Chapitre 19 - Se noyer dans le rhum 2/2

   Le lendemain matin, Neven avait encore trop bu – j'avais espéré une illumination de bon sens après mon départ, mais son amour pour le rhum était trop fort. J'avais fait part de notre accord à Rimbel et Mathurin, et ils avaient semblé rassurés. La journée se déroula lentement à mon goût. J'avais hâte de la rejoindre.

Lorsque le soir tomba enfin et que j'avais délégué les tâches à l'équipage pour la nuit, je me tournai directement vers la cabine de Neven. Cette fois, elle était déverrouillée. Elle semblait patienter, toujours assise sur son matelas, l'oreiller dans le dos.

« J'ai cru que j'allais t'attendre, me taquina-t-elle.

— Je n'ai même pas pris le temps de dîner, je suis directement venu te voir. Il paraît que tu ne t'es pas remise à manger, d'ailleurs.

— Ce n'est pas que paraître. »

À force de ne rien avaler, elle finirait par tomber malade. Les conditions n'étaient déjà pas très bonnes en mer, alors si elle devenait fiévreuse ou que sais-je...

« Je nous remonte des assiettes, alors.

— Non, je ne... »

J'étais parti sans qu'elle ne puisse terminer sa phrase. Elle mangerait ce soir, même un peu. Je ferais tout pour.


« Tu as de la chance, annonçai-je en entrant, on a de la soupe, ces temps-ci. Les légumes risquent de pourrir, alors le coq cuisine tout. C'est parfait pour te remettre en forme. »

Elle leva l'œil au ciel :

« On n'a même pas encore ouvert la bouteille. »

Elle ne pensait vraiment qu'à boire, ma petite pirate.

« Je veux que tu manges. Même quelques cuillères. S'il te plaît. »

Elle soupira, puis accepta l'assiette. Elle n'aimait pas gâcher la nourriture, d'autant plus des légumes, alors je savais qu'elle ferait l'effort de manger, même un peu.

« Tu as très faim ? questionna-t-elle.

— Neven, non, grognai-je. Je ne suis pas un chien auquel tu refiles la nourriture que tu ne veux pas. »

Elle rit avec douceur :

« J'aurais essayé, tant pis. »

Nous dînâmes en silence. Elle avait réussi à manger quelques cuillères, et ça me soulageait de la voir avaler autre chose que de l'alcool.

« Ça te fait du bien ? supposai-je.

— Un peu, mais je n'ai pas vraiment faim... »

Elle me regarda avec intérêt.

« Hum ?

— Tu peux terminer mon assiette ?

— Neven, je...

— On risque de gâcher la soupe, sinon. »

Pourquoi, par Zanlya, cette femme avait-elle toujours raison ?

« Mange encore un peu, et je terminerai. »

Elle leva l'œil au ciel, mais accepta. Elle était presque parvenue à la moitié. Après avoir terminé mon assiette, je m'occupais de la sienne tandis qu'elle ouvrait une bouteille de rhum. Elle engloutit une première gorgée, et je suivis.

« C'est allé, aujourd'hui ?

— Non, pas vraiment. »

Je l'encourageai à parler :

« Qu'est-ce qui t'est arrivé ? »

Elle haussa les épaules :

« Comme les premiers jours. Penser sans réussir à m'arrêter, et finir en larmes dans mon lit.

— Mora ?

— Toujours.

— Tu veux m'en parler ? »

Silence. J'avais l'impression que nous faisions un pas en arrière. Ou bien, hier elle avait peut-être simplement assez bu pour se livrer à moi. Je tentai de lui parler d'autre chose :

« On arrive bientôt au Repaire. Dans deux jours, en fin de matinée. »

Pas de réaction. Elle semblait concentrée sur la bouteille qu'elle tournait et fixait avec attention.

« Neven ?

— Tu peux me laisser seule ? »

Son œil brillait.

« Tu sais, je ne jugerais jamais si tu pleures... je suis là pour toi...

— Laisse-moi, répéta-t-elle d'une voix qu'elle voulait plus dure. »

Pourtant, elle avait tremblé. J'avais envie de rester malgré ses demandes... mais je n'avais pas envie qu'elle se remette à me repousser et à me détester. Si je pouvais passer un peu de temps avec elle le soir, même quelques minutes... je les prendrais volontiers.

« Repose-toi bien. Et quelques gorgées seulement, rappelai-je. »

J'étais sorti en retenant un soupir. Je m'accoudai aux bastingages pour regarder les cieux. Hier encore, elle semblait avoir hâte de me retrouver, et ce soir, elle m'avait à peine laissé l'approcher. Elle était mon énigme. J'aimerais trouver un moyen de la faire aller mieux, comme hier, mais il semblait que ce n'était que l'alcool qui lui avait permis d'être aussi proche de moi. Que pouvais-je faire ? Je me sentais à nouveau impuissant.

Au début, elle riait même un peu avec moi. Elle s'était ternie quand j'avais énoncé la souffrance qui la traversait, puis sa sœur. Devais-je éviter de lui parler de ce qui la blessait ? Cela reviendrait à plonger à nouveau dans le fait d'éviter pour ne pas souffrir, et ça ne soignait rien. Mais peut-être que c'était ce qu'elle cherchait avec moi. Se divertir pour ne pas penser. J'essaierais demain soir.


   Le lendemain, j'appris que la bouteille entamée hier à mes côtés avait été terminée. Elle ne m'avait pas écouté. Durant la journée, Rimbel m'empoigna pour me parler à l'abri des regards :

« Neven va vraiment mal.

— Qu'est-ce qu'elle a ? m'inquiétai-je.

— Elle veut rester toute seule. Elle ne veut même pas me voir, alors que je pensais être assez de confiance... »

Si même Rimbel ne parvenait pas à l'approcher, je comprenais pourquoi elle m'avait repoussé la veille.

« J'essaie d'y aller ce soir, assurai-je. Elle m'a demandé de partir, hier aussi. Je pensais que c'était parce que j'avais cité sa sœur, mais c'est pire que ça.

— Elle replonge, acquiesça le vétéran. Reprendre la mer n'était peut-être pas une bonne idée...

— Qu'est-ce qu'on aurait dû faire, alors ?

— La laisser chez ses parents. »

Je secouai la tête de droite à gauche :

« Lui retirer son navire, son poste de capitaine... je ne crois pas que ce soit le moment pour, justement. Elle aurait l'impression de tout perdre, quand bien même ce serait pour son bien, et temporaire. »

C'était sa grande fierté. Elle culpabilisait déjà tellement qu'elle devait sans doute se diminuer pour tout. Lui retirer le grand exploit de sa vie ? Non, ce n'était clairement pas une bonne idée.

Le soir, je me tenais devant la porte, tendu. J'ignorais comment elle me recevrait. Je toquai – déverrouillai – puis entrai. Plusieurs bouteilles étaient étalées sur le sol, près du matelas dans lequel elle était couchée. Le visage rougi par l'alcool et les larmes, elle sanglotait.

« Neven...

— Va-t'en ! »

Une plainte et un désespoir dans sa voix. Je détestais la voir ainsi.

« Je croyais qu'on devait boire un verre ensemble. »

Essayer de détourner son attention. Avoir la possibilité de l'approcher.

« Je ne veux plus. Pars. Tout de suite, ajouta-t-elle en me voyant rester debout dans l'encadrement de la porte. »

Que faire ? J'évitai une bouteille de justesse. Elle éclata derrière moi, contre les bastingages. Non, clairement, je n'étais pas le bienvenu.

Porte refermée, les hommes debout me questionnaient du regard, inquiets.

« Elle était... de très mauvaise humeur. »

Tout en récupérant les morceaux de verre, je me demandais ce qui lui passait exactement par la tête pour être si virulente. Je ne pouvais même pas l'approcher. Je ne pouvais rien faire. Elle n'allait jamais s'en sortir, à s'isoler ainsi. Que pouvais-je faire ?

En descendant dans les cales, Rimbel m'attrapa le bras : il attendait, adossé à la porte de ma cabine.

« Tu es revenu tôt... ça s'est mal passé ?

— J'ai failli me prendre une bouteille dans la tête, répondis-je simplement. »

Je me fis la réflexion qu'elle avait plutôt bien visé, ivre.

« J'espérais qu'elle accepterait ta présence, mais ça ne va clairement pas...

— On arrive au Repaire demain. C'est elle qui voulait y aller. Peut-être que ça va la remettre en selle. »

Je me mettais à espérer comme elle, maintenant... Rimbel était dubitatif :

« Si tu veux mon avis, dans son état, elle a même dû oublier que c'était elle qui avait demandé ça... Je ne suis même pas sûre qu'elle ait vraiment envie de capturer cet Augustin. Elle est morte de l'intérieur. Elle a besoin d'un coup de fouet, mais lequel ? »

Il eut le regard plus vif :

« On lui laisse demain. Si ça ne va pas mieux, on se réunit avec le médecin de bord pour savoir quoi faire, comment agir. Elle est en train de se laisser mourir, on ne peut pas la laisser comme ça. »

Quelles que soient les décisions que l'on prendrait, cela ne lui plairait pas, alors j'espérais qu'elle se reprendrait en main demain.


   Le lendemain, en fin de matinée, nous avions vue sur le Repaire des Pirates. Après quelques observations à la longue-vue, un immense soulagement parcourut mon corps : l'Irrévérence était amarrée entre la Patte Noire et le Phantom. Outre le fait que Neven serait soulagée de le voir, Célestin saurait certainement la faire sourire. 

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