Chapitre 2 - L'appel de la mer

    Perturbée. Je me sentais déboussolée, perdue dans mes pensées, les mots de Mora et d'Augustin tonnaient dans mon crâne... mais ce n'était pas le moment. J'observais Malaury tandis que l'on nous ligotait les mains dans le dos. Un regard perçant, aventureux. Il fallait fuir. Il cligna calmement des yeux : entendu. J'avais tonné que je serais docile si on laissait Mora et mon navire en paix, mais ce n'était que mensonge : je restais une pirate ! La liberté et la vie m'appelaient !

On nous poussa pour avancer dans les fougères, à l'opposé d'où nous venions. Je jetai un œil derrière moi. Mora avait déjà disparu. J'espérais qu'elle avait rejoint le navire et que nous nous y retrouverions. Je réfléchirais plus tard à ses agissements, je devais me concentrer sur notre fuite. Je n'avais pas de plan, je savais juste qu'une fois bien attachés et surveillés, nous n'aurions plus aucune chance. Nous devions fuir avant d'être enfermés en prison : soit sur le navire soit maintenant. Les liens semblaient trop serrés pour que je puisse les défaire rapidement.

« Eh ! Tu fais quoi, là ? »

Un grognement me quitta. Je lançai un regard de travers au garde moustachu qui me jaugeait, l'œil noir et mauvais. Je cessai de frotter mes poignets. J'observai autour de moi. Peut-être couper les liens avec la lame de l'un des soldats ? Il fallait bien viser, je n'étais pas à l'abri d'un coup d'épée mal placé dans l'estomac... donc ce n'était pas encore le moment.

« Tu es bien silencieuse, Neven... lança Augustin. »

Je haussai les sourcils de dédain. Une mouche qui me parlait. Si mes mains étaient libérées, je l'aurais déjà dévisagé et lui aurais tranché la langue. Trahie, utilisant ma sœur pour m'attaquer, me traînant aux cordes avec mon second... Ce n'étaient plus des piques qu'il m'envoyait, mais la croix de ma tombe.

Si je m'en tirais, mon image serait salie : la grande Neven l'Écarlate avait été trahie et avait frôlé la mort. Ma flotte pourrait se disloquer, je perdrais respect et autorité. Ma carrière se retrouverait entachée comme celle de mon père.

Si je mourais... il prendrait le contrôle de mes navires dès qu'il le pourrait. L'idée qu'il prenne possession de ma cabine et dirige mon équipage m'était insupportable. Cette ordure qui n'hésiterait pas à tuer mes hommes les plus loyaux pour les remplacer par ses rats... définitivement, même si je perdais la vie, je devais lui voler la sienne avant. Il ne devait pas agir.

Un frisson me parcourut. Je jetai un œil à Malaury. Si jamais j'arrivais à m'en sortir mais pas lui... ou l'inverse... je serrai les mâchoires et redressai mon regard vers la barque qui s'approchait de la plage : rester concentrée et nous sauver. On s'en sortirait ensemble. Comme toujours.

« Tu sais que tu devrais retirer ce chapeau que tu ne mérites plus de porter ?

— Tu insinues que je ne suis plus capitaine, Augustin ? murmurai-je sans le regarder.

— Ce n'est pas le cas ?

— Ce tricorne est ma fierté. Je sais garder la tête haute, prisonnière ou non, alors il restera sur mon crâne jusque dans ma tombe. Toi, en revanche, tu as beau être libre, tu n'es qu'un rat que j'étriperais volontiers.

— Tu tomberas avec nous, souffla Malaury d'une voix grave. »

J'observai mon second du coin de l'œil. Son regard était noir et sérieux. Le traître éclata de rire :

« Tu devrais plutôt penser à ce que tu laisseras à ta famille, à ta mort... oh pardon, tu n'en as déjà plus ! »

Malaury poussa un grognement. Il ne devait pas répondre à ses provocations, il le savait. Ce n'était pas le moment qu'il perde le contrôle, nous devions fuir. Je me tournai vers Augustin et lui déclarai néanmoins :

« Tu es un homme mort. De ma main ou de la sienne, tu périras. Je t'emmènerai dans ma tombe s'il le faut. »

Je retournai mon regard vers la plage que je foulais. Plusieurs barques nous attendaient. On nous poussa dans l'une d'elles et nous attendîmes patiemment d'arriver près du navire. J'avais songé à plonger, mais les mains liées, nous ne serions pas allés loin face à des hommes libres de leurs mouvements. Ce n'était pas le moment.

Barque soulevée, nous enjambâmes les bastingages avec prudence. Une dizaine d'hommes se trouvaient sur le pont, armés pour la plupart. Toute l'expédition n'était pas revenue sur le navire, il manquait encore plusieurs barques. Néanmoins, un objet se démarqua du reste. Une lance délaissée sur un caisson, à moins de quatre mètres. C'était notre moment.

Entourée par deux soldats, je donnai un violent coup d'épaule à l'un et je me précipitai vers l'arme. Malaury se débattait tandis que je me jetais vers la lame pour la glisser entre mes poignets. Coup sec, les liens se défirent. Armée, je me retournai vers mon second qui se contentait de fuir et sauter pour éviter le combat : il savait que s'il était pris et que l'on me menaçait avec sa vie, je me rendrais.

Il donna un violent coup dans les bijoux de famille d'un jeune matelot et se précipita vers moi. Cordes coupées, je me mis en garde devant mon second.

« Procure-toi une arme ! »

Les soldats commençaient à grimper sur le pont dans l'espoir de nous maîtriser. Nous n'étions plus dix, mais bientôt vingt, et je savais que nous pouvions atteindre la soixantaine sans soucis si le combat s'éternisait.

Je parais avec la lance, une arme que je n'avais pas l'habitude de manier, et je les repoussais autant que je le pouvais.

« Bâbord ! »

Nos vieux réflexes de combat, à Malaury et moi. Je parai l'offense venue de ma gauche et repoussai le soldat d'un coup dans l'armure.

« Tribord ! »

Je me tournai dans l'autre direction, et une vive douleur à l'épaule m'empêcha de parer entièrement le coup d'épée. La pointe se ficha dans mon bras, et je n'eus pas le temps de m'écarter qu'un second coup me lacéra la joue. Un instant plus tard où je repoussais un sabreur, une volée de flèches cribla mon épaule droite. Je retins un gémissement : ils avaient compris ma faiblesse.

Deux hommes m'attaquèrent avant que je ne puisse donner notre unique arme à Malaury. L'un me taillada le bras tandis que l'autre abattait un coup brutal à la lance qui me quitta. Vulnérable, je reçus un premier coup de poing dans le visage. Je me retins au bras de mon second, avant de faillir sous un deuxième coup.

Tombant sur mon épaule, je gémis et me dépêchai de retirer les flèches qui s'enfonçaient dans ma chair. Le visage en sang, le fer peignant ma langue, je me tournai vers les bastingages, mais je croisai trop de jambes pour que je puisse sauter du pont. Raté. Je baissai la tête. Raté. J'avais raté. Notre seule chance. Foutue épaule !

Un soldat m'empoigna le bras pour me redresser, puis leva le poing avant de se faire projeter contre un mât.

« Reste derrière moi, souffla Malaury en faisant barricade aux soldats. »

Piégée entre lui et le bois de la cabine du capitaine, j'observais autour de nous. Aucune échappatoire. Qu'espérait mon second ? Nous étions entourés de toutes parts.

« Neven... »

Il glissa sa main dans son dos et tâtonna jusqu'à trouver mon visage. Son pouce passa le long de mes lèvres, puis sous mon nez, comme s'il cherchait à nettoyer le sang qui continuait de couler.

« Tu es prête ?

— Quoi ?

— Fuis ! »

Il se retourna, me souleva et me fit sauter dans les airs. Suffisamment haut pour que j'atterrisse sur le gaillard d'arrière. Je me retournai pour lui tendre la main, mais il répéta en repoussant les soldats à coups de poing :

« Fuis ! »

Mon cœur aurait voulu refuser, mais mon instinct de survie me dominait. Demi-tour, j'évitai les hommes autour du gouvernail et courus vers les bastingages qui me séparaient de la mer.

On attrapa ma jambe.

Je m'effondrai, donnai un coup de pied derrière moi pour me dégager, m'agrippai à la rambarde, me relevai et passai les jambes de l'autre côté. Je bondis vers la liberté, mais on me rattrapa par le bras droit. C'était un grand homme tout en muscles, le regard mauvais. Je me tortillais pour tenter de lui faire lâcher prise, griffant et plantant mes ongles dans sa peau.

Il tenait bon et commençait à me soulever. La douleur me déchirait l'épaule, et je criais en me débattant. Je ne tiendrais pas longtemps. Je changeai de stratégie et commençai à donner des coups de pied au vaisseau pour me propulser en arrière : s'il ne voulait pas me lâcher, je le ferais tomber avec moi.

Une cohue parmi les marins. Malaury venait d'être maîtrisé, non sans peine, et l'on s'approchait désormais de moi. Il n'avait pas fait tout ça pour rien ! Je devais me libérer ! J'étais à deux doigts de fuir !

Si seulement j'avais une arme... j'aurais pu lui trancher la main pour partir ! J'avais l'impression que j'allais bientôt tomber à l'eau, il basculait de plus en plus avec moi bien qu'il se retînt à la rambarde.

L'homme perdit patience. Il ferma le poing et m'envoya un coup violent dans le nez. Je saignai à nouveau. Je continuais de gesticuler pour tomber, mais après un coup dans la tempe, enchaîné par deux dans le visage, j'étais sonnée. Ramenée malgré mes vaines tentatives de me débattre, sur le sol, ma tête tournait, mais je m'accrochais à la rambarde, tentant encore de passer par-dessus, mais on me porta sur le pont, puis on me traîna jusqu'au mât sans que je ne puisse résister. Poignets fermement attachés dans mon dos, j'étais assise et étourdie, le sang coulait le long de mon visage meurtri. Je toussais, le fer à nouveau dans ma bouche.

Je jetai un œil autour de moi. Je ne distinguais que des taches de couleur. Malaury ?

« Il est attaché à un autre mât, répondit Augustin à ma silencieuse question. On ne l'a pas encore tué, sourit-il. »

Un regard de travers. Je fermai l'œil en glissant mon crâne contre le bois. La voix du costumé près de moi :

« Capitaine Neven, vous auriez pu éviter toutes ces blessures si...

— La mer m'appelait. »

Je haussai un sourcil :

« Eh puis, je suis une pirate. Comme si j'allais me laisser emprisonner. »

J'ouvris l'œil et lui montrai un sourire confiant :

« Tu ne me connais pas. Tu regretteras bientôt d'être tombé sur ma route. »

Je crachai sur le sol. Une tache de sang.

« Vous faites preuve d'une détermination assez hors-du-commun, je l'admets... »

Était-ce tant hors-du-commun de vouloir vivre ?

« Mais vous serez jugée, comme tout criminel de l'Archipel. »

Un rire sec m'échappa :

« Jugée ? À quoi bon ? Nous connaissons tous les deux l'issue...

— Ce sont les lois.

— Vos lois ne sont même pas respectées... maugréa une voix grave. Vos dirigeants sont pourris jusqu'en haut de la chaîne. Jamais nous n'aurons un jugement équitable, nous le savons. »

Le costumé disparut de mon champ de vision.

« Vous n'êtes pas bien placé pour parler de respect des lois, monsieur Corwett. Vous êtes déserteur.

— Car tout était injuste ! Ma famille en a payé le prix ! cria-t-il. Vous savez aussi bien que moi que les pots-de-vin sont courants et les contacts primordiaux ! Nous, on était que les sous-fifres, les exécutants de l'injustice ! J'ai fait enfermer des citoyens innocents, je le sais ! Et vous continuez de fermer les yeux ! se relança-t-il. Vous êtes ignobles ! »

C'était peut-être l'une des premières fois que la voix de Malaury me faisait frémir. Elle était grave, cassante, froide, et enragée.

« Alors, je sais que notre sort est déjà décidé, conclut-il. Ma capitaine également. Le roi n'a pas d'intérêt à nous laisser naviguer au vu de notre forte activité en mer qui nuit à son économie. Pas pour les actes que nous avons commis, non. Pour son argent. Bande de pourris, grogna-t-il. »

Je refermai l'œil pour ignorer les soldats qui me surveillaient et les marins qui travaillaient. J'avais l'impression d'être tombée bien bas. Trahie par l'un de ses capitaines. J'aurais dû le tuer plus tôt. J'aimerais penser que je n'aurais jamais dû faire confiance à ma sœur, mais comment aurais-je pu me douter qu'elle me poignarderait dans le dos ?

Bien sûr, je lui en voulais, mais je n'étais pas innocente non plus. Je n'avais pensé qu'à ma carrière, je l'avais rassurée sans plus m'intéresser à ses craintes, et elle avait voulu tout régler par elle-même, avec des méthodes plus brutales que d'habitude. Elle n'avait pas fait le bon choix en s'alliant à Augustin, mais comment aurait-elle pu savoir qu'il m'enverrait à la mort ? Puis, il l'avait sauvée de Logan, je ne pouvais le nier. Je comprenais qu'il lui avait inspiré confiance, d'autant plus car il était beau parleur.

Je rouvris l'œil un instant : nous venions de lever les voiles pour partir. J'ignorais où. Probablement à Isda : le meilleur endroit pour pendre une pirate de ma trempe avec beaucoup de monde pour m'observer agoniser. Les hommes aimaient les spectacles quand il s'agissait de faire souffrir ou d'humilier. Ils savaient se montrer originaux.

Mourir ? Je ne voulais pas y penser. Je ne devais pas m'attirer le malheur. Cependant, toutes ces années passées à chercher Mora... pourraient finir en poussière. Nous retrouver pour être à nouveau séparées ? Plutôt cruel, mais ne récoltais-je pas les vices de la piraterie ? À moins que je ne sois maudite...

Néanmoins, je n'étais pas prête à céder à ce destin. Il fallait que je m'en sorte et que je la retrouve. J'avais tant attendu nos retrouvailles, je voulais en profiter toute ma vie. Une longue vie. Je rouvris l'œil. J'analysai les paysages, écoutai les conversations, et me fiai aux indications. Nous nous dirigions bien vers Isda, nous y parviendrions durant la journée.

Je finis par lentement faire le tour du mât, les mains toujours nouées. Finalement face au mât auquel était attaché Malaury, je cherchais son regard. Il était perdu dans ses pensées, fixant ses jambes d'un air absent. Toujours son air sérieux et imperturbable, mais il était ailleurs, en pleine réflexion. La mort l'effrayait-il ? Je le savais courageux. Pourtant, une pression montait-elle en comprenant que nos échappatoires étaient moindres ?

J'ignorais comment nous nous en sortirions. Nous serions surveillés de près, d'autant plus quand nous arriverions à Isda. Malaury le savait aussi. Mon équipage devrait chercher à me sauver. Rien n'était sûr, mais en toute logique, ils essaieraient. Il faudrait peut-être leur faire confiance, alors ? Ou en profiteraient-ils pour se mutiner contre les hommes fidèles qui y étaient encore tels que Mathurin, Jack, Borg et Issan ? Il s'agissait de pirates, je ne devais m'attendre à rien de leur part. Néanmoins, ils m'avaient tous juré allégeance, il en valait de leur honneur.

Allais-je vraiment pouvoir fuir ? Un nœud me prenait le ventre depuis quelques minutes déjà. C'était cela, la peur ? Le sentiment d'impuissance ? Vouloir agir, vivre, mais avoir la sensation que tout était fichu ? Non, Neven, reprends-toi. Positive. Comme toujours.

J'attendis longuement que nous amarrâmes. Lorsque l'on nous détacha, on prit soin de nous tenir les poignets pour éviter une fuite. Tête haute, marchant près de Malaury, nous étions escortés par les soldats. Du monde s'amassait autour de nous. Des cris, des intonations, mon nom. Neven l'Écarlate était enfin capturée, oui. « Enfin » ne cessaient-ils de répéter.

Il était temps que je sois attrapée, j'étais une menace à effacer, et mon second aussi, d'ailleurs. Enfin pendus, ces deux pirates ! Plus de tranquillité à venir, plus de commerce, sans la menace que nous imposions sur les mers.

Quelques-uns, moins timides, m'interpellaient depuis la foule :

« Eh ! Pirate ! Toi ! Neven l'Écarlate ! Regarde-moi quand je te parle ! »

Quelques cailloux lancés m'écorchaient la peau, les joues, mais je continuais d'avancer sans sourciller. Ne rien laisser paraître, garder cet air glacial couplé d'un sourire carnassier, pour effrayer. J'en entendais tonner que j'avais tué leur frère, leur cousin, leur père, en mer. C'était possible, oui. Ils m'en voulaient, souhaitaient eux-mêmes faire justice.

Malaury, moins hué, restait regardé de travers et insulté. On devinait qu'il s'agissait de mon second, et tout le monde savait que nous pirations ensemble, comme les deux doigts de la main, inséparables.

Nous arrivâmes devant un bâtiment grisâtre aux fenêtres à barreaux et fourmillant de soldats. Entrés, les personnes croisées m'observaient avec surprise. Eh oui, après trois années de piraterie, la grande Neven l'Écarlate était enfin capturée. Nous descendîmes des escaliers et fûmes menés dans un couloir contenant de nombreuses portes en fer.

Un soldat ouvrit une cellule, et on nous poussa à l'intérieur. Il faisait sombre. Grâce à la lumière d'une fenêtre à barreaux trop haute pour que je puisse regarder, je percevais un matelas sur le sol en granit. On desserra les liens dans mon dos pour me passer les mains devant et me menotter. Opération réitérée pour Malaury, on nous laissa finalement seuls, et la porte se referma lourdement, accompagné du cliquetis des clefs.

Silence. Je fixai Malaury. Il avait l'air grave et soucieux, le regard ailleurs. Il se laissa tomber sur le matelas et je m'installai à ses côtés, tête baissée. Je n'osais pas briser le bruit des gouttes d'eau qui ruisselaient le long des murs humides de notre prison. Pour quoi dire, de toute façon ? Nous étions enfermés, menottés. Nous attendions un jugement qui nous enverrait à la potence.

« Ton épaule. Tu as mal ? »

C'était la seule chose à laquelle il pensait ? Il dut m'entendre sourire :

« Quoi ? Je n'ai pas le droit de m'inquiéter ?

— Disons qu'il y a plus important à penser, si tu veux mon avis. »

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