue que je me sens désespérée et délaissée. Je vais devoir encaisser ta mort et celle de Mora en même temps. Tu crois que je suis maudite ? »

Un rire nerveux me quitta :

« La fameuse malédiction de la Tourterelle grise qu'on avait inventée... est-ce qu'elle serait vraie ? Après tout... tous mes proches frôlent la mort, et la plupart y tombent. Je commence à croire que je suis la cause de toutes ces morts... »

Je poussai un long soupir :

« Je sais que tu ne peux pas me répondre... que je parle sans doute dans le vide... mais j'aurais voulu que tu me conseilles. Je me sens perdue comme jamais. Qu'est-ce que tu me dirais, à part de boire un coup – ce que je fais déjà trop ? »

Je levai l'œil vers les cieux ensoleillés.

« Tu m'as dit de ne pas trop pleurer pour toi... je ferais au mieux. Tu m'as demandé de continuer de sourire... je ferais au mieux aussi. Je sais que tu veux me voir heureuse, mais c'est dur. Les temps sont durs, très durs. J'aurais aimé t'avoir en ma compagnie... je t'aurais peut-être refoulé tout aussi violemment que tout le monde au début, mais tu sais comment m'amadouer avec le rhum. »

Je fermai l'œil, puis le rouvris :

« Je vais... essayer de me remettre sur pied. Je ne sais pas comment, je suis à fleur de peau. Si tu es comme moi, tu dois connaître ce masque que l'on porte devant les autres, hein ? Il est totalement brisé, le mien. Je ne suis pas sûre de pouvoir le réparer un jour. Je suis épuisée et déprimée. Je n'arrive à rien... »

Ce n'était pas ainsi que je me sentirais mieux. Je me repris :

« Mais je vais essayer de reprendre du poil de la bête. Je vais commencer par arrêter de trop boire. Ça ne m'a servi à rien, à part me rendre agressive. Ensuite... je ne sais pas trop. »

Je me perdis à regarder le sable.

« Qu'est-ce que tu me dirais ? »

Seul le vent gémit. Évidemment, personne ne me répondrait.

« Je vais... je vais sûrement demander conseil à Malaury. Il sait toujours quoi faire. »

Une goutte d'eau dans ma nuque.

J'y plaquai ma main. Aussi sec que la dernière fois.

La poitrine un peu moins lourde, j'espérai :

« C'est toi, Célestin ? Dis-moi que c'est toi... »

Rien, hormis la mer qui chantait non loin.

J'avais peut-être déliré.

Je me redressai, et je murmurai finalement :

« Merci pour tout, Célestin. J'ai vraiment aimé ces trois années à tes côtés. Je les chérirais précieusement. Tu vas me manquer, je ne t'oublierais jamais. Repose en paix. Tu l'as mérité, mon cher ami. Je t'aime aussi. »

Des larmes que je ne parvins pas à contenir roulèrent sur mes joues. J'en essuyais une qu'une nouvelle coulait sur ma peau.

Pourquoi te parlais-je à travers le sable ? Pourquoi n'étais-tu plus qu'une tombe ? Pourquoi je ne pouvais pas te serrer dans mes bras comme avant ? Pourquoi je ne pouvais pas t'entendre rire et te moquer ? Pourquoi notre amitié devait-elle finir ainsi ?

Mon cœur me faisait tellement mal quand je me rendais compte que l'on ne se reverrait plus jamais.

Les mains tremblantes, je m'efforçai de me reprendre et d'essuyer mon visage. Je me retournai et me dirigeai d'un pas que je voulais assuré jusqu'à Malaury et Nesly. Ils me saluèrent d'un signe de tête respectueux. Je me tournai vers le nouveau capitaine :

« Que lui est-il arrivé ? Je n'ai pas les détails.

— Vous nous aviez demandé de négocier la libération de La Belicande, me rappela-t-il. Nous sommes restés. Les corsaires étaient difficiles en affaires. Nous avions décidé de négocier deux heures, puis de jeter l'éponge pour vous rejoindre. Seulement... une heure après qu'on ait perdu de vue La Mora, leur comportement a changé. Ils ont donné l'ordre de nous attaquer. Plus étonnant encore, les hommes d'Augustin sont sortis des cales, a priori tout sauf prisonniers, et ils se sont joints aux corsaires. Nous avons supposé que c'était un piège d'Augustin. Deux équipages contre un, nous avons essuyé beaucoup de pertes avant de parvenir à mettre les voiles pour fuir – notre vitesse nous a permis de les semer. Célestin a été blessé durant l'altercation, au niveau du torse. Il a perdu beaucoup de sang, et il s'est éteint il y a quelques jours. Il s'est battu, soupira-t-il. Vraiment. Il tenait à la vie, il a tout fait pour se requinquer, mais ça n'a pas suffi... »

Ses yeux brillaient. Mon sang ne fit qu'un tour. Avais-je à nouveau... causé une mort ? Si je leur avais directement demandé de me joindre... Non. Je pleurerais ce soir, dans ma cabine. Je réfléchirais ce soir à ma responsabilité dans cet incident. Pour l'heure...

Je me retournai vers la croix s'élevant du sable, le regard noir.

Voilà mon prochain objectif : retrouver ce rat et venger ta mort.

Pour ma défense... à l'époque, c'était plus ou moins un pnj dans ma tête. Et, j'ai creusé le personnage au moment où j'ai écrit cette lettre. Je l'ai découvert au fil des idées et des mots qui me venaient. Et je l'ai adoré. Vraiment.

Donc maintenant, relire la lettre... Eh bien, j'en pleure. T_T Je ne pensais pas autant aimer ce personnage... j'ai songé à le garder en vie, mais Neven n'aurait pas le coup de fouet que sa mort va lui procurer... alors, pour le bien de l'histoire, sa mort a été gardée... 

Mais ça me fait vraiment très très très mal de le tuer. T_T Autant que Mora, voire un peu plus, sans hésiter... T-T

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