Chapitre 14 - Innocence

Malaury


   Je faisais les cent pas sur le pont, nerveux. Rimbel avait accompagné Neven dans sa cabine depuis bientôt une demi-heure. Si j'avais pu m'occuper un temps en aidant l'équipage à fuir les corsaires qui avaient tenté de nous pourchasser, j'étais désormais en train de tourner en rond sur les planches de La Mora. Je m'arrangeais pour dévier vers la cabine pour tenter d'écouter quelques bribes de conversation, mais je n'entendais que ses pleurs qui me brisaient le cœur.

Je repensais à son air perdu et déchiré quand elle était allée voir l'ancien second. Son regard larmoyant et plein d'espoir. « Tu as vu Mora ? » avait-elle demandé. Les hommes s'étaient regardés entre eux, abasourdis. Ils avaient vu toute la scène depuis le pont. Ils savaient où était Mora. Tout le monde le savait. Sauf elle qui était pourtant aux premières loges.

J'aurais voulu la prendre dans mes bras pour lui parler, lui expliquer, mais elle refusait d'entendre la vérité. J'espérais que Rimbel avait pu lui faire entendre raison, la sortir de cette illusion qui la rassurait.

« Malaury, m'interpella-t-on. Où va-t-on ? »

Je me tournai vers mes hommes dans un soupir. Je l'ignorais. J'avais donné l'ordre de prendre le large au plus vite pour fuir le gouvernement. Je n'avais donné aucun cap. Où aller ? Neven avait besoin de repos. On en avait tous besoin. On avait des blessés et on avait perdu des hommes au cours de l'opération ; il faudra leur faire une cérémonie.

Je finis par me décider :

« Nous mettons le cap sur Repaire des Pirates, mais nous risquons de changer au cours du trajet. »

J'avais voulu m'avancer sur Toplina : la famille de Neven devait savoir ce qui était arrivé. Ses parents sauraient peut-être la réconforter. Cependant, j'ignorais si c'était le bon moment pour elle. Il valait mieux déjà laisser passer une journée et garder un œil sur son état.

Je recommençai à faire les cent pas sur le pont. Elle avait paru folle, à chercher sa sœur défunte. J'ignorais ce qui lui passait par la tête. Que devait-elle penser ? Encore cette manie d'éviter ce qui lui déplaisait, et d'être optimiste ? Qu'imaginait-elle ? Que tout cela n'était jamais arrivé ?

Je poussai un soupir : moi aussi, j'avais eu du mal à accepter la mort de Nolan. Je n'en étais pourtant pas arrivé au point de nier cet instant meurtrier. Était-elle plus fragile que ce que j'imaginais ? Les quelques fois où je l'avais vu au plus bas, elle pleurait un moment, acceptait mon épaule malgré elle, et se remettait sur pied quelques heures plus tard, un grand sourire aux lèvres. Aujourd'hui, elle était méconnaissable. Ces crises de larmes, de folie, et de rage. Elle me paraissait perdue, angoissée. Elle cherchait quelque chose auquel se raccrocher, en vain, alors elle plongeait dans ses espoirs, comme toujours.

La porte s'ouvrit sur Rimbel. Il ferma derrière lui précipitamment et se dirigea vers moi à grands pas :

« Où est le médecin ?

— Sans doute dans sa cabine. Il y a un problème ?

— Elle a des douleurs au ventre, me confia-t-il à voix basse.

— Je vais le chercher. »

En quelques mouvements, j'étais parvenu jusqu'à la cabine de Mathurin. Il était occupé à panser des plaies, semblant désormais s'occuper des blessés les moins graves.

« Un problème ? questionna celui-ci, concentré sur la désinfection d'une coupure.

— Neven a besoin de toi. »

Quelques minutes plus tard, il avait disparu dans la cabine de la capitaine. Je me tournai vers l'ancien second :

« Alors ? Qu'est-ce qu'elle vous a dit ?

— Tutoie-moi et mettons-nous au calme. »

Nous nous isolâmes au gaillard d'avant et il reprit avec un léger soupir :

« Je crois qu'elle commence à comprendre que c'est bien la réalité. Ça me brise le cœur de la voir dans cet état.

— Elle essaie de se persuader du contraire ? supposai-je.

— Oui... J'ai eu l'impression que par moments, elle se rendait compte de la réalité, et dans les autres, elle se perdait dans ses illusions, à se répéter que ce n'était pas possible. Je crains que demain soit aussi compliqué, voire plus compliqué qu'aujourd'hui... »

Je suggérai :

« Est-ce qu'on devrait passer par Toplina ? Pour ses parents. »

Il la connaissait depuis vingt-trois ans maintenant et son père depuis plus longtemps encore. Il devait mieux savoir que moi.

« Je ne sais pas si c'est une bonne chose, m'avoua-t-il en s'accoudant aux bastingages. Ce qui est certain, c'est qu'elle aura la vérité sous le nez. Or, il n'y a pas plus violent que de se prendre ça de plein fouet.

— Est-ce qu'elle n'en aurait pas besoin, justement ? J'ai de la peine à la voir perdue, à croire quelque chose d'impossible.

— C'est possible... concéda-t-il.

— Je vais donner l'ordre de changer de cap, assurai-je en retournant sur le pont. »

Instructions données, je retournai auprès de mon aîné :

« On devrait arriver d'ici quelques jours.

— Espérons qu'elle commencera à reprendre pied d'ici là. Je souffre beaucoup de la perte de Mora, alors je n'ose imaginer ce qu'elle ressent. Elle était comme ma fille. Je l'ai moins vue, compte-tenu du fait qu'elle a été enlevée par ces maudits corsaires, mais... je l'ai beaucoup plus pouponnée. »

Il jeta un regard vers les cieux :

« Mora était plus timide, moins mise en avant, là où sa sœur brillait. Elle n'avait pas confiance en elle. Pourtant, elle respirait la bonté, la gentillesse, à toujours s'occuper de Neven. Je faisais tout pour la rehausser, lui faire aimer ses points forts, plutôt que de se concentrer sur ses faiblesses. Elle m'a raconté sa vie, ces neuf dernières années. Elle a tellement subi, tellement souffert... pourtant il n'y avait pas plus innocente et douce qu'elle. »

Sa voix avait un timbre différent. Plus doux. Il inspira.

« Si tu savais à quel point elle s'en est voulu, de ce qui est arrivé... de la trahison qu'elle a commise...

— J'ai du mal à digérer ce qu'elle nous a fait, avouai-je. »

La seule fois où j'en avais fait part à Neven, j'avais lu à son regard que je devais me taire. Par respect pour elle, je m'étais tu, mais je n'en avais pas pensé moins. Je peinais à comprendre cette jeune femme. Elle semblait adorer sa sœur, pourtant elle lui avait planté un couteau dans le dos. Ironie du sort, c'était elle qui avait mal terminé.

« On l'a manipulée. Cet Augustin. Ce rat. »

Sa voix était ferme.

« Au fond, elle ne voulait rien de mal. Elle voulait juste rester avec sa sœur enfin retrouvée. Retourner dans son cocon familial, que tout le monde soit réuni. Rien de plus pur. Alors, ne lui en veux pas. Elle a seulement mal choisi son chemin : un rat l'a fait dévier de la bonne route. »

Il m'observa finalement avec un regard fatigué :

« Je comprends que cette situation t'ait révolté. J'aurais sans doute réagi comme toi, à ta place. Seulement, Mora n'a jamais consciemment voulu du mal. Elle n'aurait pas dû participer à l'opération, au début. Mais elle a insisté auprès de votre médecin pour y aller. Elle répétait qu'elle devait faire quelque chose pour réparer la « terrible et égoïste erreur » qu'elle avait commise. Elle menaçait de descendre en ville, que ce soit prévu ou non. Alors, pour plus de sécurité pour elle, on l'a impliquée dans l'opération. Cependant, personne n'aurait pu prévoir que ça finirait ainsi.

— Je t'avoue que je me demande si j'ai bien fait.

— Hum ?

— De retenir Neven. Je me demande si j'ai fait le bon choix. Je voulais la protéger. Je jaugeais que l'on ne pouvait rien faire. Mais si je m'étais trompé ? »

J'évitais de penser à cette désagréable idée depuis l'incident. Nous étions trois bons combattants face à tous ces soldats. S'ils semblaient tous chercher à attraper Mora, c'était le civil qui l'avait achevée. Si nous avions mené l'offense, les soldats nous auraient-ils menacés avec sa vie ? Je trouvais tout de même étrange qu'ils n'aient pas accepté la proposition délirante de Neven. Elle aurait été capable de se livrer à eux, et ils n'avaient pas sourcillé.

Je me surprenais parfois à imaginer un monde où nous avions mené une attaque. On aurait décimé les gardes, le civil, et ramené Mora avec nous. Il n'y aurait eu ni douleur ni larmes ni rage. Seulement du soulagement, de l'amour, de la tendresse. En voulant la protéger, j'avais l'impression de l'avoir précipitée dans ce mal-être. Surtout, j'avais l'impression d'avoir tué Mora par ma décision de retenir sa sœur. D'autant plus depuis les mots de Rimbel : il avait effacé les dernières traces de rancœur que je ressentais envers elle.

« Si j'avais été à ta place, j'aurais agi de la même façon. Si on avait approché, ça aurait pu précipiter sa mort.

— Et si on avait pu faire une percée et la sauver avant le drame ?

— Vous, les jeunes, vous avez tendance à toujours vouloir refaire le monde avec des « si ». À croire que vous aimez vous faire souffrir... soupira-t-il. »

Il me regarda droit dans les yeux :

« Ce qui est fait est fait. Nous ne pouvons pas revenir en arrière. Nous ne pouvons qu'honorer son sacrifice et prendre soin de sa sœur comme elle l'aurait souhaité. Alors cesse de culpabiliser, tu veux ? Neven a besoin de son second. Sois à la hauteur. »

Je hochai la tête en me redressant. Il posa la main sur son cœur, et je l'imitai :

« Que les vagues la bercent pour un repos éternel. »

Il rajouta d'une voix plus basse :

« Ce petit amour innocent. »

Il ferma les yeux. Ses doigts se crispèrent sur sa chemise. Je devinais qu'il se retenait de pleurer. J'avais peu connu Mora, je n'en avais qu'entendu parler, et notre rencontre s'était écourtée. Il était vrai que je n'avais toujours entendu que du bien d'elle, même si le regard de sa sœur pouvait être biaisé. Cet homme semblait la considérer avec tout autant de tendresse que Neven.

Je retins un soupir : je me souvenais de toute l'inquiétude dans ses yeux quand Neven était retournée sur le navire après m'avoir sauvé. Elle l'avait sermonnée, mais avec sa petite voix, j'avais trouvé cette scène plus touchante qu'autre chose. Ses derniers mots aussi, je m'en souvenais. Elle aurait rendu son éclat à la petite étoile. Ces quelques mots qui parlaient plus qu'elle n'avait dû l'imaginer : j'avais senti toute sa culpabilité.

On monta à l'une des échelles qui permettaient d'accéder au gaillard.

« Malaury, il faut qu'on discute en privé. »

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