Chapitre 22 - Le Lièvre des Mers 2/2

Sortis, je constatai que le navire de Célestin, L'Irrévérence, avait bien dépassé La Mora. Il était plus fin, plus rapide, mais aussi plus fragile que mon bâtiment. Je souris avec amusement :

« On peine à te rattraper, tu n'es pas surnommé le Lièvre des Mers pour rien.

— Peut-être, mais je n'aimerais pas me mesurer à toi et tes hommes, vous êtes féroces ! s'esclaffa Célestin. Eh ! Ralentissez un peu la cadence, le navire de la capitaine Neven doit nous rejoindre ! On reprendra une bonne allure après annonce !

— Oui, capitaine ! »

Ils s'exécutèrent immédiatement.

« Tout se passe bien sur ton navire, on dirait.

— À merveille, mes hommes s'entendent pour la plupart, ils me font confiance, et...

— Et ils adorent l'or ! »

Une voix grave que je n'avais pas entendue depuis longtemps : le second d'Arguy, Nesly, un petit homme à la peau mate, vingt-huit ans, et qui était un proche ami du capitaine. Ils se seraient rencontrés lors d'une soirée en ville dans un bar, courant passé : Célestin cherchait des hommes, Nesly cherchait l'aventure, alors il avait été recruté. J'avais toujours apprécié la chaleur qu'il dégageait : son grand sourire, son regard expressif, et les bonnes tapes de ses mains abîmées.

« Heureux de vous revoir, capitaine Neven !

— De même ! acquiesçai-je en lui serrant la main.

— Comme le disait Arguy, pas de soucis à bord, heureusement ! »

J'aurais aimé qu'il en soit de même sur La Mora, mais ces traîtres n'étaient plus. Lorsque mon navire avait finalement rattrapé l'Irrévérence, je montai sur la rambarde, me retenant à des cordages, et je hurlai pour être entendue :

« Ohé ! Écoutez-moi ! Malaury a été capturé ! Par des corsaires qui se sont dirigés vers Febiran ! Nous allons laisser la couronne de côté pour le sauver avant tout ! »

Des cris approbateurs des deux navires.

« Nous avons mis au point un plan ! »

J'expliquai que si La Mora était reconnue, Mathurin devrait montrer qu'il était capitaine et parler de mutinerie. J'insistai sur le fait que si les corsaires comprenaient la supercherie, alors Malaury serait en danger imminent. Enfin, je parlai du volontaire nécessaire au sauvetage. Une voix familière s'éleva immédiatement :

« Moi, Neven ! Moi ! »

Je le jaugeai de haut en bas.

« Malaury n'aimerait pas que tu fasses ça !

— S'il te plaît ! Je veux l'aider !

— Tu veux vraiment venir, hein, Issan ?

— Oui, absolument ! Je ferai tout pour l'aider !

— Alors assure-toi d'être parfait pendant notre infiltration dans les cales ! »

L'instant d'après, je retournai sur mon navire pour les préparatifs. Je laissai mon tricorne et mon manteau à Mathurin qui fronça les sourcils de panique, manquant de faire tomber ses lunettes :

« Quoi ? Dès maintenant ?

— Imagine qu'on tombe sur le navire d'ici quelques heures, expliquai-je.

— Et... et je dois donner des ordres ?

— Ne t'en fais pas. Ils suivront les hommes d'Arguy, et tout se passera bien. Tout ce que tu dois faire, c'est te montrer imposant, capitaine, et raconter que tu t'es mutiné contre moi.

— Et s'ils me demandent où tu es ?

— Tu réponds que je me suis échappée. De toute façon, vous n'aurez peut-être pas le temps de faire la conversation. »

Je songeai que c'était peut-être le pire auquel demander de jouer un rôle. J'ajoutai :

« Si tu te sens pas de te montrer capitaine, tu peux refiler mes vêtements à Borg. »

Lui, au moins, il parlerait sans trembler.

Je me tournai vers ma sœur qui mordait sa lèvre inférieure, les yeux brillants :

« C'est dangereux, non ?

— On peut dire ça, avouai-je. Mais c'est le seul moyen de sauver Malaury.

— Tu feras attention ? quémanda-t-elle d'une voix tremblante.

— Bien sûr que oui. »

Rentrées dans ma cabine, je la serrai longuement dans mes bras :

« Tout se passera bien, ne t'en fais pas. Toi, en revanche, tu t'enfermes à double-tour ici. Si jamais ça tourne mal, bloque l'entrée avec mes meubles, d'accord ? Je veux te retrouver saine et sauve. Je refuse de te perdre une seconde fois, ma sœur chérie... »

Ses épaules étaient secouées par de légers tremblements. Je posai un long baiser sur son front.

« Fais attention, hein, souffla-t-elle en se cramponnant à moi.

— Je ferai attention. »

Je ne parvins pas à la quitter tout de suite. Elle semblait terrorisée, et je détestais l'idée de la laisser quelques temps ici, sans moi. Je glissai ma main dans sa chevelure noire et ondulée, prenant le temps de dénouer ses nœuds.

« Je vais revenir, d'accord ? Je ne t'abandonnerai jamais. Je serai toujours là pour toi. »

Elle hocha la tête, la gorge nouée par un hoquet. Je fronçai les sourcils en me penchai un peu pour poser mes mains sur ses joues :

« Tout va bien aller. »

Ses yeux brillaient terriblement. La piraterie la terrorisait-elle à ce point-là ?

« Je vais revenir, coûte que coûte. D'accord ? On ne sera plus jamais séparées. Je serai toujours pas loin. »

Elle inspira, et son corps cessa quelque peu de se raidir. Je la relâchai et enfilai un manteau à capuche noir.

« Je ressemble à un matelot, là ?

— Euh... Couvre mieux ta poitrine, me conseilla Mora en m'observant de bas en haut. Tes cheveux, on les voit trop, aussi. »

J'attrapai un tissu en soie rouge et attachai ma chevelure en arrière. Je boutonnai le manteau au niveau de ma poitrine, glissai la capuche sur ma tête, puis me présentai à nouveau :

« Et là ?

— Je crois que tu es parfaite. »

Elle s'avança vers moi en soupirant, et elle attrapa mes mains du bout des doigts :

« Tu es sûre que ça ira ?

— Je sais que tu as peur, mais je ferai attention, je veux te revoir. Et avec mon Malaury, rajoutai-je avec un sourire doux.

— Neven... et si... et s'il était déjà...

— Non ! l'interrompis-je en m'écartant. Ne parle pas comme ça. Tu risques de lui porter malheur. Il va bien, il ne peut qu'aller bien. »

Je le répétais pour me rassurer, surtout. Il fallait qu'il aille bien. S'il était définitivement... non. Elle poussa un soupir, baissa les yeux, et acquiesça.

« Neven, je voulais te parler...

— À quel propos ?

— Hier soir, tu as beaucoup bu...

— Eh bien ?

— Ta fripouille, si tu en as une... »

J'écarquillai l'œil. J'avais toujours entendu que boire était déconseillé pour les femmes enceintes. Enfin, pour les femmes tout court. Mais on mettait particulièrement en garde celles qui portaient un enfant : ils parlaient de problèmes à l'accouchement, voire avant. Si devenir mère me dérangeait, je ne voulais pas risquer ma vie non plus.

« Eh, ne t'inquiète pas ! tenta de me rassurer Mora. Peut-être que ça n'aura aucune incidence ! Peut-être que tu n'attends rien ! Et... dans le pire des cas... peut-être que ça ne sera pas grave pour toi ! »

Je glissai mes doigts sur mon ventre. Ce petit être à Malaury et moi, s'il existait... Un frisson que je ne pensais pas pouvoir ressentir me parcourut en imaginant le perdre.

J'ai tout gâché ?

Entre la bouteille de la veille et ce verre avec Célestin... Peut-être... peut-être bien... À force d'en parler, même par hypothèses, je m'en sentais moins détachée qu'au début. Je me disais qu'il était fruit d'amour, que s'il naissait, il aurait une belle vie à nos côtés. Un petit garçon ? Une petite fille ? Qu'importe, il serait innocent, doux... et il aurait deux parents – ou au moins une mère.

Je fronçai les sourcils en m'imaginant tenir un bébé dans les bras. Je faisais la dure, mais dans le fond, je ne pourrais pas le détester, je le savais. Je me montrerais douce, précautionneuse, craignant de blesser ce petit être fragile. Sans doute l'aimerais-je, peut-être serais-je une mère affectueuse... D'autant plus car il y aurait une part de Malaury, mon amour. J'apprécierais sans doute en prendre soin, je me préoccuperais probablement de son état, et j'essaierais de le voir sourire, de l'entendre rire... je serais peut-être ce genre de mère, moi, la pirate sanguinaire... Plus âgé, peut-être m'amuserais-je à lui apprendre tout ce que je savais de la navigation. Je l'emmènerais sans doute nager, plonger, récolter des coquillages. Je lui montrerais également le nid-de-pie pour observer l'horizon, comme papa l'avait fait pour Mora et moi...

À vrai dire, je ne savais plus ce que je voulais à propos de cet enfant. Jusqu'à il y a peu, je n'en voulais pas. En sachant que je pourrais ne plus jamais revoir Malaury, j'avais petit à petit considéré que... que ce serait une dernière trace de l'homme que j'aimais. Que c'était notre amour, bref, mais véritable et passionnel, qui lui avait donné forme. Mais maintenant que je savais qu'il était vivant ? Y avait-il toujours ce besoin de le garder ? Pas forcément. Ou bien, peut-être que je ne devrais plus penser au besoin, mais à l'envie. Alors, en supposant que j'avais le choix, avais-je envie d'avoir un enfant ? Si jeune, cela m'effrayait... Et puis, je n'en savais rien ! Je n'avais pas envie d'y réfléchir. Cette décision, trop importante à prendre, m'inquiétait.

Les bruits ambiants du pont me ramenèrent à la réalité. Je m'étais perdue, à divaguer, observant un point inexistant dans ma cabine. J'inspirai longuement en me reconcentrant sur ma sœur :

« J'y penserai plus tard, je vais me concentrer Malaury. Là, tout de suite, c'est lui qui est en danger, pas moi, ni... ni cette fripouille. On n'est même pas sûrs de toute façon ! Allez, je dois rejoindre le navire de Célestin ! »

J'avais terminé avec un sourire sur les lèvres. Sur le point de quitter ma cabine, je me retournai vers ma sœur :

« Je vois que tu as mes clefs. Moindre souci, tu t'enfermes dans ma cabine, ou tu vas voir Mathurin. Tu es en sécurité, ici, ne t'en fais pas. Eh puis, je ne suis pas loin ! Une quinzaine de mètres à la nage ne m'arrêtera pas ! »

Ma réflexion la fit sourire. Sabres et poignards accrochés à ma ceinture, nous sortîmes, et Darren se rua vers moi :

« Euh ? Neven ? Quand est-ce que tu me poses à Britanger ? »

Il avait l'air bien misérable sur mon navire. Pas lavé depuis quelques jours, vêtements salis, quelques écorchures sur son pantalon, les traits tirés, fatigués. La vie en mer ne lui réussissait définitivement pas. J'observai la trajectoire du navire de Célestin : il s'éloignait des terres pour garder le cap sur Febiran. On ne pouvait pas se permettre de se rapprocher de Britanger.

« D'ici une ou deux semaines, au mieux. On n'a pas le temps de te poser, donc ton séjour ici va s'allonger.

— Mais ! Mon magasin ! Les factures ! Ils vont...

— Tu n'as qu'à dire qu'on t'a kidnappé, m'esclaffai-je. Tu n'as vraiment pas de couilles quand tu t'y mets, soupirai-je en levant l'œil au ciel. Sois un peu audacieux. Tu l'étais plus avant. »

Il voulut répondre, mais j'étais déjà partie donner des indications à mes hommes.

« Cette femme va me rendre fou ! »

Je me retournai vers Darren et lançai :

« Si tu préfères, on te jette à l'eau tout de suite ! C'est pas comme si tu servais à quelque chose, tu fais rien de la journée, je t'ai observé ! me moquai-je. À côté, je vois Mora travailler autant que mes hommes ! Allez ! Hop ! À l'eau ! Aux poissons ! »

En riant grassement, les hommes commencèrent à le tirer vers les bastingages, lui donnant de bonnes tapes dans le dos pour l'encourager. Ils savaient qu'ils n'iraient pas au bout, mais ils avaient appris à faire comme si.

« C'est bon ! Je vais patienter ! renonça Darren une fois face à la mer, les traits crispés.

— Eh bien, voilà quand tu veux ! Retournons à nos affaires ! repris-je. »

Un quart d'heure plus tard, je fis signe à Issan de me suivre, et nous sautâmes tour à tour sur l'Irrévérence. On nous accueillit par grandes exclamations.

« La capitaine Neven et Issan seront en notre compagnie le temps de sauver Malaury ! »

Si la plupart me regardaient avec curiosité et admiration, quelques-uns marmonnaient dans leur barbe. J'avais hâte que l'un d'eux m'ennuie. Une fois qu'un serait remis à sa place, ils se calmeraient tous. Issan et moi nous mîmes immédiatement au travail : nous n'étions pas venus en tant que plaisanciers.

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