Chapitre 38 - Tourterelle grise 1/2
Malaury posa sa main sur mon bras :
« On devrait se coucher, on n'atteindra pas les Écueils avant un bout de temps. Si jamais le navire que l'on recherche est aperçu, on viendra nous réveiller.
— Je suppose que c'est mieux comme ça, oui, soupirai-je. »
J'entrai dans ma cabine plongée dans la pénombre et m'installai aux côtés de ma sœur.
« Tout va bien ? questionna Mora.
— Beaucoup d'informations... Le bâtiment d'Augustin a été pris par des corsaires, mais ce capon a fui sur le navire des pirates affiliés à DN. Célestin est resté en arrière pour négocier la libération de la Belicande, mais il avait un drôle de comportement... ça me chiffonne.
— Qu'est-ce qu'il avait, Célestin ?
— Quelque chose l'inquiétait, mais il n'a pas su me dire quoi. Un mauvais pressentiment, il disait.
— Il risque quelque chose ? »
Rien, a priori : ce n'étaient que des négociations, non ?
« Je ne pense pas. Les corsaires ne prendraient pas le risque d'attaquer alors qu'une partie est occupée à surveiller les hommes d'Augustin. »
Je poussai un soupir :
« Je m'inquiète sûrement pour rien... J'espère, en tout cas.
— Il n'y a pas de raisons que ça se déroule mal, ne t'en fais pas, murmura-t-elle en caressant mon dos.
— D'ailleurs, repris-je, nous nous rendons aux Écueils du Destin, on y sera dans deux jours. Le navire se dirigerait là-bas pour la couronne.
— Elle y serait cachée ?
— A priori. En tout cas, c'est notre meilleure piste pour tomber sur ce navire aux voiles noires et s'occuper d'Augustin.
— Tu penses qu'ils sont alliés ?
— Fort probable que ce DN et lui se connaissent, en tout cas. »
Je m'allongeai, les mâchoires crispées que je m'efforçai de détendre. Tout se précipitait de chaque côté, les ennemis changeaient, ou bien s'alliaient, j'analysais autant que je le pouvais, mais je me rendais compte que je ne pouvais qu'aviser.
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« Qu'est-ce que vous allez encore faire ? soupira un homme immense, les bras croisés sur son torse. »
Je nouai mon bras à celui de Célestin avec un grand sourire :
« Nous faire un peu d'or en ville, quelle question ! Tu ne veux pas venir ? »
Le visage du géant restait de marbre. Visiblement, nos arnaques ne lui plaisaient guère. Je haussai les épaules en me tournant vers mon ami :
« Tant pis, on va bien s'amuser à deux ! Tu gardes le navire ? tonnai-je à l'intention de Malaury.
— Oui, comme toujours, souffla l'intéressé.
— Parfait, on laisse les sales besognes au second ! m'esclaffai-je.
— Bah ! Je suis certain que Malo aime ça, surveiller, vu comment il vient me chercher dès que je suis en retard ! »
Le concerné soupira en direction de Célestin avec l'esquisse d'un sourire. Je me penchai à l'oreille de mon ami :
« Tu l'as fait sourire !
— Je t'ai dit que j'étais le meilleur pour ça ! se vanta-t-il, les sourcils haussés.
— Crâneur.
— Tu n'es pas la mieux placée. »
Je levai l'œil au ciel, amusée.
« Bon, en avant ! Au dépouillage des naïfs !
— Et à nous l'or ! »
Bras dessus, bras dessous, nous descendîmes de La Mora.
« Bon, qu'est-ce qu'on fait, aujourd'hui ?
— Hum... »
Célestin, le regard plissé, jaugeait le marché. Il massait sa barbe fraîchement taillée, en pleine réflexion.
« Je cherche des cibles faciles... Dis-moi si tu remarques une grand-mère... »
Alors que je me mettais à scruter la foule, il rajouta une information capitale :
« Pas une pauvre, hein. Une qui a l'air riche ! Il faut qu'on puisse en tirer un max !
— Tu me prends pour une novice ? grognai-je en tirant ses cheveux. »
Sur le point de répliquer, il arrêta sa main près de mon visage :
« Je t'embêterai une fois qu'on sera riches, ma chère. »
Il réajusta le col de sa chemise, lissa sa chevelure noire en arrière, puis me proposa de nous balader dans le marché pour repérer nos cibles. Tête dénudée, je resserrai les liens de ma cape brune pour couvrir ma poitrine, ce que Célestin ne manqua pas de remarquer :
« Je suis sûr que tu pèterais la tronche à quiconque oserait te regarder. Et puis, tu es capitaine, alors...
— Mais personne ne le sait, ici. On n'est pas trop connus. Je n'ai même pas de flotte.
— Certes.
— Et puis, franchement... tu penses qu'une grand-mère accepterait de nous faire confiance après avoir vu une jeune femme mettre une dérouillée à un type ? »
Il éclata de rire :
« Certes ! C'est vrai que ce n'est pas commun ! »
Il se tourna vers moi et présenta sa main d'un mouvement gracieux :
« Mais ils ne devraient pas trop te mater s'ils croient que tu es ma compagne. »
J'acceptai sa paume, puis je glissai mes autres doigts sur ma bouche en prenant un air gêné, couplé d'une voix aiguë :
« Oh, par Nelone ! Une demande en mariage ! Célestin, mon amour ! Je ne m'attendais pas à une telle déclaration ! »
Nous éclatâmes de rire avant de continuer notre chemin, main dans la main.
Le sourire aux lèvres, je le suivais à travers la foule.
Célestin Arguy, recruté à mes débuts. Un homme de confiance, autant que Malaury.
Et beaucoup plus amusant que Malaury : il ne nous suivait pas dans nos entourloupes !
Enfin, la seule fois où mon second avait pris part à nos jeux, il nous avait interrompus en pleine opération, craignant que notre ruse soit découverte. Depuis, il préférait se tenir à l'écart de nos manigances, même s'il était toujours tendu dès que Célestin et moi décidions de filer en ville ensemble. Il avait beau nous faire confiance, il savait que nous étions capables du pire, et sans doute imaginait-il un jour devoir brusquement lever les voiles pour fuir des autorités qui nous auraient repérés.
Mon regard fut attiré par un épais chignon blond d'où dépassaient quelques mèches argentées. Potentiellement une personne âgée. Je détaillai le reste du corps, dos à moi. Une femme, de corpulence plutôt ronde – elle mangeait peut-être bien – habillée d'un manteau blanc éclatant avec des petites touches mauves au niveau des manches. Elle portait une longue jupe et des talons tout aussi immaculés. Elle n'avait pas encore commencé son tour du marché. Donc, plus d'or.
« Eh, elle, chuchotai-je en tirant Célestin dans sa direction. »
Un grand sourire prit place sur ses lèvres :
« Parfait. J'ai déjà mon idée. Tu me suis ? »
Sans savoir ce que tu allais raconter ?
« Bien sûr ! »
Il lâcha ma main et courut jusqu'à la grand-mère. Je lui emboîtai le pas et je me retins de rire de toutes mes forces : elle avait trop forcé sur la poudre, elle était plus pâle que l'écume. Néanmoins...
Poudre = maquillage.
Maquillage = argent.
Argent = rhum !
Donc très bonne pioche !
« Madame ! Madame ! Vite ! Venez ! »
Elle se laissa entraîner par Célestin dans un coin plus tranquille, loin de l'agitation du marché.
« Q-Que se passe-t-il ? bredouilla-t-elle en plissant les yeux.
— Madame, écoutez, c'est important, assura-t-il en fronçant les sourcils. Je... je sens quelque chose, autour de vous. »
La vieille dame, déboussolée, se tourna et retourna, mais nous étions seuls dans la ruelle.
« Comment vous expliquer... »
Il jeta des regards autour de nous, comme s'il craignait que nous soyons entendus, et il baissa la voix :
« Euh... ne prenez pas peur... mais, vous voyez, mes yeux... »
Il voulait jouer là-dessus ? Soit.
Elle se concentra sur la couleur des iris de mon ami, grises. Elle eut un sursaut, manquant de tomber, mais je la rattrapai :
« Tout va bien. Je vous assure. J'avais peur aussi, au début, mais c'est un homme bien. Il m'a sauvé la vie ! assurai-je.
— Oui, eh bien, mes yeux... reprit Célestin. Je ne sais pas si je descends vraiment de sirènes, mais... ils me confèrent des capacités. Et je ne suis pas le seul avec ça. »
La grand-mère fronça les sourcils, peu convaincue.
« Non, je suis sérieux, madame. Je dis ça pour vous prévenir. Il y a... il y a une drôle d'aura, autour de vous. Elle est un peu... un peu grise.
— Une aura ? répéta-t-elle.
— Madame, vous devez le croire ! Je... une amie est morte car il ne l'a pas écouté... Il a essayé de la prévenir, mais...
— La malédiction a frappé... »
J'attrapai sa main, les larmes aux yeux, et bredouillai :
« Et... vous voyez, mon... mon œil ! J'ai failli mourir ! Je ne voulais pas l'écouter ! Mais... mais il m'a sauvée in extremis !
— Que vous est-il arrivé ? bredouilla la dame, plus sensible à mes pleurs qu'aux dires de Célestin.
— Comme pour mon amie, j'étais frappée par une malédiction ! Et, lui... il m'a dit que moi aussi, j'avais la malédiction de la...
— De la Tourterelle grise ! reprit Célestin.
— La Tourterelle grise ? répéta la vieille dame.
— Oui, c'est rare que des gens en entendent parler, assurai-je en séchant mes joues. C'est... »
Je reniflai et me remis à pleurer.
Tendrement, la vieille dame caressa mon épaule :
« Mademoiselle ? »
Lorsque j'eus suffisamment réfléchi, je relevai la tête en séchant mon visage :
« C'est une annonce de mort prochaine. Une mort décidée par les esprits des sirènes... »
Je reniflai à nouveau.
« U-Une mort prochaine ? »
Les yeux plissés, la grand-mère commençait à ne plus maîtriser ses émotions. Parfait.
« Oui, vous êtes maudite, madame... reprit Célestin. Maudite par la malédiction de la Tourterelle grise.
— Je ne le croyais pas jusqu'à ce que des événements étranges m'arrivent, assurai-je. Comme si on essayait de me piéger pour provoquer ma mort ! C'est comme ça que j'ai perdu mon œil ! »
Je sanglotai, désormais. La main de la vieille dame tremblait.
« Mademoiselle, vous êtes...
— Oui, j'en suis sûre ! C'est lui qui m'a sauvé la vie ! assurai-je en reniflant. Et maintenant, nous voyageons pour sauver d'autres personnes ! Comme vous ! »
À travers ma vue brouillée transparaissaient son hébétement et le souci qui plissait son front.
« Sauvé ?
— Grâce à mes capacités, je suis capable de dissiper la malédiction de la Tourterelle grise. Il m'a fallu beaucoup de temps pour comprendre comment les maîtriser, mais je sais le faire, à présent.
— V-Vous êtes sûrs que je suis maudite ?
— L'aura grise qui vous entoure ne trompe pas, affirma Célestin. »
Elle regarda ses mains marquées de sillons tracés par le temps.
« Oh, vous savez... Je suis vieille, maintenant. Alors...
— C'est noble de votre part d'accepter votre destinée, mais... commençai-je.
— Déjà, enchaîna Célestin, cette malédiction ne vous tue pas sans douleurs.
— Voyez mon œil. On m'a malencontreusement planté un couteau... Et mon amie... »
Je recommençais à renifler.
« D'abord, c'était quelques doigts. Puis les bras... puis les oreilles, les yeux... quel manque de chance, beaucoup croyaient ! Et on a fini par la retrouver dans son lit, les entrailles à l'air, sanglotai-je.
— Et ce n'est pas le pire ! reprit Célestin. Vous mourez, soit... mais cette malédiction se transmet de génération en génération si elle n'est pas arrêtée avant ! Donc, vos enfants, vos petits-enfants... pourraient finir comme vous. »
Ce fut l'argument qui fit perler des larmes dans le coin de ses yeux :
« Oh non, pas les enfants... Qu'est-ce qu'on peut faire ?
— C'est très simple, commença Célestin.
— Il peut réaliser un rituel pour chasser cette malédiction une bonne fois pour toutes ! assurai-je. »
La grand-mère nous attrapa par les épaules :
« Quand peut-on...
— C'est là que ça se complique, madame, reprit Célestin. Nous faisons cela gratuitement...
— Mais les matériaux dont nous avons besoin coûtent cher, très cher. »
Notre complicité sans même nous consulter me fascinait toujours autant.
« De combien avez-vous besoin ? »
Célestin et moi nous regardâmes. Jusqu'où allions-nous pousser le bouchon ?
« En toute honnêteté ? questionna mon ami. »
La dame acquiesça.
« Pour ce dont nous avons besoin... cinq cents pièces d'or. »
Je masquai tant bien que mal la surprise qui essayait de pétiller sur mon visage.
« Mais ça ne couvre pas nos frais de déplacement, pour dormir, pour nous nourrir... nous dépendons des dons des passants. Voyez, ma camarade ne peut même pas se permettre de s'acheter une robe, elle est obligée de se trimballer avec une chemise et un pantalon d'homme... Et, en bref, ça nous monte à huit cents pièces d'or. »
Il était fou ! Il était fou ! Il était fou !
Si le culot avait un nom, ce serait celui de Célestin !
« Je sais, c'est beaucoup... mais ces temps-ci, c'est difficile pour nous. On ne mange pas à notre faim. On dort souvent dehors. Et avec l'hiver qui approche dans quelques mois... on aimerait commencer à économiser pour nous assurer des places au chaud. »
Il passa un bras autour de mes épaules :
« Mon amie a failli succomber à la faim il y a quelques mois... je ne veux plus jamais que ça survienne. »
Ses yeux argentés scintillaient tant qu'on y croirait. Il posa sa main sur ma joue et la caressa avec tendresse :
« Je ne supporterais pas de te perdre... »
Une goutte coula jusqu'à son menton. Je feignis d'être émue, sur le point de pleurer.
« Va pour huit cents... chevrota la vieille dame, les larmes aux yeux. Je vous donne la moitié maintenant... je dois chercher le reste chez moi... Est-ce que ça suffira pour acheter ce dont vous avez besoin ? »
Un regard en coin.
« Oui, ça ira, acquiesça Célestin en séchant sa joue. On se retrouve ici dans une heure pour le rituel ?
— C'est bon pour moi. »
Entendus, nous nous séparâmes. Tandis que nous nous éloignions, bras dessus, bras dessous, nous nous observions avec un sourire malicieux.
« Tu es incroyablement douée, Neven.
— Et toi donc, Célestin.
— N'est-ce pas pour cela que tu es ma compagne ? s'esclaffa l'homme.
— Il est vrai que j'ai bien choisi mon compagnon ! ris-je. »
Plus sérieusement, je l'interrogeai :
« On y retourne après, alors ?
— Bien sûr que oui ! On a quatre cents pièces d'or à gagner !
— Ravie que nous soyons sur la même longueur d'onde ! »
J'enserrai son bras plus fermement :
« Mais pourquoi elle avait autant d'or sur elle ?
— Elle se dirigeait vers un magasin de bijoux quand on l'a interpellée... »
Tout s'expliquait. Très, très, très bonne pioche !
« Il va falloir qu'on soit crédibles tout à l'heure, tout de même, reprit mon ami. »
Je lui lançai un grand sourire énigmatique. Il haussa un sourcil.
« On retourne vite sur La Mora ! »
Je l'empoignai d'une main, gardant la lourde bourse dans l'autre, et nous nous ruâmes vers le port. Au détour d'un caisson, nous fonçâmes dans un grand homme costaud et balafré sur la joue.
J'espère que ce début de souvenir vous plaît :3
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