Chapitre 16 - Sous les flots

   Je restais couchée sur mon matelas, n'ayant pas la force ni l'envie d'en sortir. Je me sentais faible. Ma tête tournait. Je ne mangeais plus. Je ne buvais plus. Je ne faisais que penser, souffrir et pleurer. Rimbel venait régulièrement me voir. On parlait de tout et de rien. Pas forcément de l'incident du port. Cet incident que j'avais encore du mal à croire.

Cette nuit, j'avais compris que Malaury dormait près de moi. Il avait ronflé fort. Il avait aussi tenté de me parler, la veille, mais je l'avais lâchement repoussé. Je savais que je ne le détestais pas, mais je me souvenais encore de ses mots qui m'avaient tuée.

Elle est morte.

À le voir, à même entendre sa voix, une répulsion me prenait. Je craignais qu'il répète ces mots qui m'avaient tant blessée. Je les refusais.

Cependant, hier, en me remémorant, j'avais compris aux regards de tous mes hommes quand j'avais demandé où était Mora... j'avais compris que c'était bien la réalité. Ils ne m'auraient pas regardée comme ils m'avaient regardée, sinon. Comme Rimbel, d'ailleurs. De la pitié, de la peine, de la peur, de l'incompréhension.

Je pouvais les comprendre. Si elle était bel et bien... je soupirai.

Tais-toi, Neven.

Un frisson me parcourut. Pouvait-il vraiment en être ainsi ? Je n'arrivais pas à me faire à cette idée. Elle était trop affreuse. On venait de se retrouver. Comment pouvait-on être déjà séparées ? C'était injuste. Ce n'était pas possible... pourtant, son visage souffrant, et tout cet horrible sang autour d'elle...

Lors d'une énième crise de larmes, on toqua, puis la porte s'ouvrit. Je voulus me retenir, garder mes sentiments, garder cette fameuse face, mais je n'y parvenais pas, je n'y parvenais plus, je n'avais plus la force.

« Bonjour, Neven. »

La porte se referma en douceur. Rimbel s'installa en tailleur sur le sol, près de moi.

« Toujours pas d'appétit ? supposa-t-il. »

Je parvins à souffler un « non » entre deux sanglots. Il caressait désormais ma tête avec douceur, comme quand j'étais petite.

« Là, là... Bois un peu d'eau... me suggéra-t-il en me tendant une gourde en cuir.

— Pas soif...

— Neven... fais-moi plaisir, tu veux ? Au moins quelques gorgées. »

Je croisai ses yeux bruns. Il me regardait avec peine et inquiétude, les lèvres plissées. Je séchai mon visage d'un revers de bras, et j'acceptai finalement l'objet qu'il me tendait. N'ayant rien avalé ces derniers jours, la première gorgée me donna envie de vomir. Je pris le temps de la recevoir, de calmer mon estomac vide, et je bus à nouveau. L'eau fraîche qui coulait le long de ma gorge jusqu'à mon gosier me faisait une étrange et agréable sensation. Mes lèvres n'étaient plus aussi sèches, et la douleur constante dans mon crâne se calma le temps de quelques instants.

« Tu te sens un peu mieux ?

— Un peu, concédai-je.

— Assieds-toi, ça va te faire du bien de bouger, me conseilla Rimbel. »

Je me redressai dans un soupir. En poussant sur mes avant-bras, je m'étais sentie fébrile, ma tête avait tourné. Assise, je ramenais la couverture sur mon dos : des frissons me parcouraient. Je ne m'étais jamais sentie aussi affaiblie, et je détestais cette sensation.

Rimbel me jaugeait. Je connaissais bien ce regard. Il était sur le point de me parler de quelque chose d'important. Sans doute de grave. Je ne voyais pas ce qui pourrait être pire que la situation actuelle.

« Qu'est-ce qu'il y a ? questionnai-je finalement, encore moins patiente qu'à l'accoutumée. »

Il réfléchissait encore. Sans doute à ses mots. Il me tendait.

« Bon, grognai-je. Balance. Qu'est-ce qu'il y a ? »

Il attrapa mes deux mains avec douceur :

« Le navire continue de fonctionner en ton absence. Nous avons pris la décision de mettre le cap quelque part. »

Je haussai un sourcil :

« Où ça ?

— À Toplina. »

Le temps d'une microseconde, un soulagement m'avait pris le cœur avant de se transformer en violentes angoisses. Toplina, c'était mon autre maison, le réconfort, la chaleur, le bonheur, et la famille... la famille que je venais de briser.

Qu'allais-je leur dire ? Ils venaient de retrouver Mora... je leur avais assuré que j'en prendrais soin, que je la ramènerais prochainement... et cette fois... nous l'avions définitivement perdue. Je me souvins du sourire si heureux de ma mère : je pensais que je ne le reverrais jamais. Des larmes de mon père pourtant si froid et endurci : je ne croyais même pas que c'était possible.

Je frissonnais. Puis tremblais. Sans pouvoir me calmer. Ils allaient me détester. Des angoisses me prenaient les tripes et la voix. J'avais tout brisé. Tout était ma faute, mon horrible faute. Pourquoi l'avais-je emmenée avec moi ? Je n'avais pas été capable de la protéger...

Mes parents étaient si heureux.

Ils allaient souffrir une deuxième fois de sa perte.

Définitive.

Qu'avais-je fait ?

Ils m'en voudraient.

Saurais-je les regarder dans les yeux ?

En leur disant que j'avais tué ma sœur ?

Leur fille ?

De nouvelles angoisses.

Leur regard froid et haineux. Peiné. Déçu.

Les nausées remontaient.

Non, non.

Je ne peux pas les voir.

Je ne veux pas.

« Qu'on change de cap, soufflai-je, la tête baissée.

— Non. »

J'écarquillai l'œil en relevant la tête vers Rimbel. Pourquoi ? Il voulait que je souffre ? Que mes parents me haïssent ?

« Je suis la capitaine, je veux qu'on change de cap, tentai-je plus durement.

— Il faut qu'on aille les voir.

— Mais ils vont me détester ! glapis-je d'une voix brisée et éreintée. »

Il m'attrapa fermement les épaules :

« Ils ne te détesteront pas. Mais nous devons aller les voir. Tu comprends ?

— Non... »

Comprendre quoi ? Que dirais-je, une fois en face d'eux ?

Salut, papa, maman. Vous savez, Mora était là il y a deux semaines. Eh bien, à nouveau plus là ! Cruel, le destin, pas vrai ?

Je frissonnais. Ils allaient me détester. Ils étaient tellement heureux... j'avais tout brisé. Tout était ma faute. Mon horrible faute.

« Neven, reprit Rimbel. Tes parents doivent savoir ce qui s'est passé. C'est un regrettable accident...

— Ils vont m'en vouloir, soufflai-je. Ils vont me détester. Je leur avais dit que je la ramènerais, saine et sauve. Je leur avais assuré... et regarde ! À cause de moi, elle est morte ! »

Prononcer ces mots qui me terrorisaient me figea quelques secondes, comme si on venait de m'annoncer la nouvelle, avant de me faire fondre en larmes. Elle n'était pas vraiment... si ? Non... et c'était ma faute ? Pourquoi je n'avais pas réussi à la protéger ? Pourquoi étais-je si faible ?

« Ce n'est pas ta faute. C'était un accident. Tu as fait de ton mieux. Tu n'aurais pas pu faire mieux...

— Mais si ! S'il ne m'avait pas retenu ! J'aurais pu...

— Il a fait de son mieux aussi. N'en veux pas à ton second. J'aurais fait pareil à sa...

— Pourquoi tu le défends ? grondai-je. Tu sais très bien qu'on aurait pu tenter quelque chose ! Tu...

— Non, on n'aurait rien pu tenter, reprit-il fermement. »

Mes mains tremblaient.

« On aurait pu...

— Non, Neven. Arrête de t'en vouloir.

— Mais...

— Neven, m'interpella-t-il d'une voix ferme mais calme. »

Son regard était dur. Un gémissement s'échappa de mes lèvres. Les larmes roulaient une à une le long de mes joues. Je frissonnai à nouveau en imaginant la réaction de mes parents. Mon père qui deviendrait fou de rage.

« Papa va me tuer...

— Non, Neven. Il t'aime. »

Ma mère qui me tiendrait comme seule coupable, et à qui j'arracherais son sourire :

« Maman va m'en vouloir comme jamais...

— Non plus, Neven. Elle t'aime tout autant. »

Le regard embué de larmes, je l'observais à nouveau. Son visage était calme, il semblait sûr de lui.

« Vraiment. Fais-moi confiance, ma petite Neven.

— Et si tu te trompais ?

— Je serais là. On ira ensemble. D'accord ? »

Malgré toute la répulsion que je ressentais à l'idée de me rendre chez mes parents, j'acquiesçai. Je frissonnais. J'avais peur. Si peur. Je ne voulais pas leur annoncer cette horrible nouvelle. Je ne voulais pas les blesser ni qu'ils me détestent. Pourtant, ils auraient toutes les raisons du monde. J'avais tout fichu en l'air.

« Ce sera demain, en début d'après-midi. Ça ira ?

— J'ai le choix ? murmurai-je, amère. »

Son visage s'attrista. Il caressa ma tête avec tendresse, comme un père à sa fille :

« Je serai là. Promis.

— Pas de promesse ! grondai-je en tapant sa main.

— Toujours superstitieuse, sourit-il. »

Il redressa mon visage du bout des doigts :

« Tu n'es pas seule et ce n'est pas ta faute. Sincèrement, ma petite Neven. »

Je retins sa main contre ma joue avec douceur. L'œil embué près de ses doigts, je pleurais en silence, les larmes traçant leur sillon sur sa peau. Si ce n'était pas ma faute... à qui était-elle ? Il sembla entendre mes souffrances :

« Ce n'est la faute de personne. C'était un accident déplorable. D'accord ?

— Et s'ils ne me croient pas ? »

Toutes mes inquiétudes qui ne me quittaient pas.

« Je serai là. Tu ne seras pas seule. Je serai là, me répéta-t-il.

— Mais...

— Ton père et moi avons longtemps travaillé ensemble. On sait comment chacun fonctionne. On saura se comprendre, se parler.

— Et maman ?

— Ce sera dur pour tes deux parents comme c'est dur pour toi. Mais ils ne t'en voudront pas. Tu es leur petit trésor, tu le sais ? Ils tiennent à toi comme à la prunelle de leurs yeux.

— Mora aussi, l'était... et je leur ai repris... »

Maman et papa étaient tellement heureux... j'allais tout briser avec ma venue. Un sanglot m'échappa. Je me haïssais. J'avais l'impression d'être devenue un oiseau de mauvais présage, trainant la mort avec moi. Je n'avais pas envie de leur apporter cette nouvelle.

« Ce sera dur... mais ils t'aiment plus que tout au monde. Ne l'oublie pas. Et je serai là, d'accord ? »

J'acquiesçai, me retenant à sa main chaude comme à une ancre dans ma réalité agitée.

« Peut-être même que Malaury pourrait nous accompagner. Ça te rassurerait ? »

Des frissons me parcoururent. Ma mine était plus sombre :

« Je ne sais pas... »

Je savais qu'il ne me voulait que du bien. Seulement, quelques jours plus tôt, ses mots m'avaient fait si mal...

De l'autre côté, j'imaginais qu'il avait du mal à digérer la nouvelle concernant... ce qui était notre bébé. Il semblait tellement y tenir. Moi aussi, j'avais commencé à y penser plus sérieusement. Ce n'était plus une aversion. Aux côtés de Malaury, cela se changeait en un futur doux – effrayant certes – mais rempli d'amour. J'avais même commencé à songer à le garder depuis notre nuit en prison.

L'avoir perdu... pendant un instant, j'avais pensé que j'avais un problème. Non, que j'étais le problème. Mathurin avait pourtant balayé mes silencieuses craintes immédiatement : selon lui, cela pouvait arriver à n'importe qui. Depuis, je me sentais rassurée. Une accalmie dans la tempête qui se déchaînait en moi.

J'avais voulu chercher les bons côtés de cette perte. Je m'étais dit que cela me permettrait de pirater sans pause, mais je n'avais plus envie de rien faire. J'étais devenue capitaine pour retrouver ma sœur. Je l'avais perdue. À jamais. Je me sentais impuissante pour tout, surtout ces derniers jours. Risible pour une pirate.

Puis, j'avais songé à Malaury qui semblait si heureux à l'idée de devenir père. J'avais recommencé à culpabiliser, mais les mots de Mathurin adoucissaient ces pensées. Je me demandais depuis comment il se sentait. La veille, j'avais cru comprendre qu'il voulait se montrer là pour moi. J'avais supposé qu'il allait plutôt bien – ou qu'il cachait habilement son mal-être, en tout cas. J'avais repensé à ses mots concernant Mora, et par peur que nous en reparlions, je l'avais sèchement repoussé.

Seulement, je commençais à me faire à cette idée. C'était dur, mais elle faisait son chemin. J'aimerais encore croire que je rêvais – ou cauchemardais – mais je sentais bien que tout était réel. Cruel. Mais réel.

Malaury qui m'accompagnerait chez mes parents, alors ? Je ne savais pas. J'avais si peur de les confronter. Sous ses yeux ? Il m'avait vue au plus bas, durant notre nuit en prison. Il s'était toujours montré là pour moi. Lui ferais-je l'honneur de me voir craquer devant ma famille ? Il m'avait déjà vu craquer tout court.

Je réfléchis plus sérieusement. M'aiderait-il, tout simplement ? Sa présence serait-elle utile ? J'aurais déjà Rimbel à mes côtés... Je levai le regard vers ce dernier :

« Tu essaies de nous rabibocher ? »

Il eut un sourire doux :

« Je pense seulement qu'il aimerait beaucoup être présent pour toi. Il se sent mal de ne pas pouvoir t'aider. »

Je haussai les épaules.

« Pourquoi pas, finis-je par soupirer. »

Il frotta ses paumes sur mes épaules, par-dessus ma couverture, me réchauffant :

« On est là pour toi, d'accord ? On ne te laissera jamais tomber. Tes parents non plus. N'aie jamais peur de ça. »

Je hochai finalement la tête : ses mots doux et pleins de tendresse me rassuraient un peu. S'il les répétait autant en étant aussi sûr de lui, il devait avoir raison, n'est-ce pas ?

« De quoi veux-tu parler ?

— Je ne sais pas, soufflai-je.

— Tu veux que je te laisse tranquille ? »

Je haussai les épaules.

« Besoin de quelque chose ?

— Tu peux demander une bassine d'eau ? »

Je voulais être un tant soit peu présentable devant mes parents.

Soudain, quelque chose d'humide embrassa ma nuque. Je touchai. Ma peau était sèche.

« Tu vas bien ?

— Euh... j'ai senti quelque chose, mais... je crois que j'ai juste déliré.

— Une goutte d'eau ? »

Je réfléchis quelques instants :

« Je crois que ça y ressemblait...

— C'est un nange, alors, sourit Rimbel. Tu te souviens des histoires que je te racontais à propos des nanges ?

— Un peu, oui. »

Je n'y avais jamais totalement cru. Comme pour les sirènes, d'ailleurs.

« On raconte que ce sont nos proches disparus qui souhaitent nous protéger. Alors, peut-être que c'est Mora, qui sait ? »

Malgré le pic gelé qui perça mon cœur à l'idée qu'elle soit « disparue », une douce chaleur l'avait embaumé en l'imaginant poser sa main sur ma nuque. Une chaleur de réconfort et d'un peu de déculpabilisation.

Un quart d'heure plus tard, je m'étais glissée dans l'eau froide en frissonnant. Tout en me toilettant, prenant le temps – pour une fois – de démêler mes cheveux, je me perdais dans mes pensées.

Rimbel avait-il vraiment raison quand il m'assurait que mes parents ne m'en voudraient pas ? Mon ventre se nouait à l'idée d'être demain. Je rencontrerais des difficultés à m'endormir. Enfin, ce n'était pas comme si je dormais, ces derniers jours. J'avais beau être épuisée, je pensais tellement que je ne trouvais pas le sommeil. J'étais d'autant plus lessivée car mes pensées tournaient autour de Mora.

Je poussai un énième soupir. Pourquoi elle ? Elle était tellement innocente... elle n'avait pas mérité cela. Moi, j'aurais dû mourir tellement de fois. Je méritais des centaines de peines de mort. Je méritais toute la haine du monde. Pourtant, j'étais toujours en vie, en train de me baigner. Elle, si douce, qui avait tant subi en nous perdant, tant souffert à cause de cet homme qui l'emprisonnait... elle était morte.

Je frissonnais, les larmes remontant à mes yeux. Cela faisait trop de fois que je pensais ces mots. Cette idée horrible qui me tourmentait... je détestais m'entendre la prononcer. J'avais l'impression que je rendais ce fait véritable. Or, c'était tout ce que je refusais. Je me sentais parfois partir dans des délires. J'y plongeais volontiers, à imaginer que tout était faux, que je rêvais, que l'on se trompait, et que dans le pire des cas, elle avait survécu et m'attendait à Isda...

La dure réalité me rappelait à l'ordre. Je regagnais la surface, prenais une bouffée d'air empoisonnée, et je m'étouffais dans mes pleurs. Je quittais les beaux coraux, les jolis poissons, les coquillages que nous aurions cueillis, et la transparence de l'eau. Je me rendais compte que la tempête faisait rage et qu'elle bouillonnait au fond de moi, m'entraînant sans que je ne parvienne à me raccrocher à une prise, un rocher, quelque chose. Je refusais de quitter cette mer d'espoirs, alors je refusais toutes les mains que l'on me tendait : je savais que je devrais affronter la tempête, accepter son existence dans un premier temps, puis le combat qui suivrait et qui ne me laisserait pas indemne. Seulement, il allait falloir sortir de l'eau. Retourner sur le navire. Retourner auprès des miens, de la réalité... mais pendant quelques heures encore... je voulais imaginer que c'était faux, que je l'avais protégée, et qu'elle était encore près de moi... 

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