Chapitre 37 - Abandon

   Célestin retourna sur l'Irrévérence et Malaury à son poste malgré la timidité qui transparaissait parfois quand les marins le taquinaient. Jack lui tournait particulièrement autour, lui parlant à l'oreille jusqu'à le faire rougir.

Rentrée dans ma cabine, je retrouvai Mora, assise en tailleur sur le matelas, concentrée sur son chat, dos à moi.

« Oh, Neven ! Tu étais avec Malaury, alors ?

— Ah... oui. Tu en as sans doute entendu parler... soupirai-je. »

Elle gloussa :

« J'ai vu Issan hier soir, oui. J'ai appris ce qui se passait...

— Tu ne dormais pas ?

— Je me suis réveillée et j'ai voulu prendre l'air, c'est tout. »

J'acquiesçai et m'installai à ses côtés :

« Tu te sens en forme ? Tu as pu dormir, ensuite ? »

Lorsqu'elle tourna la tête vers moi, mon regard fut attiré par les creux ténébreux sous ses yeux chocolat. Elle concéda avec un petit sourire :

« J'ai eu du mal à retrouver le sommeil. J'ai tendance à peu dormir, alors juste une sieste, ça me chamboule totalement... »

Je fronçai les sourcils :

« Dans ce cas, tu ne travailles pas aujourd'hui. Tu te reposes, d'accord ?

— Mais ça va quand même, m'assura-t-elle avec un sourire. »

Je la jaugeai, un sourcil haussé, peu convaincue.

« Mais si ! Je vais bien ! »

Elle m'enlaça avec un grand sourire sur les lèvres. Je resserrai mes bras sur son dos. J'espérais qu'elle disait vrai. L'avoir heureuse, en bonne santé, près de moi... un rêve si simple mais si important pour moi...

« Tu sais, pour Tigresse... »

Elle partit dans une longue explication sur l'état de son chat, sur le fait qu'elle mettrait bientôt bas et qu'il lui faudrait un coin tranquille. Je l'écoutais en caressant sa tête du bout des doigts. J'avais parfois du mal à me rendre compte qu'elle était bien là, près de moi, en train de me parler, et que je ne la perdrais plus jamais. Un rêve merveilleux.

« Tu m'écoutes ?

— Oui, oui. On fera un nid douillet pour Tigresse et ses petits.

— D'ailleurs, tu n'as toujours rien, toi ?

— Rien.

— Malaury est au courant ?

— Oui, je lui ai dit cette nuit, il a bien pris la nouvelle. »

Elle sourit tendrement :

« Tant mieux... Je suis contente pour vous deux. »

Je me confiai :

« Il était même heureux à l'idée d'avoir des enfants... ça me semble tellement irréel, bredouillai-je, les joues colorées.

— On ne peut pas douter de son amour pour toi. Quand il te regarde, il a les yeux amoureux.

— J'ai bien de la chance, oui.

— De la chance ? Non, tu le mérites. D'ailleurs, tu ne veux pas dormir plus souvent avec lui ? Car je lui ai plutôt pris la place...

— Je le vois régulièrement, ne t'en fais pas, il n'est pas en reste. Quand tu retourneras chez les parents, il pourra dormir ici, mais pour le moment... tu es la priorité ! »

Je la chatouillai. Elle craignait toujours autant, elle s'était mise à pleurer de rire et à me supplier. Libérée de mes doigts, elle me regardait avec un grand sourire heureux. Un peu plus sombre, elle bredouilla :

« Et pour la pause, alors ?

— On en a déjà discuté. Je prendrai du temps pour toi après la couronne.

— Mais ce DN... »

Je penchai la tête sur le côté.

« J'ai... j'ai écouté votre conversation, désolée. Vous pensez qu'il s'agit de Nemer, c'est ça ? Et que vous devrez être discrets pendant six mois pour le changement de souverain ? Tu ne penses pas que tu pourrais...

— Je ne sais pas, coupai-je. Je veux déjà récupérer la couronne, j'aviserai ensuite. »

Elle baissa les yeux et soupira.

Ressortie sur le pont, je calculais. Encore deux jours, nuits comprises, pour atteindre Isda – en espérant qu'Augustin était toujours dans les parages. J'espérais aussi qu'il détenait la couronne : je n'aurais plus qu'à la cueillir.


Le soir, après avoir visité la cabine de Malaury – sans nous amuser, cette fois – je me dirigeais vers ma cabine quand Borg m'interpella :

« Capitaine ! On comptait vous chercher quand nous serons plus proches... mais on dirait qu'il y a des navires en mer. Enfin, je l'espère... Vous voyez ces points lumineux, au loin ? »

Ce n'était pas courant d'allumer des lanternes le soir. On évitait. C'était trop ressemblant à Zanlya. Il me tendit ma longue-vue. Des flammes, des torches. Deux navires côte-à-côte. Rien d'autre autour. Rien d'étrange non plus.

« Nous sommes trop loin pour connaître l'identité de ces hommes... je ne les vois pas. Je ne reconnais pas les navires, pour l'instant, annonçai-je. »

Une idée me traversa l'esprit. La Belicande et le navire aux voiles noires ? Augustin s'alliant à un autre équipage pour me faire tomber ? Une possibilité que je ne pouvais pas écarter.

« Tu peux me chercher Malaury ?

— Tout de suite. »

Mes hommes s'agitaient, donnaient des ordres. S'il s'agissait d'Augustin, il faudrait se battre. Sinon, aviser.

« Des navires au loin ? questionna Malaury.

— Regarde, soufflai-je en lui tendant ma longue-vue. »

Un instant d'observation.

« Encore trop loin... on fait se lever tous les hommes ?

— Oui, on ne sait pas sur quoi on peut tomber.

— Célestin est au courant ?

— Ils ont sûrement vu aussi, mais on ne s'est encore rien communiqué. Je vais m'habiller. Est-ce que tu pourrais donner l'ordre de dévier vers l'Irrévérence pour que Célestin vienne ? »

Il acquiesça. Dans ma cabine, je récupérai ma tenue de capitaine pour l'enfiler au plus vite.

« Neven ? bredouilla une voix endormie. Il se passe quelque chose ? J'entends beaucoup de bruit.

— Des navires. Reste enfermée ici, on ne sait pas qui ils sont. »

En sortant, je me dirigeai immédiatement vers Célestin qui venait d'arriver, les cheveux en bataille.

« Il faut qu'on se prépare à peut-être se battre.

— Mes hommes sont debout, prêts à en découdre, affirma-t-il en tentant de lisser ses mèches indisciplinées.

— Parfait.

— Tu as repéré d'autres navires ?

— Non, on dirait que ce sont les seuls. »

Célestin faisait les cent pas, en réflexion, les lèvres pincées. Je l'attrapai par l'avant-bras pour le tirer vers moi :

« Tu es inquiet ?

— J'ai un mauvais pressentiment, c'est tout. Ça m'agite, je ne sais pas pourquoi. »

De l'appréhension dans ses prunelles grises. Je me montrai souriante :

« Il n'y a pas de raison que ça se déroule mal. Nous sommes deux navires remplis de pirates féroces.

— C'est vrai, murmura-t-il d'une voix sans émotions. »

Le capitaine s'efforça de sourire, mais il posa distraitement la main sur la poignée de sa rapière, comme s'il était prêt à dégainer.

Je me penchai aux bastingages pour observer les points qui illuminaient l'obscurité. Je ne parvenais toujours pas à discerner les navires, il fallait encore attendre.

Vingt minutes plus tard, mon œil pouvait mieux détailler les bateaux, voire quelques hommes.

« Alors ? »

Tout le monde attendait mes observations avec impatience. Un désagréable frisson me parcourut en reconnaissant le navire.

« La Belicande... »

Je ne voyais pas Augustin.

Oh...

Intéressant.

Un sourire carnassier prit place sur mes lèvres :

« Ils ont été attrapés par des corsaires. Les hommes semblent maîtrisés. Les quelques-uns que je vois sur le pont sont attachés.

— Bonne nouvelle ? questionna Borg.

— Bonne nouvelle. En revanche, je ne vois pas Augustin. Il est probablement isolé quelque part puisqu'il s'agit du capitaine.

— Qu'est-ce qu'on fait, alors ? interrogea Célestin. »

De la nervosité dans sa voix.

« On ne mène pas d'offense. On va s'approcher avec des pavillons blancs pour éviter toute attaque. S'il le faut, on paie les corsaires pour récupérer Augustin et je le tue. Le reste, on le leur laissera, je suppose ?

— Je te suis, je retourne sur l'Irrévérence. »

Nous approchâmes en silence des navires. Remarqués, les corsaires ne montraient aucun signe d'agressivité. Nous ne devrions pas être menacés. Par méfiance, j'avais observé autour de nous, mais toujours personne.

Sur le navire des corsaires, habillés de blanc, un homme portant une cape mauve et un tricorne se démarquait. Il me salua d'un signe de tête :

« Neven l'Écarlate ! Vous savez donc ne pas attaquer tout ce qui bouge ? »

Mon visage se ternit. Quelle imprudence de se moquer de moi !

« Encore une remarque comme ça et je te tranche la gorge ! Estimez-vous chanceux, toi et ton équipage, que j'ai décidé de ne pas commettre de carnage ! Vous connaissez notre réputation, à mes hommes et moi ! »

Mon sourire devint mauvais. Des cris d'encouragement dans mon dos, en chœur, comme un seul homme. Son visage s'était crispé, ses mâchoires s'étaient contractées.

« Je constate donc que vous avez arrêté l'un de mes navires. Je veux le capitaine. Où est-il ?

— Eh bien...

— Capitaine Neven ! interrompit un pirate attaché au mât. Le Capitaine Augustin... il s'est enfui ! »

Enfui ? Où ?

Cela changeait la donne. Je lui intimai de s'expliquer d'un mouvement de tête.

« Nous avons mené l'offense contre les corsaires pour les piller, mais ils ont pris le dessus ! Alors, le capitaine Augustin s'est isolé et agité ! Il faisait des signes ! Et un navire est venu ! Il a emmené Avel et quelques hommes avec lui, et ils ont filé ! »

Alors il avait trahi son propre équipage ? Pas étonnant de sa part...

« Parmi les hommes restants, personne ne connaissait ce vaisseau ?

— Personne.

— Et à quoi il ressemblait ?

— Des voiles noires. »

Il était affilié à DN ? Beaucoup d'informations d'un coup. M'attaquer à Augustin s'avérait peut-être plus compliqué que prévu s'il était sous la protection de Nemer. S'étaient-ils alliés pour me mettre des bâtons dans les roues ? Pour m'empêcher d'obtenir le titre ?

« Dans quelle direction ?

— Ils semblaient dévier d'Isda ! Donc je suppose qu'ils sont partis aux Écueils du Destin ! »

Ils étaient situés au sud d'Isda. Composés de grosses bandes de terre, très feuillues, mais assez éloignées les unes des autres, ce n'était pas compliqué d'y naviguer, j'y étais souvent passée.

« En tout cas, c'est là qu'on devait se rendre pour la couronne ! On devait chercher une île en forme de griffe couverte de végétation, et trouver le trésor au centre, près d'un rocher ! »

Je n'appréciais pas qu'il parle de cela devant des corsaires... mais au moins j'avais toutes les informations nécessaires pour les retrouver. Je me concentrai sur les quelques pirates habillés de haillons que j'apercevais sur La Belicande : alors il ne restait que des hommes trahis par Augustin ? Plus de vermines ? Peut-être pourrions-nous les récupérer...

« Quand avez-vous capturé ce navire ? questionnai-je à l'intention du capitaine.

— Cet après-midi. Sachez que nous sommes ouverts aux négociations, capitaine Neven ! »

Ils n'étaient pas trop loin, ils étaient rattrapables... Restait à estimer les risques. Je me tournai vers l'Irrévérence, agrippai Malaury par l'avant-bras et l'emmenai sur le navire. Nous nous approchâmes de Célestin et nous nous isolâmes dans sa cabine. Je jaugeai son intérêt :

« Qu'est-ce que tu en penses ? On essaie de récupérer le navire et les hommes ?

— Je ne sais pas trop. On n'est pas sûr qu'ils en veulent tous à Augustin.

— Et toi, Malo ?

— Les hommes sont attachés. Je suppose que le reste est dans les cales, prisonniers, probablement surveillés par des corsaires. On ne peut pas risquer une offense. »

Certes, mais ce n'était pas vraiment dans mon intérêt, de perdre un cinquième de ma flotte.

Un éclair passa dans mon œil :

« Célestin, je vais te confier une mission.

— Hum ? »

Il avait à peine répondu, le visage sans émotions.

« Je veux que tu négocies la libération de La Belicande et de ses hommes. Pas de combat.

— Qu'est-ce que j'offre de mon côté ? De l'or ? supposa-t-il.

— Oui. Je te rembourserai comme il se doit.

— Et s'ils refusent ?

— Tu les laisses, pas besoin de s'attarder sur eux. Et surtout : pas de combat, les corsaires les tueraient, ils ont la main sur leur vie.

— Tant mieux, je n'étais pas enchanté à l'idée de me battre. »

Toujours de l'appréhension.

« Tu vas partir à la poursuite d'Augustin ?

— C'est ce qui me paraît le plus intéressant pour la situation actuelle.

— Et s'il navigue en flotte avec Nemer ?

— On n'attaque pas. Dans le meilleur des cas, le navire est isolé et a récupéré la couronne. On les pille, je tue Augustin, et tout rentre dans l'ordre. Dans le pire des cas, on évite la confrontation et on avise.

— Je te rejoindrai dès que possible aux Écueils, dans ce cas, répondit-il en lissant sa chevelure noire en arrière. »

Une crainte luisait dans ses yeux.

« Qu'est-ce qu'il t'arrive ? soufflai-je.

— Je n'en sais rien, toujours ce mauvais pressentiment... Ça doit être la fatigue. »

Il avait prononcé cette dernière phrase en m'observant, comme s'il venait de se rappeler qu'il me parlait. J'avais l'impression que quelque chose le travaillait. Bien décidée à lui remonter le moral, j'agrippai le visage de Malaury et l'embrassai, dans le soupir de surprise de ce dernier, étouffé par notre baiser.

Les joues légèrement rosées, je présentai mon second d'une main :

« Voilà ! Tu nous as vus nous embrasser ! »

Les prunelles grises de Célestin brillaient. Avec un sourire que je qualifierais de tendre, il déclara :

« Vous êtes beaux, tous les deux. Vraiment. Je suis heureux que vous ayez enfin franchi ce cap. Ça doit bien faire deux ans, ou presque, que j'attends ça.

— Tiens, autant que moi... souffla Malaury en me lançant un regard un brin accusateur. »

Je levai l'œil au ciel :

« Oui, eh bien, mieux vaut tard que jamais. »

Célestin éclata enfin de rire :

« Comme je vous aime ! »

Son visage se rembrunit et il posa sa main sur mon bras :

« On se revoit bientôt, Neven. »

Il passa ses doigts dans mon dos pour me serrer contre lui, puis il se pencha à mon oreille :

« Prends soin de toi, ma chère amie. »

Il posa ses lèvres tièdes sur ma joue, et je répliquaisur la sienne, taillée de près. Il reprit avec un grand sourire :

« Bon courage, on te rejoint dès que possible ! Malo, énonça-t-il en lui donnant une accolade, occupe-toi bien de ta capitaine, prends soin de toi aussi, on se revoit bientôt également. Faites attention à tous les deux. »

Une demi-heure plus tard, nous avions laissé Célestin derrière nous pour s'occuper des négociations. Un malaise m'envahissait depuis notre discussion. Son comportement était étrange. Ce n'était pas dans ses habitudes, d'être si préoccupé.

« Malo, interpellai-je en attrapant son poignet. Célestin... il était... bizarre.

— Oui, il n'avait pas l'air dans son assiette, confirma-t-il. J'ai peut-être ma petite idée...

— Vous avez parlé ?

— J'ai cru comprendre qu'on lui manquait. On devrait peut-être se remettre à naviguer en flotte.

— Tu crois ?

— C'est fort probable. Peut-être qu'il avait peur qu'on ne se revoit pas avant un bout de temps ?

— Peut-être. De toute façon, on devrait bientôt se retrouver. D'ici une journée. Je lui ai dit de laisser tomber si les négociations ne donnaient rien. Tant pis si on perd La Belicande. »

Malaury croisa ses bras sur son torse, songeur. Les points lumineux disparaissaient petit à petit de l'horizon. Je jetai un coup d'œil avec ma longue-vue, mais je ne voyais plus que des ténèbres. Je la reposai, impuissante. J'avais la désagréable impression d'abandonner mon ami.

Alors, vos conjonctures ? 

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