Chapitre 24 - Un ami en or 1/2

   Réveillée au beau milieu de la nuit, je ne parvins pas à me rendormir. Recroquevillée sur moi-même, je songeai à passer voir Célestin, mais je ne voulais pas le fatiguer. Alors, dès que le soleil pointa le bout de son nez, je m'extirpai de la couverture et sortis. Je remontai sur le pont, et on me salua :

« Déjà debout, capitaine Neven ?

— C'est étonnant ? souris-je en me mettant à tirer les cordages avec les hommes.

— Beaucoup disaient que vous feriez la grasse matinée... »

J'éclatai de rire :

« C'est mal me connaître ! »

Je faisais probablement partie des personnes qui dormaient le moins sur La Mora. D'ailleurs, où était notre navire ? Je jetai un œil derrière nous. Pas trop distancé, ils avaient pu garder une vitesse convenable. J'espérais que tout se déroulait bien à la barre, mais je faisais confiance à Borg et à son bon jugement pour les roulements.

Une heure plus tard, Célestin s'était levé et m'avait demandé si j'avais bien dormi ; j'acquiesçai. Issan suivit, l'air reposé. La journée se déroula sans accroc, nous travaillions ensemble même si Célestin me demandait de cesser. Je rétorquais alors que je m'ennuyais et j'y retournais.

En fin de journée, je sentais que mes muscles étaient à bout, ils me tiraillaient, mes paumes me brûlaient, et je tirais vainement un cordage vers moi, seule. J'entendis des rires gras dans mon dos :

« Ahah ! C'est ce que je te disais ! Elle sert à rien, pas capable de tirer ça toute seule ! »

Voilà donc celui qui m'ennuierait. Je fis volte-face, lâchant ma besogne : un homme de trente ans, balafré, la peau mate, les yeux et les cheveux en bataille, noirs. Une tête de plus que moi au moins, les muscles saillants sous sa chemise sombre abîmée, il me jaugeait, le regard amusé et dédaigneux.

« Un souci, le moussaillon ? lançai-je en faisant un pas vers lui, mains sur les hanches. »

Trois mètres nous séparaient. Voyons voir s'il était une poule mouillée.

« Je disais à mes camarades que tu étais bien fragile. Pas étonnant, tu es du sexe faible. »

Je préférais la franchise. Je haussai un sourcil en souriant :

« Fragile, c'est comme ça que tu me vois, hein ? »

Je remontai mes manches. Une bonne bagarre ne me ferait pas de mal.

« Écartez-vous, lançai-je aux trois hommes qui l'entouraient. »

Ils firent quelques pas en arrière. Ma cible ne bougeait pas, bras croisés sur son torse.

« Eh bien ? menaçai-je en m'approchant. Des mots dans le vent ?

— Je ne frappe pas les femmes.

— Dommage ! »

Un coup de pied dans les bijoux de famille, un ! Il se plia en soupirant, une main sous la ceinture.

« Si tu insistes ! grogna-t-il en se redressant. »

Saisie par les bras et plaquée contre le mât, il sourit avec appétit, comme si le chasseur en lui venait d'attraper sa proie. Son front était proche du mien, je lisais une fierté enrobée d'une certaine déception :

« C'est tout ? »

Bien sûr que non.

« On dirait... soufflai-je en m'approchant de son oreille. »

Une morsure au lobe. Il me lâcha en criant, un pas en arrière, la main sur la blessure. Il observa ses doigts, puis me lança un regard hébété :

« Je saigne ! T'es folle ?

— Tu n'as pas appris que tous les coups sont permis chez les pirates ? souris-je avec malice. »

J'observai mieux son oreille et levai l'œil au ciel :

« Il n'y a presque rien, tu es bien douillet... »

Il serra les mâchoires, ferma le poing, et tenta de m'envoyer une droite que j'esquivai avec un bond sur le côté. Je lui donnai un coup de genou dans l'estomac, son souffle se coupa, mais il réagit en m'attrapant la jambe et me tira vers lui. Je me rattrapai à son épaule, mais moi, je ne manquai pas ma droite dans son nez. Relâchée, je tendis la jambe derrière ses mollets, le poussai, et il s'effondra sur le pont. Il eut la vivacité de saisir une poignée de mes cheveux pour me tirer, mais je tombai sur lui en envoyant un nouveau coup de poing. Sentant qu'il ne me relâchait pas, j'enchaînai les droites avec violence alors qu'il tentait vainement de me faire tomber sur le côté, sans doute pour espérer me maintenir sur le sol. Pression finalement disparue, je me redressai, portai un coup de pied final dans ses parties intimes, et il termina couché sur le pont, le visage en sang, plié en deux, gémissant.

La mine fière, les mains sur les hanches, je me tournai vers les hommes qui s'étaient arrêtés de travailler pour nous observer :

« À qui le tour ? »

Personne ne se porta volontaire. Leur regard passait de ce grand gaillard souffrant à moi, sans une égratignure, les cheveux en bataille. Ils semblaient à la fois étonnés et effrayés.

« Retournez travailler ! cria Célestin. Quant à toi, Neven, toujours aussi féroce, joli combat, salua-t-il en retirant son tricorne dans ma direction, un air amusé sur le visage. »

Son second, Nesly, me jaugeait de bas en haut, les yeux écarquillés : sans doute n'avait-il jamais vu de femme mettre un homme d'une tête de plus qu'elle à terre, sans problèmes. Plusieurs marins me félicitèrent avec quelques bonnes tapes dans le dos. L'homme que j'avais quelque peu humilié avait fini par s'asseoir, le visage grimaçant. Je lui avais a priori éclaté le coin de la lèvre, et il avait bien saigné du nez.

« Alors ? lançai-je en m'approchant, les mains toujours sur les hanches. »

Un simple grognement s'extirpa de ses lèvres teintées de violet qui commençaient à enfler.

« Tu l'as cherché, rappelai-je sèchement, le regard plus froid. »

Il soupira, et acquiesça :

« Je suis désolé. Tu n'es pas la capitaine des flottes pour rien, et tu fais bien honneur à ta réputation.

— Sans rancune ? proposai-je en tendant une main vers lui. »

Il sembla hésiter, puis il saisit ma poigne :

« Sans rancune. »

Il souriait, j'y répondis :

« Ton nom ?

— Baldr.

— Je ne t'oublierai pas. »

Il sembla comprendre que c'était un compliment. Je l'aidai à se relever, et en retour, il m'aida à tirer le cordage qui me posait des problèmes.

Le soir, je dînai avec l'équipage, installée dans la cuisine, entourée par Célestin et Issan. Les hommes m'observaient avec un nouveau regard, empli de curiosité et de sympathie. Ils avaient compris que je n'étais pas n'importe qui et que je ne me laissais pas faire. Plusieurs me proposèrent un verre de rhum, mais j'avais refusé – je les avais sentis déçus. J'étais néanmoins restée discuter un long moment avec eux : ils voulaient que je leur raconte les temps où Arguy était un matelot. Je n'avais pas manqué d'occasions de me moquer :

« Votre capitaine a essayé plus d'une fois d'éviter les corvées de nettoyage de pont... il se planquait dans les cales, le coquin ! J'étais obligée d'envoyer Malaury le chercher ! »

Ils éclatèrent de rire. Je continuai sur ma lancée :

« Célestin vous a raconté la première fois qu'il a travaillé dans les voiles ? »

Silence dans mon assemblée de buveurs.

« Il s'est emmêlé dans les cordages et a terminé la tête en bas, le pied accroché, à voleter dans les airs ! »

De nouveaux éclats de rire. Mon ami m'observait en secouant la tête de droite à gauche, un sourire aux lèvres.

Avant que je ne parte me coucher, Nesly m'apprit que les hommes me respectaient, et pour beaucoup, m'appréciaient. Il m'expliqua que si certains avaient déjà été sous mon commandement, la plupart étaient arrivés après la formation de ma flotte avec la nomination de Célestin en tant que capitaine, et donc qu'ils ne me connaissaient que de nom. Il ajouta que lui-même était impressionné, et qu'il comprenait qu'Arguy n'exagérait pas lorsqu'il racontait des souvenirs quand nous étions encore dans le même bateau.

La fatigue accumulée tout le long de la journée me permit de tomber dans le sommeil dès les premières minutes. Seulement... 

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