Chapitre 1 - Saigner

Mora


Yeux écarquillés, lèvres entrouvertes, mon regard se porta sur les formes qui s'extirpaient des bois sombres. Des soldats, épées, arcs et arbalètes dégainés. Au moins quinze. Je suivis la pointe de leurs armes. Neven était visée.

Envie de hurler : Pourquoi ? Comment ça ? Que se passe-t-il ?

Je jetai un regard implorant à Augustin : À l'aide ! Explique-moi ! Qui sont-ils ? Pourquoi ?

« Je te remercie, Mora. »

Non ! Je n'avais pas fomenté ça ! Jamais ! Je me tournai vers ma sœur qui me fixait, l'œil écarquillé. Elle avait pâli. Je croisai le regard de Malaury où je ne lisais que déception. Mes mains tremblaient. J'eus du mal à parler, ma voix porta avec peine :

« N-Non... tu n'avais pas dit ça... tu m'as menti ! Pourquoi ? criai-je finalement.

— Pourquoi je t'aurais dit la vérité ? Tu étais mon meilleur pion. Neven n'aurait jamais douté de toi. La preuve, elle est tombée tout droit dans mon piège ! »

Neven était perdue, inquiète, dépassée par la situation. Dire que tout était ma faute ! Je lâchai l'arme que l'on m'avait fournie et je m'avançai à pas lents vers ma sœur. Je devais lui parler, lui expliquer. Me tenir à ses côtés, pas comme une ennemie. Des mouvements parmi les soldats aux décorations mauves. Certains me visaient. Je levai les mains et m'immobilisai. Laissez-moi rejoindre ma Neven...

« Elle est inoffensive, laissez-la, lança le traître. »

Je me précipitai vers elle et lui sautai au cou. Elle ne referma pas ses bras sur moi. Son regard était froid, sans émotions.

Rejet.

Logique.

Ma gorge se serra. J'avais beau avoir imaginé la situation trop de fois, être réellement dévisagée ainsi me brisait le cœur. Quelques larmes commencèrent à perler au bord de mes cils, et je soufflai, implorante :

« Pardon. Je t'assure que... je ne devais pas... ce n'était pas...

— Pourquoi... »

Elle était enfin parvenue à parler. Sa voix était basse.

« Pourquoi tu m'as fait ça ? »

Timbre plus fort. Elle respirait bruyamment. Sa poitrine se soulevait de plus en plus vite.

« Qu'est-ce que tu as fait ? »

De la colère, de la peine et de la déception dans son œil chocolat. Je devais m'y attendre, à ce regard qui me poignardait la poitrine. Elle me détestait sûrement, et elle avait raison. J'aimerais qu'elle comprenne, qu'elle se calme, qu'elle ne me lance plus ce regard qui me tuait. Je saisis son bras et bredouillai :

« Neven, je t'assure ! Je ne savais pas ! Je ne savais vraiment pas ! Je devais t'emmener ici, mais... je ne voulais pas te piéger ! Pas comme ça ! »

Ma voix se brisa en sanglots. Je voulais m'expliquer, mais tout se mélangeait dans ma tête. Je voulais lui raconter pourquoi j'avais agi, lui faire comprendre ce qui m'avait poussé à m'allier à Augustin, lui dire que je ne lui voulais que du bien, mais mes mots se perdaient, mes phrases s'étranglaient, et ma parole se mourrait :

« Neven... je t'assure que... pardon...

— Ta sœur est égoïste, tu sais ? Un vilain défaut ! Elle te voulait pour elle toute seule. Enfin, elle voulait que tu cesses la piraterie pour rester avec elle et votre famille.

— Quoi ? Mora ! On aurait pu en discuter ! Pourquoi...

— Je... je t'en ai parlé... Tu n'as pas voulu... mais... pardon... je suis désolée. C'est ma faute... tout est ma faute... je n'aurais pas dû accepter... pardon... tout est ma faute... »

Encore. Pourquoi avais-je accepté ? Car je lui voulais du bien, mais était-ce la bonne façon ? Je me rendais compte que non, que j'avais failli. Outre le fait que ma sœur me détestait sûrement, elle était en danger. Je ne me le pardonnerais jamais si...

Oh, qu'avais-je fait ?

« Alors, je lui ai proposé de te mettre au pied du mur en t'attirant grâce aux rumeurs de la couronne. De te retrouver ici, dans le plus petit comité possible pour que tu me donnes la main sur ta flotte. Mora serait venue de mon côté pour t'imposer de lâcher la piraterie. Ça, c'était ce qu'elle croyait, sourit-il.

— Je suis désolée, je suis désolée... répétais-je, accrochée à elle. Tout est ma faute... »

Je ne voulais plus jamais être séparée d'elle, de ma famille. Je ne voulais pas qu'elle risque sa vie en mer, je voulais rester sur terre, à ses côtés, et passer mes journées dans la sérénité. Je voulais la protéger de la piraterie qui était sans pitié : la mer qui engloutissait les navires, les hommes qui se retournaient contre les autres par égoïsme – comme moi – le gouvernement qui la recherchait – et venait de l'avoir. Tout ce que je craignais survenait. Mon cauchemar devenait réalité.

Pour une fois, j'avais voulu faire entendre ma voix. Pour une fois, je ne voulais pas être la gentille petite Mora qui disait oui à tout. Pour une fois, je voulais imposer mes besoins : la sécurité auprès de ma famille, l'amour, la chaleur, tout ce qui m'avait cruellement manqué pendant neuf années.

Évidemment, comme je m'en doutais, quand on chamboulait les habitudes, tout se cassait la figure. J'aurais dû, comme toujours, taire ma voix et mes désirs. Subir en silence. J'aurais souffert dans mon coin, mais au moins, Neven...

Augustin sourit :

« La vérité ? Je prépare le coup avec le gouvernement depuis des mois et des mois ! La couronne ? Elle n'existe pas ! s'esclaffa Augustin. »

J'écarquillai les yeux, comme les soldats, Neven et Malaury. Des mois que l'Archipel tout entier croyait à un mensonge ?

« C'était pour t'attirer, reprit le traître. J'ai eu vent d'histoires racontant que tu avais une sœur, alors je me suis renseigné à ce sujet. Je me disais qu'elle ferait un excellent pion pour te piéger. Je l'ai trouvée et aidée pour lui inspirer confiance, c'est tout. Si tu n'avais pas de sœur, j'aurais fini par te piéger dans tous les cas. Elle ne m'a qu'aidée. »

J'étais si naïve. Tout était ma faute. J'allais la mener à sa perte. Neven n'aurait peut-être jamais dû me retrouver. Je ne lui apportais rien, rien de bon... Elle ne m'observait même plus, regardant Augustin de travers. Un homme en costume blanc à décorations mauves surgit à ses côtés. Ma sœur jeta un œil autour de nous. Nous étions encerclés. Elle semblait jauger les issues.

« Tu ne parles pas ? provoqua Augustin. »

Elle resserra son poing sur son arme, sa respiration accéléra. Au vu de son visage crispé et frustré, elle se contenait de lui sauter dessus pour lui arracher le cœur.

« Ah, et le meilleur dans tout ça, c'est ta sœur ! s'esclaffa l'homme. Le temps que tu arrives à son village, nous avons discuté. Je lui ai parlé d'un certain DN, vois-tu. Oui, celui-là même qui te met des bâtons dans les roues. Je lui ai expliqué qu'il avait essayé de te tuer, et qu'il s'agissait sans doute d'un Prince des Abysses... »

Il éclata de rire :

« Et dire que sans le savoir, ta sœur a fait une alliance avec DN lui-même ! Quelle imbécile ! »

Sueurs froides. Mon visage se décomposa. C'était lui depuis le début ? J'avais fait un pacte avec celui qui voulait faire tomber ma sœur ?

Je m'en veux.

Je me déteste.

Je me hais.

« Neven l'Écarlate, vous êtes en état d'arrestation pour piraterie, abordages, assassinats, vols, pillages, impostures, au cours de ces trois dernières années. La peine que vous encourrez est la pendaison, énonça l'homme costumé. »

L'homme en blanc se tourna vers le second et récita :

« Malaury Corwett, vous êtes en état d'arrestation pour piraterie, abordages, assassinats, vols, pillages, impostures, insubordination et désertion à Isda en tant que soldat, au cours de ces trois dernières années. La peine que vous encourrez est la pendaison. »

Le son d'une cloche que je connaissais bien retentit au loin. La Mora avait des problèmes.

« C'est vous qui nous attaquez ? cracha Neven, le regard noir.

— Il se pourrait que des corsaires vous assaillent, oui, sourit Augustin. »

À mesure qu'elle serrait son arme, ses phalanges blanchissaient, comme son visage au regard perdu et dépassé par les événements.

« Nous vous demandons de vous rendre sans faire d'histoire, déclara l'homme d'un air neutre.

— Pas question ! »

Elle était en pleine réflexion, son œil passait de moi, à Malaury, aux soldats qui nous entouraient. Elle observa son arme, les armures des hommes. Envisageait-elle un combat ?

« Vous feriez mieux de vous rendre sans faire d'histoire. »

Elle serra les dents, sembla reconsidérer le cercle qui nous entourait. Elle jeta finalement un regard vers moi, puis elle baissa l'œil, avant de le relever, impassible.

« Je veux bien accepter de me rendre...

— Quoi ? Non ! Neven ! s'exclama Malaury.

— ... à deux conditions. »

Neven qui allait me protéger. Évidemment.

Je ne le méritais pas.

Un silence suivit sa déclaration. Elle reprit :

« Vous laissez Malaury et Mora partir sans les appréhender ou les blesser. Vous cessez l'offense contre mes hommes et mon navire. Seulement dans ce cas-là, je me rendrais sans faire d'histoires. »

Non ! Non ! Ne donne pas ta vie pour moi ! Je refermai mes ongles sur son bras :

« Neven ! S'il te plaît, ne fais pas ça ! »

Dire qu'elle cherchait à me sauver alors que je l'envoyais à la mort ! Elle ignora ma demande, attendant la réaction de l'homme en costume. Il la jaugea longuement, puis déclara :

« Vous posez des conditions, mais vous n'êtes pas en mesure de faire pression sur quoi que ce soit.

— Je suis en mauvaise posture, je le sais. Vous pourriez m'abattre assez rapidement. Seulement, vous devez connaître mes talents au combat. Même blessée, je peux faire des ravages, d'autant plus accompagnée par mon second. Il serait embêtant que vous perdiez des hommes alors que tout pourrait se terminer sans morts ni blessés, n'est-ce pas ?

— On ne peut pas laisser partir votre second. Nous le voulons aussi pour le juger. Il fait partie des cibles du gouvernement, comme vous, qui doivent être arrêtées sans vergogne. D'autant plus avec son passé de déserteur – nous n'avons fait le lien entre ces deux portraits que récemment. »

Elle se tourna vers son second. Comme si elle lui demandait de la suivre. Comme il l'avait probablement toujours fait. Il prit une longue inspiration, puis déclara :

« J'accepte de me rendre, mais aux mêmes conditions que ma capitaine. Mora saine et sauve, notre navire et équipage sauf. »

Ma faute. Tout était ma faute. Cet homme qui aimait ma sœur jusqu'à lui donner sa vie... je les envoyais ensemble à la potence. La fièvre de la culpabilité montait. Des nausées me prenaient la gorge. J'étais détestable, et je me détestais d'être ainsi. Pourquoi m'avait-elle retrouvée ? Je ne lui apportais rien de bon. Elle était la petite étoile, j'étais dans le sombre, et je venais de l'attirer dedans. Les ténèbres commençaient à l'engloutir, elle qui avait toujours brillé. J'aurais dû rester avec Logan et mourir. Rester dans mon obscurité et l'en tenir éloignée.

L'homme réfléchit quelques secondes, puis tendit la main. On lui donna un cor :

« C'est accepté. Je vais lancer le signal de repli. »

Des sons longs et stridents retentirent. Assez forts pour qu'on les entende depuis la côte, sans aucun doute. Ses hommes étaient sauvés. J'avais du mal à réaliser ce qui se passait autour de moi. Ma sœur qui était sur le point de partir avec les corsaires. Ma sœur qui risquait la pendaison. Ma sœur qui donnait sa vie pour sauver la mienne, tout cela par ma faute. Ma sœur à qui je parlerais pour la dernière fois. Ma sœur... ma sœur qui risquait la mort... Je hoquetai :

« Non... Neven... sanglotai-je, je ne peux pas te laisser... »

Je la serrai, le visage contre son cou, toussant, m'étouffant, mon corps tremblait. J'étais déboussolée. Une haine indicible que je me portais. Une peine incommensurable qui naissait dans ma poitrine. Elle me rendit enfin mon étreinte. C'était chaud. C'était doux. Comme dans un rêve. Mon corps se détendit le temps de quelques instants. Son souffle brûlant parvint à mon oreille :

« Je suis obligée. C'est perdu pour nous, alors autant limiter les dégâts. Tu devrais partir avant qu'ils ne changent d'avis... »

Je ne veux pas t'abandonner !

Les sanglots s'échappaient. Tout en passant ses doigts dans mes cheveux, elle avala sa salive de travers et me regarda avec peine et tendresse. Son œil était larmoyant. Quelle égoïste j'étais ! Que pourrais-je faire pour la sauver ? Rien ! Je n'étais qu'une bonne à rien !

« Je suis désolée, je me déteste... pardon Neven... tout est ma faute... je ne suis qu'une égoïste qui...

— C'est bon. Je ne t'ai pas écoutée. Si je l'avais fait, tout aurait pu être différent... mais c'est trop tard. De toute façon, Mora... je t'ai sauvée, c'était le but de ma vie, sourit-elle. »

Elle était si gentille, si tendre, alors qu'elle était sur le point de rejoindre ses bourreaux. Comment avais-je pu croire que ma sœur puisse ne pas m'aimer ? Comment avais-je pu croire que je n'étais pas sa priorité ?

Comme toutes les autres fois, elle était à bout, au bout, se sacrifiant pour que je puisse m'échapper. D'abord des punitions, des privations, puis son œil, puis sa vie. Elle m'avait tout donné.

Neven me serra plus fort dans ses bras pour me murmurer :

« Je veux que tu retournes auprès de papa et maman, et que tu vives heureuse avec eux. Fais ça pour moi, d'accord ? »

Sa voix tremblait. Prenait-elle déjà conscience de ce qui l'attendait ? Et mes pauvres parents... Ils retrouvaient une de leurs filles pour en perdre une autre... En imaginant une tombe à son effigie, une crise de larmes me prit la voix :

« Neven... je ne veux pas te perdre... Neven... »

Tant d'années nous avaient séparées et nous voilà à nouveau détachées. À tout jamais. Je voulais que l'on reste ensemble, et j'étais la cause de notre destruction. Je nous souhaitais un avenir heureux et paisible, et j'avais transformé mon utopie en cauchemar. Je voulais la vie, je lui offrais la mort. Je tremblais. Ma vision se troublait. Ses mots me décimaient :

« Tout va bien se passer, Mora. Tu es forte, papa et maman seront avec toi. Tout se passera bien, assura-t-elle avec un sourire qu'elle essayait de montrer confiant. »

C'était elle qui mourrait, et c'était elle qui me rassurait...

« Tu me protèges... encore...

— Tout va bien se passer, Mora. Je t'aime. »

Sa voix si douce, si tendre, à mon égard, alors que je venais de la trahir, qu'ils mourraient, son second et elle, par ma faute. Je frissonnai. Pas la mort... pas ma sœur... pourquoi elle, et pas moi ? Pourquoi...

Neven m'attrapa plus fermement par les épaules, commençant à s'écarter, mais je l'enlaçai à nouveau. Elle n'osa pas me dire de partir. Elle n'avait pas envie non plus. C'était la dernière fois... un énième sanglot me quitta.

Je chuchotai bas, si bas que j'ignorais si elle m'avait entendue :

« Je t'aime... »

Pas une larme, pas une grimace, elle était si forte... Elle maintint un moment ses mains sur mes bras, baisa mon front – ses lèvres étaient si douces, si chaudes – avant de me pousser à peine. Elle n'osait y aller plus fort, comme si elle me demandait de bien vouloir m'écarter, comme si elle en était incapable. Je croisai son regard. Mes larmes dans son calme. Il est temps, lus-je dans sa prunelle chocolat. Bien malgré moi, je m'éloignai à petits pas d'elle, péniblement, sans cesser de l'observer, déchirée. Je l'abandonnais. La brèche ouverte par les soldats se referma.

Comme j'aurais voulu te serrer plus longuement dans mes bras. Réussir à te parler, à t'expliquer ce qui me tourmentait, et à quel point je tenais à toi. Les mots m'avaient manqué, je n'avais pas pu m'excuser ni te dire à quel point je t'aimais. J'aurais voulu ne jamais te lâcher, rester toujours à tes côtés. Le temps semblait m'être volé, tout était allé si vite, et me voilà déjà en train de m'éloigner de toi à pas chancelants.

Je me reconcentrai. Ton bateau. Tes hommes. Je ne devais pas me morfondre comme toutes les autres fois. J'étais peut-être ton seul espoir, moi, la petite chose dans le sombre. Cette fois, c'était à moi de t'aider, de te tendre la main, pour redonner ton éclat à la belle étoile que tu étais. J'avais voulu te garder pour moi, sans me rendre compte de tout ce que je détruirais au passage, ni d'à quel point je ternirais ton scintillement. Pardon, Neven. Je ferais tout pour me rattraper.

« Vous avez fait le bon choix, capitaine, entendis-je. »

Je lui lançai un dernier regard. Elle lâcha son arme. Elle restait droite, froide, tendue. Elle attendait. Elle resserra ses doigts dans le vide. J'aurais aimé pouvoir te tenir la main.

Surpris ? 😶

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