Chapitre 17 - Déesse brisée
Malaury
Vingt minutes après que Rimbel soit sorti de la cabine de Neven, nous nous isolâmes pour parler. Il m'expliqua comment elle se sentait. J'étais peiné de ne rien pouvoir pour elle qui semblait tellement souffrir.
« J'ai suggéré que tu pourrais venir à la rencontre de ses parents avec nous. Est-ce que ça t'intéresserait ?
— Si elle pense que ça peut l'aider, bien sûr, assurai-je. Je ferais tout pour elle. »
Je trouvais tout de même curieux que Neven veuille brusquement ma présence.
« Tu sais qu'elle ne te déteste pas ?
— Vraiment ? soufflai-je, les sourcils froncés.
— Elle commence à avoir la tête sur les épaules, comme je te le disais. Elle doit se douter que tu ne lui voulais pas de mal. Laisse-lui du temps.
— Compris.
— Sinon, je voulais connaître ton avis à propos de l'accident. »
Je soutins son regard.
« Que penses-tu de ces soldats et de ce civil ? »
Ces derniers jours, j'étais trop absorbé par l'état de Neven pour penser au jour fatidique. Évidemment, sur le moment, pendant que la capitaine restait focalisée sur sa sœur, j'avais analysé la situation. Elle n'avait peut-être pas perçu toutes les supplications de Mora face au fermier. Ni toutes les insultes de celui-ci envers elle. Je n'avais pas tout entendu avec le bruit ambiant : les cris des pirates, les ordres des soldats, les hurlements puis les pleurs de Neven, le bruit du fer qui se croise, les volées de flèches, tout ce chaos. J'avais simplement compris qu'il semblait la connaître et qu'il lui en voulait. Ils ne s'en étaient clairement pas pris à une personne au hasard.
La deuxième chose à laquelle je pensais, c'était à propos du civil : que faisait cet homme ici ? J'avais deux suppositions : soit il avait voulu rejoindre une troupe de soldats pour aider à défendre la ville soit il les commandait. Le comportement du soldat qui avait volontiers donné son épée pour asséner le coup de grâce me faisait pencher vers la seconde option. Seulement, un fermier avait peu de revenus, alors engager une troupe entière ? Cela me paraissait étrange.
Troisième réflexion : les soldats avaient délibérément ignoré la proposition de Neven. Elle aurait pu se donner à eux, se tuer devant eux, qu'ils auraient continué de former le cercle qui isolait Mora et cet homme. Cela renforçait donc ma supposition : ces soldats étaient sans doute sous les ordres du civil. Sinon, ils auraient volontiers abattu Neven : cela aurait sans doute valu un grade, une décoration, une rémunération supplémentaire, et autres avantages pour avoir tué l'une des pirates les plus redoutées de l'Archipel.
Enfin, si mes suppositions précédentes étaient bonnes : pourquoi Mora ? Qu'avait-elle fait pour mériter la mort ?
Je fis part de mes réflexions à Rimbel. Celui-ci hocha lentement la tête :
« J'ai un début de supposition pour la raison de sa mort... elle a habité à Isda pendant trois ans. Alors, elle a dû connaître cette personne. Reste à savoir ce qui s'est passé entre eux.
— Effectivement. Tu penses que Neven voudra connaître la vérité ?
— Déjà qu'elle accepte les faits avant de chercher la vérité. »
Il poussa un léger soupir :
« Ensuite... peut-être qu'elle pourrait se mettre à chercher le coupable, oui. Pour se venger. Elle peut être très rancunière.
— Je le sais, acquiesçai-je. »
Combien de fois était-elle revenue dans des lieux où elle avait été insultée, rabaissée, pour y faire le ménage – quand elle n'avait pas pu le faire sur le moment, bien sûr ? Elle avait toujours eu cette tendance à répondre par le sang quand il s'agissait de son honneur. Si sa façon d'agir m'avait dépassé à nos débuts, j'avais rapidement compris qu'en tant que femme, elle devait abattre bien plus d'efforts pour être respectée.
En milieu de matinée, la vigie m'interpella :
« Malo ! Le capitaine Koda est au loin ! Il nous fait signe avec son pavillon !
— Qu'est-ce qu'il dit ?
— Il veut discuter ! »
J'acquiesçai :
« Qu'on le rejoigne ! »
Vingt minutes plus tard, La Patte Noire et La Mora étaient côte à côte. Je m'élançai sur le navire où le capitaine Koda, un grand homme à la moustache blanche, m'accueillit d'une poignée de main :
« Malaury. La nouvelle de la pendaison nous est parvenue tout récemment. Vous avez pu fuir, alors ?
— Oui, on a réussi à s'en sortir.
— Nous étions en route pour Isda pour vous aider, même si visiblement, ça aurait été trop tard... mais je ne vois pas Neven ? »
Mon visage s'assombrit :
« Comment dire... Neven avait une sœur jumelle... et elle est morte pendant notre fuite. Depuis, elle s'enferme dans sa cabine. »
Le capitaine baissa la tête, et son visage morose se peignit de compassion :
« Je peux comprendre sa peine. J'étais comme ça quand Doudoune est morte...
— Doudoune ?
— Elle était si affectueuse... »
Je croyais qu'il aimait une certaine Pauline ?
« Toutes mes condoléances, soufflai-je. Combien de temps ça fait ?
— Six mois, malheureusement... Elle avait un regard ! Tellement perçant... Des oreilles délicates... une beauté !
— C'est terrible... à quel âge c'est arrivé ?
— Quinze ans, environ... »
Je fronçai les sourcils. Comment ça, quinze ans ?
« Et elle avait un poil ! Comme j'aimais la caresser... »
J'étais de moins en moins certain que nous parlions de la même chose...
« C'était une femme ?
— Un chat, voyons ! grogna-t-il. Mon chat...
— Ha, eh bien, mes condoléances également... »
Ses yeux perçants brillaient de plus en plus. Il se rembrunit et grogna :
« Bon, eh bien, tu diras mes condoléances à la capitaine. Je voulais savoir. Que faisons-nous, à présent ? Je suppose que Neven ne reprendra pas tout de suite son poste.
— La Mora met le cap sur le village de sa famille. Je ne sais pas ce qu'elle décidera ensuite. Peut-être que l'on pourrait se retrouver au Repaire.
— Entendu.
— Si tu croises Kurt ou Célestin, fais-leur passer l'information.
— Compris. Augustin aussi ? grimaça-t-il. »
Il n'était pas forcément au courant, effectivement. Je lui racontai les derniers événements.
« Bien. Dans ce cas, on le zigouille ? supposa-t-il.
— Sincèrement ? Neven aimerait peut-être l'avoir vivant pour en faire ce qu'elle veut... donc seulement le capturer. »
Et la connaissant, elle pourrait le garder en vie des semaines pour pouvoir le torturer à longueur de journées...
« Comme un vrai chat ! J'aime cet aspect de notre capitaine ! »
Moi un peu moins, mais je comprendrais sa soif de vengeance. De toute façon, pour l'heure, elle n'avait aucune envie ni ambition, alors ce ne serait pas pour maintenant.
En début de soirée, je toquai à la porte de la cabine de Neven, puis entrai. Elle était encore et toujours couchée sur son matelas, le visage caché par ses épaisses mèches noires. Recroquevillée sur elle-même, elle portait une chemise qu'elle n'avait pas pris la peine de boutonner entièrement, une couverture la couvrait en partie, et elle frissonnait par instants. Elle ressemblait à une déesse brisée.
« Je ne fais que récupérer la bassine d'eau, je te laisse tranquille, prévins-je. »
J'avais l'impression d'entrer dans l'antre d'un dragon à chaque fois je venais ici. Son silence et sa froideur à mon égard faisaient monter une désagréable tension. Néanmoins, j'essayais de me rassurer : aujourd'hui, elle avait voulu se laver. Elle avait enfin exprimé un désir. Qui plus est, de prendre soin d'elle.
Après avoir sorti la bassine de la cabine, je l'observais avec hésitation. Elle semblait si fragile, si frêle, j'aimerais l'aider... mais elle ne voulait pas de moi...
Rah !
Elle pouvait me repousser, m'insulter, me frapper, qu'importe, je voulais prendre soin d'elle !
Je m'accroupis et je remontai la couverture jusqu'à ses épaules :
« Tu risques de prendre froid. »
Elle se replia encore plus, comme si elle cherchait à s'éloigner de moi. Ma petite pirate, tu pouvais continuer de m'éviter et de me fuir, je trouverais un moyen de t'atteindre pour t'aider, crois-moi.
« Tu as besoin de quelque chose ? »
J'avais l'impression de ne plus parler à Neven, mais à son fantôme. Après quelques instants d'attente, je passai brièvement ma main dans ses cheveux humides, puis je me redressai :
« Repose-toi bien. »
Elle s'était encore plus refermée sur elle-même, la tête cachée entre ses bras. Néanmoins, aujourd'hui était une petite victoire. Si elle avait voulu m'éviter, elle ne m'avait pas repoussé ni insulté. C'était déjà mieux que les autres jours.
Je partis ensuite dans les cales pour récupérer de quoi dormir sur le pont, et je croisai Issan en train de flâner dans les couloirs. Depuis son repos imposé, il semblait s'ennuyer. Il n'était pas un grand batailleur, mais il voulait être le plus utile possible, alors nous l'avions formé à la vigie. Je savais bien qu'être en activité lui manquait, et cela devait d'autant plus lui peser depuis ces récents événements : il avait tout le temps pour vadrouiller dans ses pensées.
Je lui donnai une tape sur l'épaule qui le fit sursauter :
« Malo ! Ne me surprends pas comme ça ! »
Par rapport à notre soirée de jeu d'hier soir, il semblait contrarié et anxieux. Peut-être avait-il seulement porté un masque le temps de me réconforter. Je n'aimais pas le savoir dans cet état.
« Tu es tracassé ?
— Oh, ça me passera, ne t'en fais pas.
— Tu veux qu'on reprenne tes cours de lecture ? »
Il fronça les sourcils :
« Sérieusement ?
— Tu ne veux pas t'occuper ?
— Tu penses vraiment que je veux lire, là ? »
Évidemment, l'idée n'était pas séduisante. Je bataillais déjà pour aider Neven qui se donnait à cœur joie de m'éviter dès que je parlais de lecture, et ce n'était guère mieux avec Issan. Ils m'avaient dit vouloir progresser, mais ils faisaient tout pour ne pas travailler dessus.
« Tu veux qu'on prenne l'air ?
— Il fait frisquet, rétorqua-t-il. »
Il était de mauvaise humeur, il allait me contredire pour tout et rien. J'aurais beau lui proposer des activités, il trouverait toujours quelque chose à redire.
« Tu veux faire quelque chose en particulier ? tentai-je. »
Il leva la tête vers moi. Il semblait indécis. Il finit par soupirer :
« Non, ça ira. Bonne nuit. »
Je ne relevai pas sa froideur et mauvaise humeur subies. C'était tombé sur moi, soit. Son état me préoccupait. Si c'était par rapport à Mora, il avait dû avoir un coup de foudre pour elle – ils s'étaient connus trop peu de temps pour développer des sentiments plus forts. Cela finirait par lui passer – je l'espérais. La situation de Neven qu'il considérait comme une grande sœur, comme son mentor, devait également lui causer du souci.
Les temps n'étaient pas réjouissants, il fallait que l'équipage tienne le coup. Le temps que Neven reprenne la main. Jusque-là, je ferais au mieux pour la remplacer.
Je passais une nuit agitée. Je pensais beaucoup à Neven. Comment se sentait-elle, la veille de sa confrontation avec ses parents ? Sans doute angoissée. Je me demandais vraiment si ma présence changerait quelque chose. Si j'allais vraiment l'aider. Que ferais-je, à part me tenir près d'elle ? Je n'oserais sans doute pas l'enlacer. Encore moins devant son père : je n'avais pas envie de déranger un pirate de sa trempe. Sans parler du fait qu'elle me repousserait sans doute, ce qui me vaudrait des regards d'autant plus noirs de la part d'Alaric, l'Ombre des Abysses.
Non, définitivement, je n'avais pas envie d'être demain.
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