Chapitre 13 - Masque brisé 2/2

   Je tremblais de tout mon être. Avais-je vraiment vu ce que j'avais vu ? Si seulement j'avais déliré ! Oh, comme j'aimerais avoir délirer ! Et qu'elle soit quelque part sur le navire !

Pourtant... tout au fond de moi... je savais. Les images repassaient dans ma tête. Mora attrapée par la gorge, puis recroquevillée, puis couchée, en sang, pleurant, terrorisée. Et moi qui ne pouvais pas avancer. Moi qui restais là, à la regarder agoniser, sans pouvoir approcher. Qu'avais-je fait ? Pourquoi ? Un premier coup de poing sur le plancher alors que je me remettais à pleurer. J'hoquetais :

« Je n'ai rien pu faire ! Je n'ai rien pu faire ! Je n'ai rien pu faire ! »

La tête entre les mains, je sanglotais, agenouillée sur le sol. Je lui avais dit que je la sauverais, et je n'avais pas pu. Je lui avais dit que je la protégerais, et je n'avais pas pu. Je lui avais dit que j'étais là pour elle, et ce n'était pas vrai. Je lui avais dit qu'on irait voir les coraux ensemble, et cette promesse ne serait jamais tenue.

« Pourquoi, pourquoi, pourquoi ! »

Relevée, je donnai un violent coup de pied dans ma bibliothèque qui s'effondra dans un fracas.

Si seulement Malaury ne m'avait pas retenue ! J'aurais pu attirer leur attention et ils l'auraient sauvée ! Je serais peut-être morte, mais j'aurais de toute façon dû mourir tout à l'heure ! J'aurais au moins pu la sauver ! Elle ne méritait pas ça ! Elle ne méritait pas ça ! C'était injuste ! Pourquoi elle ? Pourquoi elle ? Qu'avait-elle fait pour mériter ça ? Pourquoi ? Pourquoi !

Et je tapais du pied, et je tapais du poing, et je balançais tout ce qui me tombait sous la main. Je hurlais, je sanglotais, enragée, désespérée. Agenouillée, je pleurais de plus belle en me rendant compte qu'elle ne serait plus du tout là. Sanglotant, j'avais du mal à respirer, ma poitrine me brûlait.

« Je venais de te retrouver... pourquoi... doit-on être séparées... pourquoi... pourquoi ! »

Je balançai un énième livre contre le mur. Ma tête me faisait mal, elle semblait prise entre deux étaux. Mon cœur se compressait, broyé et transpercé de toutes parts, me faisant suffoquer. Je préférerais mourir plutôt que ressentir ce qui ébranlait mon être. Pourquoi n'était-elle plus là ? Pourquoi elle et pas moi ? Pourquoi elle ? Pourquoi ? J'avais essayé ! J'avais tout fait ! J'aurais donné ma vie sans hésiter ! Pourquoi ne me l'a-t-on pas prise à la place de la sienne ? Pourquoi ? Pourquoi !

Pourquoi Malaury m'avait-il empêché ? Pourquoi ? Pourquoi avait-il fait ça ? Ma sœur... ma sœur... ma sœur chérie... ma pauvre sœur... j'aurais pu la sauver... j'aurais pu... je n'avais pas pu... moi qui avais toujours réussi à te protéger jusque-là... Mora... Mora...

Je sanglotais à nouveau. Les nausées montaient, je tremblais. Je me penchai vers mon seau à temps pour dégueuler, comme si j'essayais d'expulser toutes les émotions qui tourbillonnaient dans mon être. Je tombai ensuite à genoux sur le sol, avant de m'effondrer. Recroquevillée sur le plancher, je me vidais de toutes mes larmes, les poings serrés, les ongles plantés, gémissant de plus en plus fort. Les images passaient et repassaient dans ma tête, une torture dont je voulais me passer. Je voulais ne pas penser, je voulais oublier, je ne pouvais pas, je ne faisais que me répéter ces quelques minutes décisives. Je n'avais pas la force d'essayer de m'occuper, je n'avais que la force de pleurer.

Où avais-je failli ? Quand je n'avais pas avancé alors que j'aurais pu foncer dans les soldats pour lancer une offense agressive ? Quand je lui avais demandé de partir chercher de l'aide ? Quand je lui avais pris l'épée ? Quand je n'avais pas réussi à m'enfuir de prison ? Sur le navire ? Quand je n'avais pas pu me libérer des corsaires ? Quand j'avais posé le pied sur cette maudite île des Écueils du Destin ? Quand j'avais décidé d'accepter de n'y aller qu'à trois ? Quand j'avais décidé de la laisser m'accompagner ? Quand j'avais refusé de l'écouter concernant la piraterie ? Quand je l'avais retrouvée ?

Un sanglot plus violent me quitta. L'avais-je condamnée au moment même où nous étions enfin réunies ? En voulant la sauver, l'avais-je menée à une mort cruelle ? Qu'avais-je fait ?

« Je suis désolée, répétais-je, la voix nasillarde. Pardon, pardon, pardon. Tout est ma faute. Tout est ma faute. Pardon, pardon, pardon... »

Plus je répétais ces mots, plus je tremblais, et plus le pieu qui me perçait le cœur s'enfonçait. J'étais censée la protéger, et je l'avais tuée ? Moi ? Non... tuer... non, ce n'était pas possible ! Jamais cela n'avait dû arriver ! Ce n'était pas possible !

Je me redressai subitement et me précipitai au hublot que j'ouvris. Isda s'éloignait. Quelques navires nous pourchassaient. Le port était indiscernable. Je ne pouvais plus voir, plus comprendre et savoir quoi croire. C'était si horrible que c'était impossible. Aurais-je pu m'imaginer quelque chose ?

Je me pinçai le bras. Plus fort. Une grimace sur mes lèvres. Je supposais que je ne rêvais pas. Si je ne rêvais pas, alors... non.

J'observais mieux la pièce. Tout était dérangé. Pas une trace de ma sœur. Une pointe d'inquiétude me traversa et je soulevai la commode pour observer. Juste au cas où. Mais rien. Je la laissai retomber sur le sol. Des frissons. Elle était sur le pont, n'est-ce pas ?

J'attrapai un chiffon abandonné sur ma table pour essuyer mon visage, puis je me dirigeai vers la porte de ma cabine. Lorsque j'ouvris, de nombreux regards se tournèrent vers moi. Parmi mes hommes, je cherchais une femme. Une jeune femme au même visage que le mien. Quelqu'un savait certainement où elle était ?

Malaury hésitait à venir à ma rencontre ; un frisson me parcourut. Il allait encore... encore dire des horreurs. Je me dirigeai vers un homme noir, bien bâti. Il saurait me répondre.

« Rimbel, l'interpellai-je. Tu as vu Mora ? »

En se retournant, il avait semblé surpris. Maintenant, il me regardait avec un semblant de douceur, les sourcils froncés. De la pitié. Encore.

« Viens, quémanda-t-il en montrant ma cabine.

— Et Mora ?

— Viens, répéta-t-il. »

En nous dirigeant vers mon antre, j'avais senti les regards pesants de l'équipage. On chuchotait. Malgré ma volonté, je ne parvins pas à entendre. L'instant d'après, l'ancien second constatait les dégâts que j'avais causés dans ma cabine.

« On dirait qu'une tempête est passée par-là... on va remettre tout ça en place en premier, d'accord ? »

J'acquiesçai et l'aidai à repousser la commode contre le mur, à ranger mes livres, à ramasser les objets jonchant le sol. Ensuite, nous prîmes place sur les chaises de mon bureau. Nous nous regardâmes en silence dans un premier temps. Il tapotait le bois du bout des doigts, en rythme, annulaire, majeur, index, annulaire, majeur, index. Il réfléchissait.

« Qu'est-ce que tu penses ? »

Je ne savais pas vraiment. Il m'interpella :

« Non, réponds-moi avec ton cœur. Pas de réflexion. »

D'abord timide, je commençai à parler :

« Je ne sais pas. Je suis perdue. Je crois... que j'ai vu quelque chose d'horrible. Mais ce n'est pas possible que ça ait pu arriver...

— Pourquoi ce ne serait pas possible ?

— Enfin, Rimbel... comment est-ce que ça aurait pu arriver ? Mora... »

Je fronçais les sourcils.

« Je ne sais pas... »

Mes yeux me brûlaient.

« Je ne sais pas... »

Les larmes coulaient.

« Je ne sais pas...

— Je comprends. J'imagine à quel point tu souffres, Neven. À quel point c'est horrible d'accepter cette vision...

— Je peux pas... elle ne doit pas exister, cette vision... Mora est forcément sur le pont, hein ? »

À nouveau de la peine dans ses yeux. Il se permit de retirer mon tricorne, puis de poser sa grande main sur mon crâne :

« Ma petite Neven... »

Qu'allait-il dire ?

« Tu m'écoutes ? »

Je hochai la tête.

« Ce que tu as vu au port... était réel. »

Je fronçai les sourcils, mes larmes coulant de plus belle. Si c'était Rimbel qui le disait, c'était vrai ? Non, je ne pouvais pas y croire...

« Ne me mens pas... soufflai-je. »

Pas de réponse. Pourquoi me mentirait-il ?

« Pourquoi tu ne m'as pas aidée ?

— On ne pouvait pas s'approcher. Ensuite, c'était trop tard...

— À deux, on aurait pu en venir à bout...

— Neven... tu sais à quel point je vous aime fort, toutes les deux ? »

Je hochai la tête. Rimbel nous avait vues peu de temps après notre naissance et prises dans ses bras, bébés. Il nous avait vues faire nos premiers pas sur un navire, nos premières bêtises. Quand notre père était trop occupé, c'était en Rimbel qu'il plaçait toute sa confiance pour prendre soin de nous, le temps d'une réunion, d'une soirée. Ces moments se passaient dans le rire et les histoires au clair de lune. Il nous avait appris le code de la piraterie, nous avait entraînées, poussées en avant, et encouragées. Les quelques fois où nous avions été en danger, il n'avait pas hésité à risquer sa vie. Puis, tout simplement, j'avais toujours lu une profonde tendresse et protection à notre égard depuis que nous étions petites.

« Vous êtes mes petits trésors. Je vous ai vues grandir, je vous ai pris par la main pour vous y aider, je vous aime comme si vous étiez mes filles. Alors, si j'avais pu agir pour la sauver, Neven, je l'aurais fait. Sans hésiter. »

La situation était-elle perdue depuis le début ? Je plaçai ma tête entre mes mains pour réfléchir. J'avais si mal au crâne. Pourtant, je ne pouvais m'empêcher de me repasser ces horribles images. Ma sœur gisant sur le sol rouge, les yeux souffrants, et qui tendait la main vers moi. Une bribe de larmes roula sur mes joues.

Ce n'était pas possible, n'est-ce pas ? Elle n'avait pas pu... non...

« Tu devrais essayer de dormir un peu, me suggéra Rimbel. Tu as besoin de te reposer.

— Je peux pas... »

Le crissement de sa chaise me fit sursauter. Il me prit la main avec fermeté, mais douceur, pour m'aider à me lever. Il m'emmena gentiment jusqu'à mon matelas, et je m'y installai dans un soupir.

« Tu as même un peu de compagnie avec toi. »

Je tournai le regard vers l'endroit qu'il me désignait : une épaisse couverture à côté du matelas. Je plissai l'œil. Il s'agissait de Tigresse, et elle n'était plus toute seule : quatre chatons la tétaient avec avidité. Une crise de larmes.

« C'est le chat de Mora... »

Je laissai ma tête retomber sur l'oreiller dans un sanglot. Rimbel s'installa près de moi et commença à caresser ma tête, lentement et doucement. Comme toutes les fois où il me consolait : quand mon père nous grondait trop fort, quand l'incident était survenu à nos quatorze ans, quand je me sentais incapable de devenir capitaine et que je craignais pour l'avenir, quand je pensais trop à ma sœur jumelle qui me manquait cruellement, quand Darren m'avait abandonnée, et maintenant, à la perte de Mora....

Mes doigts tremblaient. J'enfouis mon visage dans l'oreiller, gémissante. Je ne voulais penser à rien, je ne voulais penser à rien. Seulement, le visage de ma sœur agonisant me hantait. C'était un cauchemar, ce n'était pas possible autrement. 

Je pleure toujours à chaque fois que je relis les chapitres 12 et 13... Elles me font tellement de peine, Neven et Mora... 

Ce chapitre a été assez compliqué à écrire. Passer naturellement au déni total de ce qui vient d'arriver pour représenter un semblant de folie tant cette situation est impossible pour Neven... Dur à écrire, très dur, mais j'espère avoir réussi à représenter toute sa tourmente. :(

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