Chapitre 22 - Le Lièvre des Mers 1/2

   J'eus du mal à réaliser. Avais-je bien entendu ? Malaury ?

« Il est... il est tombé à l'eau il y a quelques jours ! soufflai-je, la peine dans le regard. On pense qu'il est...

— On a vu, oui ! Pas de chance, un navire de corsaire l'a récupéré avant nous ! »

Il était vivant ? J'avais l'impression que toute la fatigue de la nuit me quittait.

« Qu'on prenne la barre ! criai-je en m'avançant vers les bastingages. »

Cordage saisie, je me jetai sur le navire en mouvement d'en face et ratai mon atterrissage, m'effondrant à plat ventre sur le pont. Je me redressai et me précipitai vers Célestin, empoignant ses avant-bras :

« Comment ça, récupéré ? Il allait bien ? Raconte-moi tout ! Et où ça ? Et...

— Je vais tout te dire, chaque chose en son temps. Malaury était à l'eau, a priori. On l'a croisé il y a quatre jours, entre les deux continents, vers la Fosse des Tourments. Des corsaires l'ont sorti sous nos yeux. On a voulu le sauver, avant de nous rendre compte que plusieurs navires ennemis traînaient autour. Seuls, on n'aurait pas pu y arriver. »

Il était prudent, il avait raison. Mon cœur battait la chamade. Il y avait encore une chance, encore un espoir !

« Ils se sont dirigés vers Febiran. De ce que j'ai vu, ils ne l'ont pas traité comme un homme à la mer, mais bien comme un prisonnier. Ils ont dû le reconnaître, alors ils doivent le questionner à ton propos.

— Malaury est tenace, tu le connais, soupirai-je.

— J'espère qu'ils ne lui font pas trop de mal... »

Je hochai la tête :

« Ce qui me fait souci, c'est qu'ils l'emmènent vers Febiran. Tu sais comment on est réputés, là-bas, non ?

— Il risque la pendaison...

— Ils le tueraient tout de suite, tu penses ? »

J'étais inquiète, et je savais que je ne parvenais pas à le cacher.

« Aucune idée, Neven... mais qu'est-ce qu'il faisait à l'eau ? Une tempête ?

— Oh, misère ! Tu n'imagines pas tous les problèmes qui nous sont tombés dessus ! On peut en discuter dans ta cabine ? »

Il acquiesça. Il donna des indications à ses hommes, et j'ordonnai aux miens de suivre le navire du capitaine Arguy. Je descendis par l'écoutille pour passer sous le pont, et nous nous dirigeâmes vers une porte en bois décorée d'or et de bleu. Entrés, je retrouvai un lieu familier : j'y étais venue un bon nombre de fois pour discuter ou passer une soirée entre capitaines. Il s'agissait d'une cabine plus grande que la mienne. Une table rectangulaire était placée en son centre, entourée par quelques chaises. Un lit, une bibliothèque et un nouveau canapé trônaient dans un coin, une commode était située à ma gauche, et la pièce était globalement bien rangée. Sur la table, quelques cartes et bouteilles étaient soigneusement posées, avec des verres. Je pris place face à Célestin.

« Un verre ?

— J'ai déjà bien bu hier soir... donc seulement un fond. »

Il acquiesça, puis m'intima de m'expliquer. Je lui racontai les récentes menaces de DN : le message et le rat que j'avais torturé, les initiales, l'attaque subie en pleine nuit avec le passage par-dessus bord de Malaury, mon enlèvement sur le navire aux voiles noires, ses hommes – des pirates – à ma recherche à Britanger, ma fuite...

« Alors, après tout ce temps passé en mer, on le pensait mort, avouai-je en baissant l'œil. »

Il posa une main sur mon épaule :

« Je n'imagine pas à quel point tu devais être secouée... j'étais déjà sur les nerfs en le sachant aux mains des corsaires, mais toi... »

J'acquiesçai puis redressai le regard :

« Sinon, toi, tu as des informations sur ce DN ?

— Négatif, jamais entendu parler de cet oiseau. »

Il m'observait, les sourcils froncés, tracassé :

« On veut te faire tomber, tu penses ?

— Ou on m'en veut... Dans les deux cas, il faut éliminer la menace au plus vite.

— Augustin n'est pas au courant, je suppose ? Je l'ai croisé hier, il ne m'a rien dit à ce sujet.

— Ah, Augustin ! J'en ai des belles à te raconter ! »

Il écouta attentivement, puis soupira.

« Cet homme est une énigme... d'un côté il est crasseux au possible avec toi... et là, il t'aide pour ta sœur ? Très étonnant, si tu veux mon avis.

— Je suis d'accord, acquiesçai-je.

— Hier, je lui ai parlé de Malaury qu'on a vu, il a rétorqué que la couronne était plus importante...

— Quelle ordure ! grognai-je en tapant du poing. Il va m'entendre !

— Je l'ai insulté comme il se doit, ne t'en fais pas, Neven, m'assura-t-il avec un regard entendu. J'ai voulu engager le combat... mais contrairement à ce cher Augustin, j'ai pensé qu'il valait mieux s'occuper de la vie de Malaury avant, alors je l'ai laissé partir.

— Tu as bien fait, Célestin, tu as bien fait... En tout cas... abandon de ses camarades... ça pourrait être une raison valable pour le tuer, pas vrai ? soufflai-je, l'œil perçant.

— Pour moi, il n'aurait jamais dû devenir capitaine, me rappela-t-il. Tu aurais dû t'en débarrasser il y a longtemps.

— Je ne pensais pas que ça se passerait si mal, avouai-je. J'étais naïve de croire que la gestion serait aussi simple qu'avec chacun de vous. Et puis, quand je me suis rendu compte du type qu'il était, c'était trop tard, il était déjà bien installé au fond de sa coquille, il est malin...

— Tu sais, Neven, m'interpella Célestin, parfois, il vaut mieux être seul que mal accompagné. Dans ton cas, tu perdrais une trentaine d'hommes, un navire... mais tu serais débarrassée de cette vermine.

— Tu oublies quelque chose. Ses hommes étaient au départ les miens, les tiens, ceux des autres capitaines... Si on massacre Augustin et son équipage... qui nous dit que je ne subirais pas une mutinerie en contrepartie ? Je ne peux pas risquer ça. En revanche, repris-je avec un léger sourire, ils tiennent tous à Malaury, il est très aimé... si les hommes savent qu'il l'a laissé tomber sans hésiter, et si nous forçons un peu le trait... le tuer n'aurait pas le même impact, n'est-ce pas ? »

Son regard brilla, et il sourit à son tour :

« Je comprends ton idée, c'est plus sûr, tu as raison. Il serait considéré comme... un traître.

— Il l'est déjà, étant donné qu'il me cache des informations à propos de la couronne, repris-je en buvant une gorgée de rhum. Définitivement, la prochaine fois que je le croise, il est mort. Je ferai s'échauffer les esprits comme il faut, et on le massacrera.

— Je te suivrai, tu peux compter sur moi, m'assura-t-il. »

Je donnai une gentille tape sur sa tête, ébouriffant ses cheveux noirs au passage. Il grogna en les repassant en arrière, me faisant glousser de malice.

La mine plus sérieuse, je repris :

« Il faudra également qu'on coince ce DN...

— Tu suspectes du monde ?

— Personne. La seule chose que je puisse te dire, c'est qu'il est peut-être intéressé par la couronne.

— Et qu'il est un pirate...

— Fort probable. »

Il se massa le menton où une petite barbe de trois jours avait pris place.

« Je crois... je crois que j'ai une idée de qui ça peut être. »

Je penchai la tête sur le côté, curieuse.

« Nous sommes d'accord que celui qui obtiendra la couronne sera le prochain Souverain ? Malo m'a dit que c'est ce que tu supposais quand je l'ai vu pour vous prévenir pour la réunion... Tu sais, la fois où tu as fait la fête sans m'inviter, taquina-t-il. »

Je levai l'œil au ciel :

« Viens donc fêter une tempête avec moi, qu'on s'amuse... Mais oui, j'ai eu raison, on a bien voté ça par la suite. »

Un mince sourire apparut sur ses lèvres :

« Je crois que Nemer, notre Souverain actuel, n'a pas envie de rendre le titre de sitôt... »

Je haussai un sourcil :

« Lui ?

— Rien n'empêche un Souverain d'enchaîner les règnes. Or, c'est toi qui es la plus en tête parmi les Princes des Abysses. Donc c'est toi la plus gênante. Ça me paraît logique qu'il veuille t'éliminer. »

Après avoir bu une gorgée de rhum, il rajouta :

« Enfin éliminer... Tu m'as dit que DN te voulait vivante ? Je crois que ça ressemble beaucoup aux principes de Nemer. Il n'est pas du genre à tuer sans raison. Il fait souvent des prisonniers, et il paraît qu'il les traite bien. Peut-être qu'il souhaite te capturer, au moins le temps qu'il récupère sa couronne ?

— Ce que tu dis n'a aucun sens. Il sait bien que je voudrais le massacrer derrière, non ? Les types disaient vouloir m'emmener jusqu'à lui...

— T'emmener jusqu'à lui, oui... on te bande les yeux... »

Un sourire taquin prit place sur ses lèvres :

« Enfin, sur ce qui te reste pour voir... »

Un coup de pied dans le tibia le fit soupirer malgré la malice que je lisais encore dans ses yeux gris. Il reprit :

« Et donc, tu ne vois plus rien. Donc, si tu ignores qui se cache derrière ce « DN », tu n'as pas de raison de t'en prendre à lui. Or... tu as un N pour Nemer...

— Et le D ?

— Peut-être son prénom. Ou bien, peut-être un truc comme « Duc » ou « Docteur », un titre. Je ne le connais que de loin, je ne suis pas Prince des Abysses, moi, ma chère, sourit-il en buvant à nouveau. »

Je ne connaissais rien de lui. Seulement... cette théorie était brillante. Je ne pouvais pas en attendre moins de la part de Célestin Arguy. Le regard neuf, je tendis la main pour serrer la sienne :

« Très bonnes déductions...

— Je sais, je sais, je devrais faire partie des Princes des Abysses, et même devenir Souverain rien que pour mon charisme... ah, et tant que j'y suis, devenir Capitaine des flottes, n'est-ce pas ? »

Je pressai mes ongles sur sa peau :

« Tu feras attention, le lièvre, tes chevilles enflent, tu ne vas pas pouvoir courir bien vite. »

Il éclata de rire. Je me reconcentrai :

« Mais chaque chose en temps : Malaury d'abord. Les corsaires se dirigeaient donc vers Febiran ?

— Il me semblait, oui. Ils ont peut-être amarré ailleurs – je le souhaite, à vrai dire.

— Ils vous ont vus ?

— Probable, mais on s'est montrés neutres en passant notre chemin. On espérait qu'ils ne nous prennent pas pour des ennemis si on revenait.

— Je suis contente de t'avoir nommé capitaine, confiai-je. Donc, quelle serait l'opération ? Les retrouver et les attaquer ?

— Exact. »

Je croisai une jambe en buvant une gorgée, réfléchissant à toute allure, l'œil scrutant la carte. Dans ces moments-là, Célestin me suivait, et vifs d'esprit, nous arrivions rapidement à une stratégie.

« Mais s'ils me reconnaissent...

— Ils risquent de te menacer avec la vie de Malaury, affirma-t-il.

— Exact. Donc, je pourrais troquer ma tenue de capitaine pour quelque chose de plus simple et ressembler à un homme.

— Exact. Ensuite ?

— On prend le bateau d'assaut, sans laisser entendre que c'est le prisonnier qui nous intéresse, assurai-je.

— Et s'il y a d'autres bâtiments autour ?

— Alors il faudra être rapide. On ne peut pas attendre éternellement que notre cible soit isolée.

— Et si on tentait une approche furtive ? proposa-t-il.

— En pleine nuit, par exemple ?

— Par exemple, acquiesça le capitaine. »

Je bus une gorgée de rhum.

« Ceux qu'on enverrait... s'ils se font prendre, tu sais que c'est foutu ?

— Je sais. De toute façon, quoi que l'on fasse, ce sera risqué.

— Bon... étape une, on retrouve le navire. On décide très rapidement de la façon dont nous agissons selon sa situation : s'il est amarré, isolé...

— On fait en sorte que tu ne sois pas reconnue, ajouta Célestin.

— Mais mon bateau est reconnaissable, soupirai-je. S'ils le voient, Malaury serait en danger. Donc mon pavillon devra être baissé... oh... je crois que j'ai une idée ! souris-je en dressant mon verre.

— Hum ?

— Malaury a terminé à l'eau, ils doivent se demander pourquoi. Je pourrais prêter mon manteau et mon chapeau à Mathurin pour qu'il se fasse passer pour le capitaine et raconte que l'équipage s'est mutiné contre Malo et moi.

— Pourquoi pas. Ça éviterait de le mettre inutilement en danger puisqu'il ne serait pas utile à Mathurin. Donc ils ne pourraient pas menacer de le tuer, conclut-il.

— Exact. On y sera quand, aux alentours de Febiran ? Quatre jours ? Trois au mieux ?

— Trois si le vent est en notre faveur, confirma-t-il.

— J'espère qu'il sera toujours en vie... d'ici là, ça fera plus d'une semaine qu'il sera prisonnier... mais Malo n'est pas bête, il doit essayer de les cuisiner.

— Mais Malo est fidèle à ses principes aussi. Il pourrait mourir pour te protéger, je n'en ai aucun doute. »

J'acquiesçai : je ne serais pas étonnée non plus.

« Concernant l'abordage, repris-je, est-ce qu'on envoie des hommes chercher Malo ? Et le reste au combat ?

— Je pense que c'est la meilleure chose à faire.

— J'irai le chercher. Il faudrait être assez pour se défendre en cas d'embuscade, mais peu pour éviter d'être repérés trop facilement.

— Trois ?

— Ce serait bien.

— Je me joindrai à toi, il nous manquera une personne.

— On verra tout à l'heure quand on annoncera le plan aux hommes. On aura bien un volontaire. »

Célestin but une gorgée de rhum, puis murmura :

« Concernant la couronne, elle est déjà déplacée, tu as dit ?

— Eh bien... il semblerait. Un informateur m'avait dit qu'elle serait escortée par pas mal de navires de la Marine, mais je n'ai rien entendu de tel récemment.

— Moi non plus, étrange...

— En tout cas, Augustin saurait où chercher la localisation de la couronne. S'il ne l'a pas déjà trouvée. Nous, non. Alors, à part tenter de le suivre, on ne peut rien faire.

— Et le plan se situerait sur un navire ?

— C'est ce que Mora a entendu.

— Ta sœur va bien, d'ailleurs ? »

Son sourire était doux. Il savait à quel point la retrouver était important pour moi. Je lui avais confié ce secret une année plus tard, peu après que Malaury l'avait eu su. Mon second avait réussi à me convaincre que chercher à plusieurs optimiserait nos chances de la retrouver. Je n'en avais pas parlé aux autres capitaines : Célestin Arguy, également surnommé le Lièvre des Mers, était celui en qui j'avais le plus confiance. Il faisait partie des hommes qui m'avaient suivie lors de mon premier abordage, il était précisément le dixième recruté. Je le trouvais courageux, franc, bon buveur, et très magouilleur : on s'était bien amusés ensemble en ville. Toujours à me suivre quand je proposais des plans foireux, contrairement à Malaury qui me jaugeait, un sourcil haussé, le regard désapprobateur.

J'avais appris au fil du temps que Célestin, malgré son appétence pour les beaux objets et les beaux vêtements, se désintéressait de notre passé et de ce que nous cachions. Il nous disait que si nous ne voulions pas en parler, il y avait une bonne raison, et il n'insistait pas. J'avais toujours apprécié ce côté-là : je n'aimais pas m'étendre sur mon passé et mes états d'âme, je préférais passer du bon temps avec un ami. Je supposais que lui aussi, il préférait ne pas trop bavarder de sa vie passée – dont j'ignorais tout, d'ailleurs.

« Neuf années mouvementées, mais elle est heureuse d'avoir retrouvé ses racines, acquiesçai-je. Elle va rester avec nous pendant quelques semaines, puis je la ramènerai chez nos parents où elle pourra enfin commencer une vie sereine.

— Je suis content pour vous. En tout cas, avec un peu de chance, Augustin mettra du temps à trouver le navire... de corsaires, je suppose ?

— Ou de la Marine... dans tous les cas, on les reconnaîtra, ils seront bien habillés, me moquai-je.

— De toute façon, qu'il trouve la couronne avant toi n'est pas un problème en soi.

— Tu as raison, puisqu'à notre prochaine rencontre, je le massacrerai. S'il l'a, je la lui volerai, et le tour sera joué ! S'il ne l'a pas, eh bien, on fera au mieux pour la trouver ! »

Entendus, nous trinquâmes et terminâmes nos verres cul sec. C'était bon d'avoir un allié parmi tous ces obstacles à franchir. 

Alors, vos premières impressions sur Célestin ? :3

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