Chapitre 18 - Racines coupées 2/2

« Je ferai au mieux, acquiesçai-je, ignorant son sous-entendu. »

Il n'en rajouta pas, heureusement. Je me voyais mal me présenter comme compagnon voire fiancé de Neven alors qu'ils venaient d'apprendre une terrible nouvelle et que la concernée ne m'adressait pas la parole.

« Mange un peu, répéta sa mère en lui tendant un biscuit au chocolat. »

Elle secoua la tête une énième fois.

« Regarde tout le poids que tu as perdu ! Tu vas tomber malade !

— Mais...

— Allez, mange un peu. Pour moi. »

Neven finit par céder. Un sourire doux et triste prit place sur les lèvres d'Ermeline. Qu'elle était forte, cette femme. Elle avait balayé toute sa peine, tous ses pleurs, pour prendre soin de sa fille en premier. Comme si elle remettait ses larmes et son deuil à plus tard.

Tandis que Neven s'efforçait de croquer dans son biscuit au chocolat, sa mère la serrait contre elle, caressant sa tête avec tendresse. Ses émeraudes l'observaient avec tout l'amour et toute la peine du monde.

« Pour revenir sur un sujet plus grave... la cérémonie... pour Mora... »

La capitaine fronça les sourcils. Son père sembla le remarquer :

« Elle ne durera pas longtemps. Juste le temps de lui dire quelques mots. »

Elle hocha la tête.

« On y va maintenant ? »

Il glissa une main affectueuse sur son front. À la façon dont il avait posé la question, j'avais l'impression qu'il suggérait que plus vite c'était terminé, mieux elle se sentirait.

« Oui, souffla-t-elle en se relevant. »

Nous sortîmes dans la cour arrière, entouré de barrières en bois. Le père s'avança dans un petit espace dans lequel on pouvait tenir à deux, tout au plus. Une croix en bois était couchée sur l'herbe. Le nom de Mora y était inscrit. La peine dans le regard, le pirate replanta la croix.

Il s'écarta, soupira, puis posa la main sur son cœur :

« Mora, ma chérie, ma fripouille... Neven nous a permis de te revoir après toutes ces années, et nous la remercions infiniment. Nous avons été plus qu'heureux de te retrouver, même un court moment. Nous sommes bien sûr brisés de t'avoir perdue. Tu nous manqueras jusqu'à notre dernier souffle. Tu étais une personne magnifique : humble, honnête, avec le cœur sur la main. Tu n'as pas mérité ce qui t'est arrivé... »

Sa voix trembla.

« Ce terrible accident qui n'est la faute de personne. »

Des paroles pour apaiser la culpabilité de Neven. Il termina :

« Mora, mon petit trésor, mon petit amour. Nous t'aimons plus que tout au monde. Repose en paix. »

L'émotion déborda de ses lèvres jusqu'à faire chavirer ses mots.

Il attendit une accalmie, puis conclut :

« Que les vagues te bercent pour un repos éternel. »

Lorsqu'il se retourna, des larmes coulaient sur son visage fatigué et crispé. Il les sécha, puis posa une main sur l'épaule de Neven :

« On peut rentrer.

— Je veux rester un peu ici, toute seule, quémanda-t-elle. »

Nous la laissâmes s'agenouiller devant la croix et nous retournâmes à l'intérieur, silencieux. Installés à nouveau sur le canapé, les parents endeuillés séchaient leurs larmes avec peine – surtout Ermeline. Le père avait sans doute plus l'habitude de paraître insensible, notamment par son passé de capitaine pirate.

« C'est terrible de la perdre alors qu'on vient de la retrouver... souffla soudainement celui-ci. On avait aménagé la chambre en conséquence pour son retour. Ermeline avait prévu de lui faire visiter le village, des balades en forêt, des après-midis de couture, de broderie, de cuisine, des journées à la mer... Tout ce que Mora aimait faire, en somme. On voulait rattraper le temps perdu, renouer les liens, la rendre heureuse avec ses activités préférées... Et cette nouvelle qui balaie tout... c'est terrible, c'est terrible, bredouilla-t-il. »

Je n'osais imaginer toute la souffrance qu'ils ressentaient. Un coup de couteau que sa mort leur infligeait au summum du bonheur. Le père inspira, puis serra doucement sa femme près de lui :

« Il faut qu'on reste forts. Pour Neven. »

Elle hocha la tête en essuyant ses larmes dans un mouchoir en tissu. Il baisa longuement sa joue.

« On va y arriver, lui répéta-t-il. Pour notre fille. »

Ce fut à ce moment-là que la porte se rouvrit. Neven était restée bien trente minutes devant la tombe de sa sœur. Son œil était rouge et brillant, ses joues humides. Elle se réinstalla vite auprès de sa mère qui l'enlaça.

« C'est allé ? »

Un petit oui. Son père lui demanda de manger et de boire, et elle s'exécuta sans rechigner. Avait-elle reprit un peu d'appétit depuis qu'elle avait croqué dans ce biscuit ?

« Alors, ma chérie, reprit Alaric. Qu'est-ce que tu vas faire ?

— J'en sais rien, soupira-t-elle, l'œil ailleurs, perdue. »

Elle n'avait sûrement pas la tête à cela.

« Et la couronne ?

— Traquenard pour m'avoir. Et j'ai sauté dedans à pieds joints. »

Elle était si maussade. Nous leur expliquâmes plus précisément le piège dont il avait été question.

« Ce vaurien s'est servi de notre petite Mora, souffla le père. Celui-là, j'espère que tu le retrouveras pour le massacrer comme il se...

— Alaric ! coupa Ermeline. Ne lui dis pas une chose pareille ! Chérie, reprit-elle d'un ton plus doux, tu n'es pas obligée. Tu n'as pas besoin de faire ça. Ton vieux père et ses habitudes de malfrat...

— Laissez-moi, bredouilla-t-elle en se relevant. »

Elle sortit en claquant la porte derrière elle, sous le regard inquiet de sa mère.

« Ce n'est pas le moment de lui donner des ordres. Elle est perdue, reprit Rimbel. »

Je me sentais en trop depuis que je me trouvais dans cette pièce. Je profitai de la fuite de Neven pour me redresser, m'excuser, et la rejoindre. Dehors, je partis d'abord du côté du jardin, mais il n'y avait personne devant la tombe de Mora. Je me retournai vers la mer qui se trouvait à cinq minutes de marche de la maison. Une silhouette était assise dans le sable, si proche de l'eau que les vagues se jetaient à ses pieds.

Je m'avançai à pas doux et je m'installai à un mètre d'elle. Les genoux ramenés contre sa poitrine, elle jeta un regard vers moi, puis se reconcentra sur la mer.

« Comment tu te sens ? demandai-je. »

Faire la conversation à une personne en deuil, ce n'était pas une mince affaire.

« Bof, répondit-elle. »

Elle m'avait enfin adressé la parole. Je n'y croyais plus.

« Qu'est-ce qui t'a fait partir ?

— Je ne sais pas... ils m'ont... je ne sais pas, j'étais angoissée. »

Elle se livrait sans retenue.

« Mon père qui me pose une question que je ne me suis même pas posée ces derniers jours. Comment j'aurais pu y répondre ?

— Tu n'aurais pas pu, confirmai-je. »

Elle tourna l'œil vers moi, brillant d'inquiétude :

« Je suis perdue. Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas ce que je veux faire ni ce que je dois faire.

— Déjà, concentre-toi sur toi. Tu as besoin de te reposer. »

Elle haussa les épaules :

« C'est ce que je fais, je ne fais rien de mes journées, et tu as vu ce que ça donne. Je ne vais pas mieux. Je ne me repose pas.

— Ce sont les premiers jours, c'est normal.

— Tu penses ?

— Oui. Il n'y a que le temps qui guérit, crois-moi. »

Elle soupira, rejetant son attention sur la mer peinte par les rayons du soleil. Elle reprit :

« Je n'ai pas envie de ne rien faire. J'ai peur de rester perdue dans mes pensées. Ça me fait si mal, tu sais ?

— Je m'en doute, mais je ne sais pas si tu peux revenir à ton poste tout de suite.

— Pourquoi je ne pourrais pas ? gronda-t-elle. »

C'était le genre de questions auxquelles je devais répondre correctement. Sans quoi, je pourrais la vexer ou la mettre en colère.

« L'accident est récent. Alors, c'est normal que tu te sentes mal. Tu as besoin de te reposer. Tu dors peu, tu manges peu... je ne sais pas si tu serais en état de prendre la barre ou de te battre immédiatement, tu comprends ? »

Elle hocha la tête.

« Quand même, je n'ai pas envie de ne rien faire. Je ne fais que ressasser ce maudit jour... et tout ce que j'aurais pu faire pour la sauver. Ça ne m'aide pas du tout. »

Son œil brillait. Elle bomba le torse, comme si elle cherchait à redorer son image, à se retenir de pleurer.

« Alors, je pense que je vais bientôt reprendre mes fonctions. Il faut que je m'occupe. »

Sa mauvaise façon de réagir.

« Je ne sais pas si c'est le mieux, avouai-je.

— Qu'est-ce que tu proposes de mieux ? me coupa-t-elle. Que je continue de me lamenter sur mon matelas ? Que je pleure toute la journée ? »

Vraiment te reposer, par exemple. Néanmoins, ne voulant pas me fâcher avec elle, je lui concédai :

« Tu as raison. Ça te fera du bien de t'occuper l'esprit. »

Elle hocha la tête.

« Tout se passe bien sur le navire ?

— Oui, acquiesçai-je. »

Je lui fis part de ma rencontre avec Koda.

« Très bien.

— Cependant, l'ambiance n'est pas la meilleure comme tu n'es pas présente. Les hommes sont assez inquiets pour toi.

— Pff, souffla-t-elle. J'ai l'impression que tout me pousse à reprendre la barre. »

Elle se laissa tomber en arrière. Ses cheveux d'encre s'étalèrent en couronne autour de sa tête.

« Tu n'as pas envie ?

— Je ne sais pas trop. Je me sens fatiguée et déprimée. Je n'ai envie de rien faire.

— Tu m'as dit juste avant que tu voulais t'occuper, fis-je remarquer.

— Oui, mais bon... »

Je me couchai à mon tour, tourné vers elle :

« Ne te mets pas la pression. Tu n'es pas obligée de reprendre le gouvernail tout de suite. Je peux m'occuper des différentes tâches en ton absence. Tu peux te reposer l'esprit tranquille. »

Elle fronça les sourcils :

« Quand même, je n'aime pas ne rien faire.

— Sinon, tu peux travailler certaines heures, et te reposer aux autres. Pour reprendre petit à petit.

— C'est une idée, oui. »

Elle observa le ciel, puis la mer à nouveau.

« Tu crois que Mora me regarde depuis là où elle est ?

— Sûrement. Elle t'aimait beaucoup, alors elle doit veiller sur toi. »

Elle serra le poing dans le vide, l'œil embué de larmes. Je ne pouvais rien pour la consoler, hormis me montrer présent pour elle. Elle se redressa brusquement :

« Rentrons, je ne veux pas inquiéter mes parents. Il faut ensuite préparer notre départ.

— Tu veux aller quelque part ? questionnai-je en me levant avec elle. »

Son regain d'énergie était très soudain.

« Je veux me rendre au Repaire des Pirates.

— Pour une raison particulière ?

— Je veux savoir où se trouve Augustin. »

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