Chapitre 34 - Le capitaine Erklos 2/2

« Tu veux m'abandonner ici ? »

Je levai l'œil au ciel et rétorquai :

« T'abandonner ? C'est pour te ramener chez toi.

— Mais... et si je finis mal ? Hein ? »

Je soupirai :

« C'est un ami.

— Il attaquait Arguy il y a quelques heures ! »

J'attrapai fermement son épaule :

« Tu es plus en sécurité ici qu'à mes côtés. On s'apprête à attaquer un autre navire, mais tu es un poids mort sur mon bateau. Je ne te laisserais même pas te balader avec un couteau à fromage, soupirai-je, dépitée. Pas question que tu sois dans mes pattes.

— Et Mora, hein ? Il ne me semble pas que... »

J'éclatai de rire :

« Tu la sous-estimes ? Elle te vaincrait en un instant. Nous avons appris à nous battre à l'épée ensemble. Elle est peut-être rouillée, mais elle a les bases. Toi, tu n'es qu'un gamin qui essaie d'apprendre à manier une arme bien trop lourde pour lui. »

Il fronça les sourcils :

« Mais...

— Non. C'est tout décidé, tu pars avec Erklos. Et ne me fais pas honte, je t'en prie. Travaille. »

Sur le point de repartir, il me rattrapa par le bras :

« Mais Neven, je...

— Tu restes ici, c'est mieux pour toi. Considère que je t'offre un cadeau, souris-je en attrapant un cordage.

— Tu reviendras à Britanger ? »

Je haussai un sourcil :

« Plus tu es loin de moi, mieux c'est.

— M-Mais...

— Insupportable quand on s'est revus, sur mon navire, et au retour de Malaury. Je pense que ces raisons sont suffisantes. Allez, bon vent ! »

D'un bond souple, je m'élançai vers La Mora. J'y grimpai en m'efforçant de faire attention à mon épaule. Le capitaine Erklos mettait les voiles tandis que je fournissais un compte-rendu à Malaury. Ce dernier se montra soucieux :

« On dirait qu'Augustin veut nous ralentir... Espérons qu'il n'a attaqué personne d'autre sur sa route.

— S'il s'attaque à plus gros que lui, il finira mal, ce serait à notre avantage.

— Si nos sommes visés par plusieurs navires, c'est nous qui pourrions mal finir. Nous savons bien nous battre, c'est vrai, mais la supériorité numérique nous serait défavorable.

— Je comptais vous proposer de naviguer côte-à-côte, nous interrompit Célestin. Ça nous évitera d'être attaqués en première ligne. Nous nous alignerons à votre vitesse, nous serons plus imposants et nous pourrons nous entraider.

— Nous ferons ça, acquiesçai-je. J'espère que les autres capitaines n'ont pas rencontré de problèmes à cause de ce bachi-bouzouk...

— Espérons. On met le cap sur Isda, alors ?

— Il semblait se diriger là-bas, oui. Nous croiserons peut-être d'autres victimes sur notre route... Bon, on repart ! Levez les voiles ! ordonnai-je depuis le gouvernail. »

Dans l'après-midi, Malaury s'avança à pas timides. Avec appréhension, il tendit le bras vers moi, mais je m'efforçai de lui sourire. Son regard s'attendrit. Ses doigts glissèrent sur ma joue, et j'attrapai son menton pour l'attirer à mes lèvres. Je fermai l'œil pour m'aider à oublier le monde autour de nous et plutôt me concentrer sur la douceur de sa bouche.

« Merci, me souffla-t-il avant de me donner une accolade. »

Les marins nous observaient avec un sourire en coin que je considérais comme bienveillant. Bien sûr, Jack s'était empressé de se ruer dans les cales pour sans doute tout raconter à Issan et Borg, quitte à les réveiller. Quelle commère.

Le reste de la journée se déroula sans encombre. Nous approchions du Repaire, nous pourrions y accoster dès demain, midi, mais nous avions déjà les informations nécessaires à propos d'Augustin, alors nous le contournerions.

Le soir, dès que je terminai mon dîner, je me précipitai dans ma cabine. Ma sœur venait de se coucher, les yeux encore entrouverts, elle caressait Tigresse en lui parlant à mots doux. Je fermai la porte un peu trop fort et elle sursauta.

« Pardon, tout va bien ?

— Oh, oui. Ne t'en fais pas, sourit-elle. »

Je me laissai tomber à ses côtés :

« Est-ce que ça va mieux depuis hier matin ?

— Hum... un peu. »

Elle détourna le regard. Je l'enlaçai d'un bras :

« Tu sais que je t'aime ?

— Bien sûr, mais... comment dire ? soupira-t-elle. »

Je penchai la tête sur le côté.

« J'ai vraiment peur pour toi...

— Je suis solide.

— Tu ne veux toujours pas arrêter, hein ? »

Elle baissa les yeux.

« Tout va bien se passer, lui assurai-je avec un sourire. »

Pas de réactions.

« Je tiens à toi, tu sais ? Plus que tout. Je t'ai dit hier que je pourrais donner ma vie pour toi... comme il y a neuf ans. Je voulais qu'au mieux, on s'en sorte toutes les deux, et dans le pire des cas... qu'au moins toi, tu puisses vivre. »

L'émotion commençait à me prendre les yeux.

« Neven, ne dis pas...

— Non, je suis sérieuse... tu es si gentille, si douce... tu ne mérites que du bonheur et une belle vie. Tout ce que tu as subi ces dernières années... je m'en suis terriblement voulu. J'aurais voulu être plus forte, il y a neuf ans. Ne pas m'évanouir et nous cacher ensemble dans la cabine de papa. Je m'en veux de ne pas avoir pu te protéger, Mora... tu as tellement subi, et pourtant, il n'y a pas plus innocente que toi... soufflai-je en sentant mes larmes couler.

— Non, ne dis pas ça... »

Elle agrippa ma nuque et me serra contre elle :

« Je t'aime... je veux être avec toi...

— Je suis là... »

Elle reniflait, agrippée à moi. Avec un sourire triste, je démêlais tendrement sa chevelure, caressant sa tête par la même occasion.

« Je t'aime, couina-t-elle avant de sangloter.

— Moi aussi, chuchotai-je. Je suis là... »

Elle semblait tellement tourmentée... J'avais envie de l'écouter, de la rassurer, de rester à ses côtés... mais je savais que je serais malheureuse loin de la mer et de la piraterie. Cette vie tumultueuse, la puissance, l'or, les rires, Célestin et Malaury... je ne pouvais pas abandonner tout ça.

Les pleurs de Mora se turent peu à peu, son corps s'affaissa contre moi, et sa douce respiration réchauffait ma gorge. Je baisai sa tête, mais elle ne réagit pas. Un ronflement troubla le silence. Je souris avec tendresse. Délicatement, je tirai la couverture et l'allongeai sur notre matelas. Je posai ses mains sur son ventre, remontai le drap jusqu'à son menton, puis je sortis en silence.

Son état m'inquiétait. J'espérais qu'elle irait mieux une fois la couronne récupérée ou quand je la ramènerais chez nos parents. Pourtant, elle semblait tellement terrorisée... J'étais incapable de la rassurer, comme chacun d'entre nous, sans doute. Avait-elle pu en parler à d'autres, comme Issan ?

Je me ruai dans les cales. Mon matelot se reposait probablement dans la cabine de Mathurin. Je dépassai les hommes et la porte de Malaury, et je toquai à celle du médecin.

« Un souci ? demanda-t-il en remontant ses lunettes sur son nez.

— Je voulais voir Issan.

— Tu as de la visite, petit ! »

Mathurin me laissa pénétrer dans une pièce assez encombrée. Des étagères remplies de diverses poudres et liquides, un hamac dans un coin, trois matelas alignés sur le côté... Le blond s'assit, les yeux curieux. L'oreille toujours bandée, il semblait au moins ne pas souffrir. Mathurin s'éclipsa pour nous laisser discuter en tête-à-tête.

« Comment tu te sens ? questionnai-je en m'installant à ses côtés. Je n'ai pas pris le temps de te voir depuis notre retour sur La Mora. Tu m'entends bien, au moins ?

— Je t'entends, acquiesça-t-il. Moins bien qu'avant, mais je t'entends. Je ne sais pas si c'est un problème avec mon oreille, ou si c'est juste le bandage qui étouffe les sons... mais je t'entends.

— C'est déjà ça... tu souffres ?

— Moins qu'avant, et je me repose beaucoup. Je suis toujours fatigué, mais ça va de mieux en mieux, m'affirma-t-il.

— Mathurin fait un excellent travail, souris-je. Je te remercie de m'avoir protégée. C'est en restant derrière moi que tu as été attaqué, et j'avoue que je m'en veux. C'était à moi de te prendre sous mon aile, pas l'inverse.

— J'ai fait ce qu'un homme aurait fait pour sa capitaine. J'en suis fier même si j'ai souffert et que j'ai eu peur. Je te remercie de m'avoir sauvé à ton tour.

— C'est normal, assurai-je. Je suis contente que tu ne te portes pas trop mal. »

Mutilé si jeune... quoique j'étais devenue borgne à quatorze ans et j'avais fini par m'y habituer. On ne pouvait réagir qu'ainsi, de toute façon. On s'habituait à tout.

« Sinon, repris-je, je voulais te parler de Mora. Elle n'est pas en forme, ces temps-ci.

— Tu trouves aussi ?

— Tu sais quelque chose ? Vous semblez proches, alors je me disais...

— Eh bien... réfléchit-il en massant son menton, elle m'a dit qu'elle avait peur pour toi, mais rien de plus. Je n'ai pas cherché à insister. »

Point mort.

« Sinon, tu l'aimes bien, ma sœur ?

— Oui, pourquoi ? »

Les hommes et les sous-entendus...

« Tu aimes beaucoup ma sœur ?

— Oui ? répéta-t-il, les sourcils froncés. »

Toujours pas.

Visiblement, Malaury et lui s'étaient bien retrouvés.

« Est-ce que ma sœur te plaît ? »

Son visage s'empourpra.

Voilà, il fallait être clair.

« On dirait que oui, souris-je avec malice. »

Je me montrai plus sérieuse :

« J'y tiens comme à la prunelle de mes yeux... enfin, de celui qui me reste. Un seul faux pas et tu auras affaire à moi. En revanche, si tu la rends heureuse et t'en occupes bien, tu seras dans mes bonnes grâces. Néanmoins, je pense qu'elle a besoin de temps avant de retourner avec quelqu'un... donc ne te précipite pas et laisse-la respirer. Je dirais même pire. Il faut qu'elle vive un peu par elle-même et apprenne à être heureuse seule. Qu'elle ne soit pas dépendante d'un autre. D'autant plus car avec notre activité de pirate, elle te verrait peu... c'est compris ?

— Compris ! Je la laisse respirer ! »

Il était mis en garde. Prenant congé, je lui souhaitai de bien se reposer et je retournai dans le couloir. Je m'adossai contre la paroi en soupirant : je ne savais pas ce qui me tracassait autant avec Mora. Sans doute ne m'attendais-je pas à le retrouver pleine de doutes et d'angoisses. Après tout ce qui lui était arrivé, c'était pourtant logique...

Sur le point de rendre visite à Malaury, des éclats de rire côté hommes attirèrent mon attention. Je m'avançai à petits pas et restai dans le tournant du couloir, contre le mur.

« Allez, Malo ! Tu peux nous raconter ! »

Youhou, enfin débarrassés de Darren !

Plus sérieusement, je lui ai sauvé la vie ;-;. À la base, ça se terminait mal pour lui :x

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