Chapitre 15 - Inapprochable 2/2

   Les yeux clos, je tendais l'oreille. Rien de son côté. Je commençais à somnoler, bercé par les murmures des vagues et les vents qui fouettaient mon visage. Néanmoins, je ne me sentais pas serein. Je peinais à tomber dans le sommeil, me réveillant au moindre bruit. Sans doute étais-je trop anxieux par rapport à Neven.

Au beau milieu de la nuit, ce ne fut ni ma caisse qui bougeait ni les instructions des hommes qui me réveillèrent, mais des sanglots. Je n'étais pas sûr au début. J'avais tendu l'oreille, épuisé par mes réveils répétitifs, puis j'avais constaté que ces pleurs venaient de sa cabine. Ils étaient étouffés, sans doute nichait-elle encore son visage dans son oreiller.

J'hésitais depuis maintenant un quart d'heure à aller la voir. J'étais déchiré de l'entendre en larmes, elle qui s'était si peu laissé aller devant moi. Elle pleurait sans retenue, mais je n'étais pas certain d'être le bienvenu. Peut-être empirerais-je son état ?

Je poussai un léger soupir. Si je ne l'avais pas retenue, les choses seraient-elles différentes actuellement ? Peut-être que la situation aurait été pire : les deux sœurs auraient pu trouver la mort. Ou bien, peut-être que tout irait bien, et que les deux seraient en vie, ensemble.

Je me redressai, et sur le point d'ouvrir la porte en entendant un énième sanglot, je m'immobilisai. Elle détestait déjà être vue dans un état de faiblesse... la surprendre alors qu'elle allait mal, qu'elle m'en voulait sûrement, et qu'elle ne parvenait pas à discerner la réalité de ce qu'elle souhaitait le plus au monde... Non, définitivement, venir ne ferait qu'empirer les choses.

Je me recouchai contre ma caisse. Je me demandais si dormir ici était finalement une bonne idée. Je ne trouverais jamais le sommeil en l'entendant pleurer sans pouvoir l'approcher. Elle était si proche, il ne fallait que quelques pas pour m'asseoir près d'elle et la prendre dans mes bras. J'aimerais pouvoir la bercer, lui caresser la tête, le visage, lui dire qu'elle n'était pas seule, que j'étais là pour elle, qu'elle aille bien ou mal, et que je ne l'abandonnerais jamais.

Tourmenté par ses pleurs et mes pensées, j'avais à peine dormi cette nuit. Au matin, les hommes me regardaient du coin de l'œil. Lorsqu'Issan était monté prendre l'air, il me confirma ce que je supposais : j'avais une sale mine. Je le ressentais dans mes actions et mes réflexions : j'étais ailleurs, épuisé, et un mal de crâne m'empêchait de me concentrer sur quoi que ce soit.

Mes collègues et camarades me sommaient de me reposer, mais j'insistais pour rester aider sur le pont. Je mourais d'envie de prendre soin de Neven, mais je ne pouvais pas, et cela me frustrait au plus haut point. Alors, j'abattais ce qui me restait d'énergie ailleurs. J'étais néanmoins moins efficace qu'à l'accoutumée, à manquer de forces pour même tirer des cordages. J'avais fini par rester au gaillard d'arrière pour me tenir près de Jack qui tenait la barre, installé sur l'habituel tonneau de Neven.

Durant la journée, j'avais à nouveau emmené un repas à Neven. Elle n'avait pas touché à sa première assiette – je doutais qu'elle ait des crocs de chat, en tout cas.

« Neven, je t'ai emmené une nouvelle assiette. Essaie de manger un petit peu, conseillai-je.

— Va-t'en... murmura-t-elle d'une voix cassée, toujours dans la couverture, la tête dans l'oreiller. »

Je détestais la voir dans cet état et être aussi impuissant. Malgré la petite voix qui me tonnait de partir et de la laisser tranquille, je m'accroupis près de son matelas :

« Neven. Je suis là pour toi, d'accord ? Si tu as besoin de parler, de...

— Va-t'en ! cria-t-elle cette fois. »

Elle s'était tournée vers le mur et entièrement recouverte. Je ressortis, le cœur serré : j'étais sans doute le seul qu'elle repoussait ainsi. Elle m'en voulait définitivement, et je ne pouvais pas la blâmer avec ce qui lui arrivait.

Durant l'après-midi, j'étais resté perdu dans mes pensées, à observer la mer en silence. Je me demandais comment je pourrais l'aider si je ne pouvais pas l'approcher. Je voudrais la soutenir, la consoler, être présent pour elle. Seulement, elle semblait avoir besoin de ne pas me voir. Je ne m'étais jamais senti aussi impuissant.

Au moment du repas, Rimbel était venu s'installer près de moi :

« Tu fais une tête d'enterré depuis que tu es ressorti de sa cabine... que s'est-il passé ?

— Elle ne veut pas me voir, soupirai-je.

— Elle a besoin de faire le tri dans ses pensées.

— Je serai patient. Je me sens juste inutile pour le moment.

— Tu fais fonctionner le navire en son absence, ce serait le chaos si personne n'était là pour donner des instructions, sourit-il. Continue comme ça, ça va s'arranger. »

J'aurais voulu rétorquer que c'était par rapport à Neven que je me sentais inutile, mais... c'était probablement inutile aussi de répondre. Que pouvais-je faire de plus ? J'aimerais être présent pour elle. Elle avait besoin de soutien et je ne pouvais même pas m'approcher ! J'enrageais intérieurement.

Des cris me firent dresser la tête. Deux matelots qui se mettaient sur la gueule. Je soupirai, plaquai mes mains sur le bois de la table, et me mis debout. De mon corps épuisé, j'avançais à pas lourds en les interpellant :

« Eh ! Calmez-vous ! C'est pas le moment pour ça !

— Il veut se casser du navire ! cria l'un en abattant son poing.

— C'est mon droit ! rétorqua l'autre. Avec tout ça, on... »

J'attrapai chaque homme par le col pour les séparer, mais ils se débattaient encore. À perte de patience, mon ton grimpa :

« Pour l'heure, personne ne quitte le navire ! Nous avons besoin de temps pour nous remettre de tout ça ! Tout le monde ! »

Ils ne m'écoutaient pas, continuant de geindre en essayant de se fracasser à coups de poing.

« Les gars ! interpellai-je. Arrêtez ! »

Ignoré. Mes doigts se resserrèrent sur le col de leur chemise.

« Vous vous calmez, oui ? hurlai-je cette fois. J'ai l'impression de m'occuper de gamins ! Vous êtes des adultes ! Comportez-vous comme tels ! C'est difficile pour tout le monde ! Ayez un semblant de respect pour votre capitaine qui est en plein deuil ! Elle vient de perdre sa sœur ! C'est pas compliqué à comprendre, bordel ! »

Le silence s'abattit sur la salle. Mes mains tremblaient. Je n'avais pas l'habitude d'autant hausser la voix. Je relâchai les fauteurs de trouble et sortis du réfectoire à pas précipités.

« Malo ! m'appela-t-on. »

Sueurs froides. J'avais mal à la tête. Mes yeux brûlaient. Un trop-plein d'émotions à évacuer. J'avais besoin de me calmer.

Sur le point de me rendre dans ma cabine, je déviai : je l'avais cédée à Rimbel. Je descendis plus bas encore dans les cales, là où nous entreposions nos ressources, nos trésors, et où se trouvait la salle qui nous servait de prison.

J'avançais dans la pénombre à grands pas malgré les coins de caissons que je me prenais dans les jambes. Lorsque je touchai enfin le bois de la coque, je m'y adossai et me laissai lentement glisser jusqu'au sol. Je posai mes bras sur mes genoux et baissai la tête.

Avec difficulté, les larmes quittèrent mes yeux. J'avais tellement peu l'habitude de pleurer qu'elles semblaient peiner à couler le long de mes joues. J'essuyai mon visage dans un soupir sec. J'avais perdu mon sang-froid sans savoir pourquoi. La fatigue d'aujourd'hui avait sûrement joué.

Or, ce n'étaient pas dans mes habitudes de piquer des crises. Pas aussi bruyamment. Ce n'était jamais arrivé, il me semble. Habituellement, je me muais dans le silence et m'isolais le temps que ça passe. Mais là, impossible de me retenir. Je devais me reprendre.

De l'eau dans ma nuque. J'y plaquai ma main, mais ma peau était sèche. Je fronçai les sourcils et tâtai le bois, à la recherche de gouttes, mais aucune trace d'humidité.

« Malo ? »

La voix d'Issan me tira de mes réflexions.

« Oui ? »

Ma voix tremblait encore.

« Il est là ! »

L'instant d'après, Borg, Issan, armé d'une torche, et Jack, d'une bouteille, me rejoignirent. Ils s'installèrent en face de moi. Le blond me jaugeait avec inquiétude, et les deux autres me souriaient d'un air réconfortant.

« Comment tu te sens ? demanda l'homme mutilé.

— Pas trop mal, mentis-je. »

Jack secoua la tête en soupirant. Il se décala et m'entoura d'un bras :

« Malo, tu nous as jamais fait ce coup, de hurler. Ça va pas. Trop de pression ? »

Mes amis me regardaient avec une profonde bienveillance.

« C'est... c'est compliqué, depuis Mora, concédai-je. »

Et ça ne faisait qu'une journée...

« Raconte-nous tout, souffla Borg. »

Sur le point de dévier la conversation, je me rappelai de ce que je disais à Neven quand elle refusait de se confier à moi : se taire n'aidait pas. Je déballai :

« J'ai l'impression de ne servir à rien. Par rapport à Neven, surtout. Elle ne veut pas me voir.

— C'est normal, murmura Jack. Elle vient de vivre quelque chose d'atroce...

— J'ai peur qu'elle m'en veuille à vie. Je l'ai empêchée de foncer sur les soldats. Peut-être que j'ai mal fait. Peut-être que Mora aurait pu être sauvée... »

Issan détourna le regard.

« Je ne voulais que la protéger. La situation ne me semblait pas propice à une offense... mais peut-être qu'on aurait dû donner le tout pour le tout. Je n'en sais rien. Mais, qu'elle m'en veuille est un fait. Je comprendrais, même si ça me détruirait que tout soit brisé entre nous, c'est sûr... »

J'avouai finalement :

« Mais pour l'heure, ce qui me fait surtout souci, c'est son état.

— C'est normal, répéta Jack. Les premiers jours sont les plus durs.

— Je sais, mais j'aimerais pouvoir l'aider. Ça me tue de l'entendre pleurer sans pouvoir l'approcher. J'aimerais la rendre heureuse. Je déteste la savoir dans cet état. Je ferais tout pour lui redonner un semblant de sourire... mais elle ne me laisserait même pas l'approcher avec un bâton, soupirai-je en baissant la tête.

— C'est une question de temps. Je suis certain que petit à petit, ça va s'arranger. Autant pour elle que pour toi, m'assura Borg. »

Une flamme éclaira son rictus :

« Je suis convaincu que la situation se décantera suffisamment pour que tu puisses la soutenir comme tu le souhaites. Tout le monde ne s'aime pas comme vous le faites. Votre amour est beau et fort. La tempête est violente, mais vous y résisterez. Crois-moi.

— Bon ! coupa Jack. C'est bien beau tout ça, mais il est temps de boire ! Y'a que ça de vrai pour se détendre ! De la bière, Malo, t'en dis quoi ? m'interpella-t-il en soulevant une bouteille.

— J'en dis que je le supporterai mieux que le rhum, soufflai-je avec l'once d'un sourire : il était terrible avec l'alcool.

— Allez, on se la fait ! Issan a même ramené son jeu de cartes !

— Le truqué ? taquinai-je.

— Non, celui-là est pour jouer, s'efforça-t-il de sourire en distribuant. »

Mon frère de cœur était encore crispé. J'ignorais à quel point il avait été proche de Mora, mais il semblait vouloir passer outre sa tristesse pour me remonter le moral ce soir.

Deux heures plus tard, la bouteille avait été bue, et les parties avaient été nombreuses. Je me sentais détendu. J'oubliais parfois que je n'étais pas seul sur le navire. Mes amis m'étaient plus que précieux. Non, plus que des amis, ils étaient devenus ma famille. Toujours présents quand j'en avais besoin, prêts à me remonter le moral ou m'écouter, parfois sans avoir à demander.

« Merci pour la soirée, vous êtes de vrais frères, déclarai-je avec un sourire franc en enlaçant chacun d'eux.

— Contents d'avoir pu te remonter le moral ! articula Jack avec difficulté, les yeux embués par l'alcool.

— Mais il faut que j'y retourne, repris-je en me levant. »

Je devais me remettre sur pieds. C'était moi qui gérais le navire le temps que Neven aille mieux. Je ne devais pas faiblir dès les premiers jours.

« Te reposer, tu veux dire ? reprit Borg. Il est tard.

— Effectivement. »

Malgré l'épuisement qui me donnait envie de dormir dans un hamac, j'étais retourné sur le pont avec un oreiller et une couverture. Je voulais être présent pour elle même si j'étais exténué et qu'elle ne voudrait pas de moi. Couché au même endroit que la veille, je demandai à nouveau que l'on me réveille si elle sortait. Seulement, cette fois, je sombrai profondément dans les bras des vagues qui valsaient avec La Mora.


Je me réveillai au petit matin, bien plus reposé que la veille. Je me redressai avec peine, frottai mes yeux, et observai autour de moi : pas de Neven. Un membre de l'équipage m'aida à me redresser en riant :

« Tu as ronflé comme jamais, Malo ! Pire qu'après nos plus gros abordages ! »

J'avais besoin de repos, sans aucun doute. J'espérais néanmoins que je n'avais pas dérangé Neven. On m'apprit que l'on atteindrait Toplina demain, en début d'après-midi. Je confiai l'information à Rimbel, sous-entendant qu'il était temps de prévenir la capitaine.

« Je m'en occupe dans la journée, assura-t-il avant de partir vers les cordages. »

J'espérais que son état n'empirerait pas à la suite de cette annonce.

Durant l'après-midi, le vétéran partit dans la cabine de Neven.

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