Chapitre 15 - Inapprochable 1/2

Malaury


   Je me précipitai vers Mathurin :

« Un problème ? Elle va bien ?

— Calme-toi. Elle va bien. C'est quelque chose de privé, répéta-t-il à l'égard de Rimbel. Je l'emprunte pour quelques minutes. »

Dans ma cabine, le médecin me demanda de m'asseoir. Je me laissai tomber sur mon hamac.

« Qu'est-ce qu'il y a ? Tu m'inquiètes. »

Il repoussa ses lunettes sur son nez, il prit une inspiration, puis déballa :

« Neven... Neven était bien enceinte. De deux semaines. Mais elle l'a perdu... »

J'écarquillai les yeux.

« Quoi ? Comment ça ?

— Les douleurs au ventre. Après vérification, elle avait des petites pertes sanglantes. Pas des menstruations. C'est une fausse couche. »

Avec tous ces événements, j'avais oublié cet enfant. Mon cœur battait vite. Je me préoccupai d'abord de Neven :

« Comment elle a réagi ?

— J'ai lu à son regard qu'elle se sentait coupable, m'avoua-t-il d'un air peiné. Je l'ai rassurée, je lui ai dit que ça arrivait de temps en temps, que ce n'était pas sa faute. À vrai dire, tous ces récents événements ont peut-être été la cause de cette fausse couche... Elle a passé deux jours très stressants suivis d'un choc émotionnel important... On a peu d'études à ce propos, mais il pourrait y avoir un lien de cause à effet. Évidemment, je ne lui ai pas expliqué ça.

— Elle s'en voudrait encore plus, sinon. La connaissant, elle penserait qu'elle a été trop faible pour supporter cette charge émotionnelle, et que tout est sa faute...

— D'autant plus que mes suppositions sont peut-être fausses. Dans tous les cas, mes paroles ont semblé la rassurer. On a parlé un moment, je lui ai répété que ça arrivait, même à des femmes qui faisaient très attention. À vrai dire, je pense qu'elle s'en voulait surtout par rapport à toi. J'ai cru comprendre que tu étais plus enthousiaste qu'elle pour ce bébé même si elle ne comptait pas le garder. »

Je tentais de rassembler mes pensées :

« Disons que... je me vois vraiment faire ma vie avec Neven. Alors, ce bébé... c'était l'une des étapes pour nous. Bien sûr, je suis un petit peu déçu qu'on l'ait perdu... »

Dans le cas où nous aurions dû le garder, j'aurais voulu m'occuper d'elle et lui, passer du temps avec eux et les aimer comme jamais.

« Cependant... je pense qu'elle comme moi, on ne s'était pas encore trop attachés. On n'était pas totalement sûrs. Et on ne pensait pas le garder. Alors, on devrait s'en remettre facilement. Plus facilement que si c'était arrivé quelques mois plus tard, en tout cas. Et puis, ce n'était pas le bon moment pour nous : c'était trop tôt. On aurait pris nos responsabilités si la grossesse était arrivée à terme... mais ce n'était pas le bon moment pour nous, et encore moins maintenant avec l'état de Neven. »

J'avais réussi à rationnaliser, à voir les bons côtés à tirer de cette perte. Mathurin hocha lentement la tête :

« En tout cas, tout mon courage à toi, Malaury. Si jamais tu as besoin d'en parler, je suis là. »

J'acquiesçai. Je me reconcentrai sur ma capitaine :

« Tu as pu parler avec Neven, concernant Mora ? Et tu as soigné ses blessures dans le dos ? Et à la cuisse ?

— Je m'en suis occupé, oui. Elle souffre tellement mentalement qu'elle en a oublié les physiques. Je vais m'occuper de toi aussi, d'ailleurs. »

Tandis qu'il désinfectait mon dos, il m'expliquait ce que j'avais déjà constaté : elle tanguait. Réalité, illusion, réalité, illusion. Lorsque je lui appris notre décision de passer voir ses parents, il acquiesça en soupirant, le regard brillant :

« Elle va beaucoup souffrir sur le coup, mais c'est mieux pour elle. Qu'elle cesse de se rendre compte que Mora est morte à chaque fois qu'elle revient à la réalité. Qu'elle comprenne que c'est vrai, une bonne fois pour toutes. »

Il se dirigea vers la porte et me lança :

« Tu devrais passer voir Issan. La mort de Mora l'affecte beaucoup aussi, il s'y était attaché. »

Je lui emboîtai le pas et me dirigeai vers les hamacs des hommes. Si une grande partie travaillaient sur le pont, certains dormaient, soit blessés soit désignés pour garder le navire de nuit. L'un d'eux était recroquevillé sur lui-même. Je lui tapotai doucement l'épaule :

« Issan ? »

Il releva les yeux vers moi. Ils brillaient. Je lui présentai mon avant-bras auquel il s'accrocha pour se redresser. Je lui suggérai d'un signe de tête de nous éloigner des hamacs. Au fond d'un couloir, je lançai :

« Tu tiens le coup ? Pour Mora. »

Il haussa les épaules, penaud :

« Pas vraiment... mais pas le choix... »

Il n'avait pas bonne mine. Entre sa récente blessure et tous les problèmes qui nous étaient tombés dessus...

« Elle va me manquer... je ne l'ai connue que... onze jours ? Ce n'est même pas deux semaines. Mais je l'aimais vraiment beaucoup...

— Je sais. J'ai vu que vous vous entendiez bien. J'ignore à quel point, mais je vous ai observés. »

Je pris soin d'éviter son oreille encore bandée, et je passai ma main dans ses cheveux en bataille :

« Il n'y a que le temps qui guérit. Courage. »

Il sembla vouloir me parler, mais il ne trouvait pas les mots. Il restait perdu dans ses pensées. Je lui proposai de le raccompagner jusqu'à son hamac d'un signe de main, et il se recoucha, toujours recroquevillé. Je me sentais inutile et impuissant. Je ne pouvais rien faire pour soulager Neven ou lui.

Remonté sur le pont, je retournai aux côtés de l'ancien pirate.

« C'est grave ? questionna-t-il d'abord.

— Pas vraiment. Enfin, ce n'est rien de dangereux. Pas d'inquiétudes, assurai-je. »

Les traits de son visage se détendirent. Il reprit avec un léger sourire :

« Donc, tu es le fameux Malaury ?

— Le fameux ? répétai-je.

— Son second. »

Je fronçai les sourcils :

« Je suppose que c'est Neven qui...

— Oh, si tu savais à quel point elle m'a parlé de Célestin et toi ! s'esclaffa-t-il. J'en entendais des belles entre Célestin et elle, mais toi, c'était différent... elle trouvait toujours un moyen de parler de toi ! précisa-t-il avec un sourire malicieux. Je lui disais « d'accord, très bien, il y a Malaury... mais c'est le seul membre de ton équipage, ou bien ? » Et elle me grommelait que c'était parce que tu étais second, ou que sais-je, et donc qu'elle avait plus de choses à dire sur toi. »

Il sourit avec plus de douceur :

« Quand elle me parlait de toi, elle avait les mêmes mimiques que lorsqu'elle me parlait de son premier amour. J'ai deviné facilement ce qui lui passait par la tête, et elle ne niait pas vraiment. J'ai cru comprendre que ça s'était décanté entre vous depuis la dernière fois que je l'ai vue...

— Il se peut, oui, souris-je à mon tour. C'était compliqué, avouai-je, on s'est tournés autour pendant bien deux ans. Elle refusait que je lui avoue mes sentiments et que je l'embrasse, soupirai-je avec amusement.

— Vraiment ? Elle est plus téméraire que ça, ma petite Neven.

— Disons qu'elle avait peur à cause de son histoire avec Darren.

— Je ne pensais pas que ça l'avait autant touchée... m'avoua-t-il en massant son menton.

— Elle a dû tomber de haut quand elle l'a trouvé avec une autre. Tout se passait bien, ils venaient de se fiancer, et du jour au lendemain, tout s'est écroulé. »

Comme avec Mora. Elle l'avait retrouvée, puis perdue du jour au lendemain. Elle mettrait du temps à aller mieux.

« Tu as l'air d'être un garçon droit dans tes bottes, en tout cas. Téméraire et fidèle. C'est ce dont elle a besoin. Quelqu'un qui puisse suivre ma petite curieuse partout où elle voudra aller. »

Je ris en me souvenant de toutes ces fois où elle m'avait embarqué dans des ennuis, autant en ville qu'en mer.

« On dirait que tu en as déjà fait les frais, sourit-il.

— Oh, si tu savais... Mais elle s'est calmée, confiai-je. À nos débuts, c'était quelque chose, d'être sous ses ordres. Elle se lançait dans des abordages qui paraissaient impossibles à mener, avec des plans assez loufoques. J'ai déjà dû me faire passer pour un corsaire, ou elle pour une prisonnière, afin d'approcher des marchands, et plus d'une fois, soupirai-je. »

J'avais détesté cette période où elle s'essayait à la tromperie de nos cibles. Cela avait beau bien fonctionner – cette femme pirate était encore inconnue à nos débuts – je trouvais ses méthodes particulièrement dangereuses. Si la ruse était découverte en plein territoire ennemi, cela pouvait mal tourner.

« Elle m'en a raconté des belles, oui, sourit Rimbel. Il faut avouer qu'elle est très ingénieuse. Tu es chanceux qu'elle soit ta capitaine. »

Il baissa les yeux vers mes mains.

« Et ta fiancée. »

Mes joues s'empourprèrent malgré moi. Je me ressaisis en tentant de bredouiller quelque chose que je ne comprenais pas moi-même, mais il m'interrompit avec une tape amicale sur l'épaule :

« En lui prenant la main, j'ai remarqué ce petit morceau de tissu, alors je me posais la question... on dirait que j'ai raison. »

J'en avais oublié ma ridicule demande en mariage de ce matin. Je m'étais dit que c'était peut-être la dernière fois que l'on se verrait, alors j'avais voulu la faire sourire et la détendre. C'était un drôle de moment. Nous étions si proches de la mort, et nous faisions comme si de rien n'était. J'étais inquiet, mais elle encore plus – enfin, je le cachais mieux qu'elle. En tout cas, les heures n'étaient pas aux festivités, nous remettrions sans doute la célébration de nos fiançailles puis de notre mariage à bien plus tard. Ce n'était de toute façon pas important : son état me préoccupait bien plus qu'une cérémonie et remise des bagues devant nos hommes et proches.

Rimbel se redressa et me demanda des tâches à effectuer sur le navire. Si j'avais refusé dans un premier temps, il avait tant insisté que j'avais cédé et l'avais envoyé s'occuper du rangement sur le pont. La tête entre les mains, je me perdais sur l'horizon bleu en soupirant. Je n'étais même pas sûr de pouvoir tenir compagnie à Neven. Quand elle était sortie plus tôt, elle m'avait regardé et évité aussitôt. Je supposais qu'elle m'en voulait. Elle me tenait peut-être même responsable de la mort de sa sœur. Si j'y avais pensé, alors je me doutais qu'elle encore plus. Qu'aurais-je pu faire de différent ?

Les mots de l'ancien pirate me revinrent en tête : « ce qui est fait est fait ». Je devais m'efforcer de ne pas revenir en arrière. C'était inutile. Mais comment pourrais-je ne pas penser à ce matin à chaque fois qu'elle me regarderait avec rancœur ? Lorsqu'elle m'avait confronté peu après être arrivés sur le navire, j'avais senti toute la rage dans sa voix. Son regard plein de haine et de peine. Neven savait se montrer rancunière. J'avais beau être son fiancé – si elle voulait encore de moi – je n'y échapperais sans doute pas, et je comprenais. Je l'avais retenue alors que sa sœur agonisait sous ses yeux. J'en aurais voulu à quiconque m'aurait empêché de sauver mon frère, moi aussi. Seulement, je lui avais peut-être sauvé la vie. On ne saurait jamais.

Pour ne pas trop réfléchir, je m'étais mis au travail malgré les douleurs qui fusaient dans mon dos. Je n'avais pas mangé à midi. Pas d'appétit. Je me portai volontaire pour emmener un repas à Neven même si je me doutais qu'elle refuserait le plat.

Je toquai et entrai :

« C'est pour ton repas. »

Pas de réponse. Elle avait la tête enfouie dans son oreiller, les mains crispées sur une peluche en forme de requin, toute recroquevillée sur elle-même, emmitouflée dans sa couverture. Je posai l'assiette sur le sol, non loin d'elle, et je sortis. J'aurais voulu m'installer près d'elle et la prendre dans mes bras. J'aurais voulu caresser sa tête, la consoler, la bercer. J'avais refoulé ces pulsions : je n'étais peut-être pas le bienvenu. Si elle m'avait ignoré, elle aurait pu me refouler plus violemment.

Rimbel me questionna du regard. Je haussai les épaules : calme plat. La journée se déroula sans encombre. Nous avions croisé des marchands, mais j'avais donné l'ordre de ne pas attaquer. Au fil des heures, j'avais lancé de nombreux regards vers la porte de la cabine de Neven, mais elle était restée fermée.

Le soir, Rimbel décida d'entrer dans l'antre de la capitaine. Pendant ce temps-là, j'étais parti manger un morceau, même si la faim ne me rongeait pas le ventre. Il fallait que je prenne des forces, je ne pouvais pas tomber malade maintenant. J'avais pris mon repas en compagnie de mes camarades. Personne n'était bavard, aujourd'hui. On riait très peu, on parlait à voix basse. Une drôle d'atmosphère dans le réfectoire habituellement plein de vie. Si on aurait célébré notre retour dans d'autres circonstances, le comportement de Neven inquiétait et questionnait.

« Tu as pu parler avec la capitaine ? questionna finalement Borg en croquant dans un morceau de pain.

— Non, et je n'ai pas insisté. Elle doit encore être en état de choc. »

Je reprenais les mots que m'avait soufflés Mathurin dans l'après-midi.

« Certains se demandent si elle va reprendre la barre et la piraterie... reprit mon ami auquel il manquait une main.

— C'est un peu trop tôt pour se demander ça, rétorquai-je. Elle va avoir besoin d'un peu de temps. C'est normal. Elle vient de perdre sa sœur. »

Les hommes autour de moi hochèrent la tête. Je repris avec un sourire que je voulais rassurant :

« On va se laisser un peu de repos à nous aussi, puis on reprendra nos activités convenablement. Même si la capitaine ne reprend pas tout de suite ses fonctions, on pourra se remettre à aborder.

— Tout de même, s'osa Jack, le comportement de la capitaine... elle faisait peur.

— Je sais. C'est le choc, selon Mathurin. »

Lorsque nous en avions parlé dans l'après-midi, il m'avait expliqué qu'elle cherchait inconsciemment à se protéger. Cela passait par la remise en question de l'incident qui lui faisait tant de mal, voire en essayant de l'oublier.

« D'ici quelques temps, elle ira mieux, assurai-je. Vous connaissez notre capitaine, non ? C'est une dure à cuire. »

Ils acquiescèrent, semblant se rappeler de toutes les fois où elle avait été blessée, où elle était mal tombée, et dont elle s'était sortie, seule, en un seul morceau, sans rechigner ni se plaindre. Elle avait tout le respect de nos hommes, et quelques jours plus tôt, elle pensait encore qu'ils pourraient ne plus l'estimer à cause de notre relation ? Si elle savait à quel point elle nous impressionnait.

Remonté sur le pont, Rimbel n'était pas encore de retour. J'étais rassuré par la présence de cet homme : il était sans doute l'un des seuls auxquels elle devait bien vouloir s'adresser, avec éventuellement Mathurin.

Pour faire passer le temps, j'étais parti voir l'équipage pour connaître leurs besoins, leurs difficultés. Hormis des inquiétudes pour le futur de notre activité pirate – que j'avais immédiatement balayées – rien de particulier.

Je m'installai sur une caisse pour patienter en silence, scrutant la porte avec attention. J'espérais que ces temps passés avec Rimbel l'aidaient. J'étais agité de ne rien pouvoir pour elle, comme elle ne voulait sûrement pas me voir.

La porte s'ouvrit. Il était toujours seul. Je bondis sur mes jambes et me précipitai vers lui :

« Alors ?

— Elle va toujours mal et elle ne veut rien manger. »

Je m'en doutais un peu.

« Je ne lui ai pas encore dit qu'on a mis le cap sur Toplina. Ça lui ferait trop d'informations à ingérer. Et trop de choses en rapport avec Mora, sa famille.

— Il faudra la prévenir avant qu'on accoste pour qu'elle puisse se préparer comme elle le peut. »

Je lui proposai de dormir dans ma cabine. Pour ma part, je n'avais pas encore sommeil. Enfin, j'étais exténué par la journée, mais je savais que je serais trop agité pour fermer l'œil. Je me demandais si Neven sortirait dans la nuit. Je repensais notamment à ce matin où elle avait failli plonger dans la mer pour retourner au port. Et si, dans une crise de folie où elle croyait que sa sœur était encore en vie, elle essaierait à nouveau ? Je savais que je pouvais faire confiance aux hommes encore présents, mais... sans doute ne la surveilleraient-ils pas comme je le ferais. Ils n'oseraient pas vérifier que notre capitaine ne ferait pas d'écart. Ils la respectaient trop pour la traiter ainsi.

J'avais fini par me décider : j'avais pris un oreiller et une couverture dans la réserve, calé une caisse contre le mur de sa cabine, et je m'étais installé sur le sol. Je me trouvais plus ou moins à l'endroit où était situé son matelas, de l'autre côté. Je demandai que l'on me réveille si Neven sortait : je savais que je pouvais avoir le sommeil lourd.

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