Chapitre 20 - Mon cher ami 1/2


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Dans la soirée, une silhouette frêle vêtue d'une robe blanche marchait à pas délicats sur le bois des quais. Je la reconnaîtrais entre mille.

Je courus et posai ma main sur son épaule. Elle se tourna vers moi. Ses prunelles chocolat me fixaient sans émotions.

« Mora, soufflai-je alors que les larmes me montaient aux yeux. Tu me manques...

— Et alors ? rit-elle, cynique. »

Je l'enlaçai malgré tout, la tête nichée dans son cou. Je voulais que tes bras m'embrassent le plus fort possible. Je voulais te serrer et ne plus jamais te lâcher. Je voulais tant te garder pour moi.

Je t'aime tellement.

« Regarde ce que tu nous as fait ! cria-t-elle en s'écartant. »

Deux taches de sang émergèrent au niveau de sa poitrine.

« Nous ?

— Tu sais très bien... »

Les larmes coulèrent sur mes joues.

« Non ? »

Elle arqua un sourcil, dubitative, avant d'éclater de rire.

Où est passée ta douceur, Mora ? J'ai si mal...

« Tu m'aimes ? murmurai-je.

— Comment le pourrais-je ? Regarde ce que tu m'as fait ! Je suis morte par ta faute !

— Papa et maman m'ont dit que ce n'était pas ma faute ! »

Son regard s'adoucit.

« Oui, c'est vrai.

— Alors pourquoi tu disais tout ça ?

— Car tu cherches un sens à tes cauchemars, maintenant ? Neven... »

Sa voix... son expression quand elle m'interpellait... elle était là.

Je tendis les bras pour l'enlacer :

« Ne pars plus jamais...

— Plus jamais... répéta-t-elle. Je t'aime. »


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J'émergeais dans un soupir de douleur, les joues humides. Pendant un moment, je restais prostrée sur mon matelas, me rappelant encore et encore de la façon dont elle m'avait appelée, avec toute sa tendresse, avec sa voix si douce.

Lorsque l'enivrement du songe se dissipa, une douleur lancinante me frappa. Ma tête n'était qu'un amas de souffrances. J'avais tellement mal... à force de ne rien manger, l'alcool avait trop d'effet sur mon corps. Le remède de Mathurin était déjà posé à mes côtés. Je l'ingurgitai au plus vite : d'ici quelques minutes, je me sentirais déjà un peu mieux, et ce serait complètement passé dans quelques heures.

Je me remémorai la veille. Plusieurs avaient tenté de me rendre visite, je les avais tous repoussés. Je n'avais envie de voir personne. J'avais besoin de pleurer, de me laisser aller, sans être regardée. C'était suffisamment compliqué pour moi que tout l'équipage connaisse mon état lamentable... alors que l'on me laisse tranquille.

Je me redressai pour me dégourdir les jambes. En observant la porte, je me rappelai Malaury : je lui avais jeté une bouteille à la figure. Il semblait l'avoir évitée, heureusement. Je m'en serais sans doute voulu si je l'avais blessé. Je soupirai en m'accoudant à ma table jonchée des cartes que je délaissais : il souhaitait simplement m'aider, et je l'avais violemment renvoyé. Qu'il était patient. Et aimant. Moi, j'étais une vraie garce.

J'ouvris le hublot pour prendre l'air. Les hommes manœuvraient pour accoster. Nous étions sans doute arrivés au Repaire, comme je l'avais demandé quelques jours plus tôt, quand un filament de force m'était revenu, mais je l'avais bien perdu depuis. Le masque ne se réparerait pas aussi facilement, il cédait sans cesse. Je ne voulais rien faire, à part rester couchée ici, et seule. J'ignorais pour combien de temps encore. Quand je cesserais de pleurer en pensant à Mora, peut-être.

Je ravalai mes larmes : je venais à peine de me réveiller. Je me rallongeai sur mon matelas, observant le plafond en silence. La journée serait la même que les autres. J'essaierais de me motiver à faire autre chose que me lamenter, mais d'une façon ou d'une autre, je me mettrais à penser à ma sœur. Je me rappellerais « l'accident » comme tout le monde aimait l'appeler, je me mettrais à pleurer, à sangloter, et comme un bébé chercherait sa tétine, je boirais au goulot d'une bouteille de rhum. En y pensant de cette manière, c'était bien lamentable de ma part. Je devenais une ivrogne.

J'aimerais cesser d'être ainsi. Aller mieux, pouvoir retourner sur le pont, reprendre la barre, mais je n'y arriverais jamais. Pas pour l'instant, en tout cas. Je ne savais même pas ce que je voulais. À part sortir cette horrible journée de ma tête, j'entendais. Je soupirai. Et si je me forçais à retourner sur le pont ? Et si je donnais l'ordre de nous remettre à aborder ? Mais... si j'éclatais en sanglots au beau milieu de mes hommes, d'un combat ? Non... je refusais que l'on me voie ainsi. Sans parler du fait que je pourrais commettre des erreurs d'inattention. Quand j'avais cru que Malaury était mort, il y en avait eu à foison.

J'étais donc si faible ? Comment papa avait-il fait pour se remettre à aborder alors qu'il venait de perdre sa fille et son bras ? Pourquoi ne pouvais-je pas être comme lui ? Forte, insensible, talentueuse ?

Étais-je simplement faite pour la piraterie ?

Un frisson désagréable me parcourut à cette idée. C'était la seule chose que je savais faire. Évidemment, que j'étais faite pour la piraterie.

On toqua à la porte, puis on ouvrit. C'était Malaury. Sur le point de lui demander de partir, je m'arrêtai en remarquant son air grave. Son regard était sérieux, son visage à la limite de l'inexpressif, ses traits étaient durs et froids. Les poches sous ses yeux brillants étaient humides. Il s'avança dans la pièce. Il tenait une enveloppe.

« Qu'est-ce qu'il se passe ? demandai-je finalement.

— Asseyons-nous. »

Son comportement m'inquiétait. Je me redressai et lui laissai une place près de moi, puis il me tendit l'enveloppe. Elle était fermée par un sceau rouge que je connaissais bien. Un crâne de pirate avec les lettres « C. A. ».

« Célestin est au Repaire ? supposai-je.

— Son navire y est. »

Mon cœur s'emballa. Il n'avait pas répondu à ma question. Je retournai l'enveloppe. Mon prénom était inscrit.

« C'est pour toi. Si tu as des difficultés à lire, je suis là. »

Je l'ouvris délicatement et tirai une lettre.


Ma chère amie Neven,

Je t'écris ces mots depuis un matelas tant que j'en ai encore la force. On m'a soigné comme on le pouvait, mais je ne me fais pas trop d'illusions, j'ai perdu beaucoup de sang. Je m'épuise à vue d'œil, et pourtant je ne fais que me reposer. Alors, au cas où, je préfère écrire, même si je souhaite ne pas avoir besoin de te faire passer cette lettre pour te parler.

Je ne reviendrai pas sur le combat qui m'aura peut-être coûté la vie, mes hommes sauront te raconter, si ce n'est pas moi.

Je veux plutôt me remémorer. Notre rencontre, tu te souviens ? Au Repaire, avec tous les imbéciles qui se moquaient de toi. Je ne me serais jamais douté du Dragon des mers caché en toi si je ne t'avais pas rejoint. J'avoue avoir hésité. Tu vas m'en vouloir, mais je me disais qu'une femme n'était pas faite pour se battre. Comme j'ai eu tort.

Outre tes compétences au combat et à la navigation, Neven, ce que j'appréciais chez toi était le fait que tu te moquais de notre passé. Je me doute que tu ne pouvais pas faire la fine bouche – tu as eu tant de mal à recruter dix hommes, après tout...

Mais tu n'as jamais insisté sur mon passé, et je t'en remercie. Mais je souhaite être honnête avec toi. Peut-être que la mort m'effraie et que je cherche à me repentir et avouer mes crimes.

Je ne suis pas quelqu'un de bien. Je me suis servi de personnes qui m'aimaient pour atteindre mes buts. Et des gens sont morts par ma faute. J'ai étudié pour devenir avocat, et avec quelques contacts – bien sûr, engraissés – je suis devenu juge. J'acceptais les pots-de-vin volontiers. J'ai envoyé tant d'innocents à la mort ; j'ai laissé en vie tant de coupables.

Je me suis rendu compte trop tardivement du mal que je causais. J'ai tenté de me tuer pour me punir, mais j'ai manqué de courage une fois au bord de la falaise. Un vrai lâche.

Alors, j'ai préféré m'exiler quelque part, loin de la ville qui avait tant souffert par ma faute. Ce lieu fut le Repaire. J'ignorais ce que je cherchais. Rien, à vrai dire. Je vivais sans but, et je ne faisais que penser aux horreurs que j'avais commises. Je me suis mis à beaucoup boire. Je ressemblais à ce que tu appelles boit-sans-soif, constamment ivre et idiot. C'était laid à voir. Je devais avoir 23 ans. Ma misérable vie au sein d'ivrognes a duré 1 an et demi.

J'ai fini par en avoir assez de ne rien faire de mes journées à part boire. J'ai intégré des équipages de pirates en manque de bras le temps d'une excursion de quelques semaines, par-ci, par-là. Étrangement, me battre ne me faisait pas peur. Peut-être que j'attendais de me faire tuer pour enfin mettre un terme à ces souvenirs que je ressassais sans cesse. Égoïste, pas vrai ? Malencontreusement, j'étais un bon épéiste, mon passe-temps depuis mon plus jeune âge était la rapière.

En tout cas, la vie en mer était assez agréable. Tu me connais, j'aime l'or, alors j'étais satisfait de mes gains. Surtout, je m'occupais, je travaillais tellement que j'étais épuisé, je n'avais pas le temps de penser. Cependant, je ne me suis jamais vraiment senti à ma place dans les équipages que j'ai intégrés. Ils se connaissaient déjà bien, et une façon de se rapprocher des autres, c'est de parler de souvenirs. Je n'avais jamais rien à dire. Enfin, je ne voulais pas en parler.

Un beau jour, une jeune femme dans une tenue écarlate a fait irruption sur la plage. Quel étrange animal, j'avais songé. Qu'est-ce qu'elle fiche là ? Elle n'a pas peur de venir avec tous ces pirates qui rôdent ? Tu avais l'air grave, imperturbable.

J'ai compris que tu cherchais des hommes, et j'avoue avoir froncé les sourcils. Une femme capitaine pirate ? Quel drôle d'oiseau. Je me demandais d'ailleurs si ton cache-œil était juste là pour te créer une image, mais tu as répondu à ma question en montrant ton œil blessé à des imbéciles. J'hésitais à venir.

Malaury t'a rejointe, et à deux, surtout lui qui est grand, vous aviez déjà meilleure allure. D'autres ont fini par vous suivre. Je suis arrivé en dernier. Je me suis dit "pourquoi pas" après tout. Peut-être même que nous serions trop faibles et que je mourrais...

Enfin, tu connais la suite. Tu as obtenu La Mora, tu es devenue capitaine. On a tissé des liens ensemble : personne ne se connaissait, ou presque. Le fait que l'on ne m'interroge pas sur mon passé, Neven, avec la bonne entente sur le navire... c'est ce qui m'a poussé à rester.

On s'est vite bien entendus tous les deux. J'étais doué en entourloupes – après mon passé de juge corrompu, facile – et ça t'amusait beaucoup. On a fait de vilains coups, j'ai aimé nos moments passés ensemble. À vrai dire, j'étais heureux de me sentir accepté en étant moi-même – si on ne compte pas le fait que je vous cachais mon passé. J'ai bien compris que tu avais tes secrets, et je les ai respectés aussi. J'ai aimé ton bon jugement et ton équitable partage de l'or – tu es bien plus juste en tant que pirate que je ne l'étais en tant que juge.

Je pensais toujours à mon passé, bien sûr. J'ignorais comment me repentir. Je me disais que la vie me souriait étrangement : je méritais la mort, mais j'étais entouré de bons camarades avec qui m'enrichir. Je faisais toujours du mal aussi, c'est vrai. Un pirate n'est pas une bonne personne. J'en ai tué de ma main, des hommes. J'ai menti, j'ai volé. Mais ce n'était plus pour mon propre intérêt, c'était pour vous, pour nous. Pas pour moi. Alors ça me confortait un petit peu parmi tout le mal que je faisais.

Il y a eu ce jour où tu m'as nommé capitaine. Quelle surprise ! C'était au second de prendre un navire... j'ai supposé que tu tenais trop à lui pour l'avoir loin de toi – je me posais déjà quelques questions, à l'époque. Mais c'était tout de même en moi que tu avais le plus confiance parmi le reste des hommes, et je t'en remercie. J'ai décidé de me montrer à la hauteur de l'estime que tu avais de moi.

Tes efforts ont payé, tu es montée en puissance comme jamais. Certains auraient pu prendre la grosse tête, mais tu es restée fidèle à toi-même, et toujours ma chère amie. Tu t'es même confiée à moi concernant ta sœur. J'ai lu la détresse dans ton regard quand tu m'en as parlé, toi qui ne laisses jamais rien paraître, alors j'ai compris que je devais tout faire pour t'aider à la retrouver. Je suis heureux que vous soyez enfin réunies.

Sinon, je suis content pour Malaury et toi. Ça faisait un bout de temps qu'il te tournait autour, tu n'avais l'air de rien remarquer...

Et puis, j'ai compris pourquoi tu ne buvais plus. Enfin, je crois. Si c'est bien ce à quoi je pense, toutes mes félicitations. J'espère que tu lui parleras de moi et lui raconteras de belles histoires. Tonton Célestin, ce serait pas mal, non ? Ou le capitaine Arguy, le Lièvre des Mers et plus grand arnaqueur de l'Archipel de Manéran ! Qu'est-ce que tu en dis ?

Je ne sais pas exactement comment terminer cette lettre. Je t'avoue me sentir faible. Je crois que j'ai peur de mourir, maintenant. Je me sens insignifiant et fragile, aux portes de la mort. Dire que je souhaitais ça un jour, je ne me rendais pas compte... enfin, à l'époque, je n'avais pas une bonne camarade de beuverie à mes côtés, ni un équipage loyal. Je n'étais rien d'autre qu'un homme tourmenté.

Je pense avoir fait le tour de ce qui me tenait à cœur. J'espère que tu réussiras à atteindre tes objectifs, quels qu'ils soient. Surtout, je te souhaite le plus grand des bonheurs, Neven. J'espère également te revoir pour lever une pinte de rhum d'ici neuf mois, ensemble ! Sinon, je compte sur toi pour en lever une deuxième pour moi – ce n'est pas comme si tu n'en étais pas capable !


Ton fidèle camarade de vol de pommes,

Et de purificateur des personnes imprégnées par la malédiction de la Tourterelle grise,

Ainsi que ton cher ami,

Je t'aime,

Célestin Arguy


PS : S'il te plaît, dans le pire des cas, ne pleure pas trop pour moi. Souris, comme tu sais si bien le faire.

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