Chapitre 6 - Le temps d'un chocolat

En constatant que je ne répondais pas, Darren insista en osant prendre mon bras :

« Je travaillerai sur ton navire. Je me battrai pour nous. Je braverai les océans à tes côtés. »

Je poussai un soupir :

« Ce n'est pas ton monde. Tu n'es pas fait pour la piraterie. T'es trop capon... »

Je n'étais même pas sûre que ses paroles étaient vraies.

« J-J'ai appris à me battre pendant ton absence ! »

Lui, se battre ? Risible. Je redressai la tête vers la cicatrice qui traversait son arcade :

« Tu aurais pu y perdre ton œil.

— Euh... ça, c'est autre chose. »

Je penchai la tête sur le côté, interloquée. Autre chose ?

« Qu'est-ce que tu as fichu, encore ? »

Je retombais des années en arrière. J'avais l'impression qu'à chacun de mes retours, je trouvais une nouvelle blessure sur son corps. Il aimait visiter Britanger et ses alentours, parfois quitte à se blesser. En revanche, dès qu'il s'agissait d'aller plus loin que sa petite ville, il n'y avait plus personne.

« Tu vas me traiter de bachi-bouzouk, murmura-t-il en baissant les yeux.

— Je n'en doutais même pas... Allez, raconte.

— J'ai un peu... beaucoup bu, un soir.

— Mais encore ?

— Il paraît que je ne faisais que maugréer que ma fiancée me manquait... et un type t'a insulté. Alors... je me suis battu. »

Je levai l'œil au ciel : du Darren typique. Dès qu'il s'agissait de moi, il essayait de revêtir un grotesque costume. Celui d'un homme capable de méchanceté pour défendre sa dulcinée. Il se montrait courageux, mais il était rare qu'il franchisse le pas. Il était peureux et n'aimait pas se battre, préférant sa vie bien au chaud. De ce fait, j'étais plus ou moins certaine que son envie de me suivre n'était qu'un énième bobard dont il ne se rendait pas encore compte.

« Quel bachi-bouzouk... Je t'ai déjà dit de ne pas te battre. Tu ne sais pas te battre.

— J'étais trop énervé...

— Et ça vaut le coup de risquer ta vie ?

— Non, mais... je n'aime pas quand on parle mal de toi. Ou qu'on te regarde mal. Je ne supporte pas ça. »

Je ne pus m'empêcher de sourire plus doucement :

« Tu n'as pas grandi...

— Certes... mais toi tu peux parler, tu n'as pas grandi tout court. Petite pirate sirène. »

Il avait le petit sourire moqueur voire arrogant qui m'avait tant plu, jeune. Je repris une expression plus dure en me rappelant qu'il voulait venir sur La Mora :

« Je ne pense pas que ça soit une bonne idée, insistai-je en buvant une nouvelle gorgée de chocolat.

— Et pourquoi ? Je me sens mort sans toi. »

Je levai l'œil au ciel :

« Darren...

— Nan, je suis sérieux.

— Et tes parents ? La dernière fois, tu me disais que tu devais t'occuper de ta mère...

— Elle est morte. »

Je tournai la tête vers lui, l'œil écarquillé. Je mentirais en disant que j'appréciais cette femme. Après tout, ma seule rencontre avec elle s'était soldée par un rejet et des insultes, comme je n'étais pas « normale ». Sans parler du fait qu'elle avait forcé Darren à se fiancer, provoquant notre séparation. Néanmoins, je savais que sa mère l'avait longtemps dorloté, alors il en était sans doute proche :

« Je suis désolée pour toi. »

Que disait-on des morts terriens, déjà ?

« Que... que les étoiles la bercent pour un repos éternel. »

Ses yeux verts se teignirent d'étincelles et de sombreur :

« Merci... »

Je redressai la main pour la passer sur ses épaules :

« Ça fait combien de temps ?

— Trois ans déjà... »

Ce soupir à peine audible me serra le cœur. Alors, je posai la tasse en porcelaine sur la table basse et l'enlaçai en silence. Son visage était posé sur mon épaule, et mon nez niché dans son cou. Vanille.

Je fermai l'œil, passant lentement ma main le long de son dos, et il en faisait de même par-dessus ma couverture.

« Toi et ma mère, vous êtes les deux femmes de ma vie. Je vous ai perdues tour à tour, et vous me manquez tellement à votre manière... »

La pression de ses bras s'intensifia.

« C'est pour ça que je ne veux pas te lâcher. Pas cette fois... »

Il remonta sa main brûlante jusqu'à embrasser la forme de ma nuque. Il la pressa avec douceur contre lui. Je respirais lentement. Pour l'instant, je ne ressentais plus de colère ni d'amertume. Je me sentais juste bien.

« Je te suivrai, chuchota-t-il avant de baiser ma tempe. »

Je frissonnai et murmurai :

« Ce n'est pas une bonne idée.

— Il y a cinq ans, c'en était une ? »

Je levai l'œil au ciel et concédai :

« J'étais très amoureuse...

— Et là un petit peu moins amoureuse ?

— Plus du tout amoureuse. »

Silence. Je m'écartai de ses bras. Nous avions été suffisamment proches. Je l'observai avec attention, essayant de l'imaginer sur La Mora, lui qui n'avait pas le pied marin. La seule fois où je lui avais fait visiter le navire, son teint avait pâli et il s'était retenu à mon bras pour ne pas perdre l'équilibre. Je lui avais ri au nez en l'entraînant vers la proue alors qu'il peinait à me suivre. Ses jambes tremblaient et il avançait à pas hésitants, comme si le bateau pouvait se renverser d'une seconde à l'autre.

Néanmoins, plus jeune, j'avouais l'avoir souvent imaginé à mes côtés pendant que je prendrais la barre, avec ses cheveux noirs qui batailleraient contre le vent. Je nous imaginais dans notre propre cabine, l'un dans les bras de l'autre, pouvant nous aimer librement et sans retenue. Je l'avais imaginé à mes côtés le jour où je serais allée recruter mon premier équipage. Il n'aurait pas été très impressionnant, c'était certain, mais j'aurais été rassurée. Je me serais sentie moins seule et vulnérable dans ce village de pirates sans nom ni loi.

Je lui rappelai :

« Tu dois tenir ta boutique. Ton père commence sûrement à fatiguer depuis le temps.

— Eh bien, je la donnerai à quelqu'un d'autre. Ou bien, je ferai travailler quelqu'un pour moi, ça nous fera des revenus supplémentaires. »

Nous ? Il allait vite en besogne. Je repris, prête à le faire céder :

« Tu n'y connais rien, et je n'ai pas de temps à perdre avec un mousse.

— Car c'est le capitaine qui forme les mousses, maintenant ?

— On est très occupés par la couronne, on n'a pas le temps, mentis-je. »

Il m'observait avec sérieux, les sourcils froncés. Je bus la dernière gorgée de ma tasse, puis récupérai ma pomme pour croquer à nouveau dedans.

« Eh bien, je me débrouillerai ! »

Je levai l'œil au ciel.

« Quoi ?

— T'es un incapable, c'est tout. »

Il soupira :

« Tu abuses...

— Tu dis que tu as appris à te battre, mais je suis certaine de pouvoir te mettre une raclée, même fragilisée et blessée. »

Il fronça à nouveau les sourcils :

« Mais... je ne comptais pas me battre avec toi.

— Sans couilles, murmurai-je en cachant l'once de sourire qui m'animait. »

L'embêter à souhait m'avait manqué, je l'avouais. Je lui avais toujours lancé de gentilles piques auxquelles il ne répondait pas. Pas d'arguments, pas de joutes verbales, mais des froncements des sourcils et des rires amusés et dépités. Il était rare qu'il me tienne tête, il était plutôt du genre à me suivre sans rouspéter. Voilà la seule qualité qui ferait de lui un marin correct sous mes ordres.

Je terminai ma pomme et repris :

« Bon, je pense dormir un peu. Je prends le canapé.

— Tu plaisantes ? Regarde-toi. File te reposer dans la chambre. »

Je levai l'œil au ciel :

« Tant qu'on ne dort pas ensemble...

— Je ne suis pas un monstre. »

Je plaquai mon bras sur l'accoudoir et m'en aidai pour me redresser. En posant mon pied droit, ma cheville me lança. Saleté. À croire que la douleur s'était envolée le temps de ma course-poursuite. Comment disait Malaury, déjà ? L'adrénaline, je crois ? Il avait appris cela à l'école. Il m'avait expliqué que les forces pouvaient se décupler et la douleur disparaître pendant un moment intense de fatigue ou de stress. Il semblerait que j'y avais eu droit pendant ma course-poursuite.

Après un premier pas, ma jambe gauche faiblit et trembla. Je me retins au canapé.

« Eh ? Tu vas bien ? »

Darren s'était précipité vers pour moi me tendre les bras.

« Je... je suis un peu fatiguée... concédai-je en détournant le regard.

— Viens, je vais t'aider, assura-t-il en me présentant à nouveau son bras. »

Je m'y accrochai malgré moi. Mes pas étaient hésitants, je boitais, mais nous parvînmes à atteindre sa chambre. Je me laissai tomber sur le lit.

« Tu as besoin de quelque chose ?

— Je pense que c'est bon. Une fois couchée, je risque de tomber dans le sommeil. Je suis épuisée. »

Maintenant que j'avais quitté la couverture du canapé, je sentais mes membres se raidir et frémir. Je me dépêchai de tirer le drap et de glisser mes jambes en-dessous tandis que Darren se levait pour fouiller dans son placard. Il balança une couverture plus épaisse encore sur le lit :

« Si jamais tu as froid. J'ai l'impression que tu vas mal. »

Je la rajoutai par-dessus, et la chaleur m'enveloppa plus encore. Je me sentais mieux. Son poids s'étala à mes côtés. Je soupirai :

« Pourquoi tu veux dormir ici ?

— C'est mon lit.

— Je préfère aller sur le canapé, maugréai-je en commençant à me redresser.

— Nan, bouge pas ! Je ne te ferai rien, je ne suis pas comme ça, enfin ! »

Je grognai en me rallongeant. J'attrapai l'oreiller que je préférais, le plus bombé, et me tournai sur le côté. Seulement, ma joue était trop douloureuse lorsque j'appuyai dessus. Comme si des dizaines et des dizaines de bleus se réveillaient ensemble pour titiller mon visage. Alors, je me couchai sur le dos.

« Tu veux vraiment que je parte ?

— Dégage. »

Je ne voulais pas qu'il se fasse des idées sur notre relation. J'avais l'impression qu'il essayait de se raccrocher à ce que nous avions pu vivre. Pourtant, notre histoire d'amour était terminée, fanée depuis des années. J'avais tourné la page, mais il semblait encore plongé dans le chapitre de notre amourette. Je remontai l'épaisse couverture jusqu'à mon menton.

« Dommage, j'avais quelque chose d'important à te dire. »

Je soupirai avec un sourire fatigué :

« Si c'est pour m'avouer tes sentiments, je m'en fous.

— Nan, une information capitale pour toi. »

Je haussai un sourcil en tournant la tête dans la pénombre, à ma gauche.

« Capitale ?

— Je n'en dirai pas plus, comme tu ne veux pas que je reste ici.

— Je déteste quand on me fait chanter.

— Tu auras ton information demain, ce n'est pas du chantage. Je te laisse te reposer, c'est primordial. »

Je grognai tandis qu'il se levait :

« Tu joues sur ma curiosité, oui !

— Bonne nuit, Neven...

— Darren ! criai-je en l'entendant s'éloigner. »

Il s'arrêta.

« Je peux dormir ici, en échange ? »

Il m'avait eue :

« Oui. Alors, file ton info. J'espère que ce n'est pas un mensonge, sinon tu auras affaire à moi... »

Il s'étala de tout son long près de moi, se glissant à son tour sous la couverture. Plus je regardais ce plafond brumeux et intensément sombre, moins je me sentais à l'aise ici, surtout en sachant que Darren était près de moi. Il ne m'avait jamais agressée ni forcée, c'était vrai... mais l'homme aux yeux gris de La Courbe m'avait laissé plus de traces que je ne le croyais.

« Bon, alors ? repris-je.

— C'est à propos de Mora. »

Mon sang ne fit qu'un tour.


Chapitre un peu plus court et plus calme. On devrait se remettre à bien bouger dans le prochain, ou au pire, au suivant !


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