Chapitre 21 - Borg

Je jetai un œil innocent à la bouteille déjà bien entamée, et je décidai de me verser un nouveau verre : il fallait bien la terminer, non ? Issan et Jack avaient pris congé, et je m'étais installée sur le sol, dos à la rambarde, pour boire.

Je poussai un long soupir en constatant que j'étais seule avec ma boisson. Si Malaury était là, il m'aurait tenu compagnie – voire aurait fini par m'accompagner. Il m'aurait bien taquinée, mais il se serait aussi inquiété : il avait toujours peur quand je buvais trop.

Je levai le regard vers les cieux étoilés. Au cours de mes voyages, j'avais entendu diverses histoires. Certains croyaient que les morts étaient là-haut, auprès de ces points brillants. D'autres n'imaginaient rien après. Quant à moi, les Nelistes, et les marins en général... on se disait que c'était la mer qui nous recueillait. On pensait que notre âme, notre dernier souffle, rejoignait la mer pour y être bercée par la houle.

Notre père nous avait raconté de nombreuses histoires. Il nous disait qu'il fallait respecter ces eaux, et que la mer rendait toujours à l'homme ce qu'il lui infligeait. Alors, tout en admirant la force des vagues, je les avais toujours craintes : je me souvenais des épaves que nous avions croisées et qui nous avaient fait froid dans le dos. Si j'avais passé des années à jouer avec la mer, je savais qu'elle pouvait nous broyer en un rien de temps.

Néanmoins, savoir que c'était la mer qui s'occupait de nous à notre mort avait toujours eu un semblant d'apaisement pour moi. Je savais que nous étions entre de bonnes mains... alors Malaury l'était probablement aussi. Je l'espérais...

Quelques larmes brûlantes roulèrent sur mes joues rafraichies par le vent. Comme il me manquait... comme j'aimerais qu'il soit là... un semblant de colère me parcourut : si la mer avait décidé de me le prendre... pour quelle raison ? Pourquoi lui ? Qu'avait-il fait pour mériter cette mort ? Commençant à pester, je me calmai : c'était ainsi, c'était fait. Je bouillonnerais encore d'autres jours, je le savais, je mettrais du temps à accepter.

Puis, peut-être que c'était juste ma faute...

Mon cœur sembla se tordre dans tous les sens avant d'être violemment empoigné et pressé jusqu'à ce que je lâche un hoquet de sanglot.

Des gouttes filèrent le long de ma joue tandis que j'engloutissais un verre cul sec, comme si j'essayais de me remettre en place. Alors que je me servais à nouveau, un bredouillement parvint à mes oreilles :

« Capitaine, tu es sûre de pouvoir tout boire ? souffla Borg. »

J'avais eu du mal à comprendre ses paroles. Tout me semblait déformé autour de moi. J'avais un peu trop forcé sur l'alcool, et trop vite... mais cela me faisait un peu de bien, d'être si embrumée que mes pensées s'enfumaient en même temps.

« Oui, oui, baragouinai-je.

— Je me suis rendu compte que l'on n'a pas fait l'usage, pour Malaury, capitaine. »

Il n'avait pas tort. Seulement...

Ce serait confirmer que Malaury n'était plus là.

Qu'il était mort.

Je poussai un long soupir :

« Est-on obligé ?

— Tu n'arrives pas à l'accepter ?

— Comment je pourrais ? »

J'étouffai un sanglot.

L'instant d'après, Borg posa une main chaude et amicale sur mon épaule :

« Capitaine, l'équipage est là pour toi...

— Et alors... »

Me rendant compte de mes mots, je pleurai de plus belle :

« Je vous aime... mais Malaury... Malaury, c'est...

— Oui, c'est différent.

— Il me manque tellement... »

Je me demandais si un jour je pourrais me sentir totalement bien et apaisée sans qu'il ne soit à mes côtés. Probablement jamais.

« Je dois retourner au gouvernail, je suis désolé...

— Pourquoi tu voulais faire l'usage ? soufflai-je entre deux sanglots.

— Par rapport aux sirènes, expliqua-t-il.

— Tu y crois ?

— Je ne suis pas neliste, mais je crois aux sirènes. »

Piquée par la curiosité, mes larmes s'arrêtèrent. Je séchai mon visage et avalai une gorgée de rhum. Il était si terre-à-terre, pourtant...

« Pourquoi ?

— C'est une vieille histoire...

— Je t'écoute... soufflai-je en buvant à nouveau. »

Enfin, j'allais tout faire pour. Je ressemblais vraiment à une ivrogne...

« Tu m'as toujours connu en tant que pirate, c'est ça ?

— Toujours.

— Avant, j'étais un corsaire. »

Je haussai un sourcil :

« Un corsaire ? Mais pourquoi être devenu pirate ?

— On me prenait pour un incapable quand je servais le Roi malgré tous les efforts que j'abattais...

— Hein ? Mais tu es si doué à la barre...

— À cause de ça, ma chère. »

Il releva son crochet.

« Quand on n'est pas tout à fait comme les autres, forcément, on ne réussira pas à leurs yeux... enfin, là n'est pas le sujet. Comment ai-je perdu ma main ?

— À cause d'une sirène ?

— Raté ! s'esclaffa-t-il avec sa grosse voix. »

Il me lança un regard amusé tandis que je l'observais, perdue et curieuse à la fois.

« Pourquoi je suis devenu corsaire ? Parce que je ne voulais plus de mon ancien métier. C'était il y a une vingtaine d'années. J'avais même pas trente ans. J'avais... j'avais vingt-huit, oui ! se souvint-il. J'étais Chasseur de Sirènes. »

Mes lèvres s'arrondirent. Lui, Chasseur ? J'en apprenais, ce soir ! J'étais toute captivée !

« Et alors ?

— Je crois n'avoir presque jamais vu de sirènes en douze ans de carrière. On n'en a jamais ramené. Après, on n'osait pas nous rendre dans la Fosse des Tourments alors que beaucoup supposent qu'elles se trouvent là-bas... Mais donc... à mes quarante-ans, un jour, on a vu quelque chose briller sous la surface ! Alors, ravi de pouvoir enfin trouver une sirène, je l'ai harponnée ! Et malheur ! »

J'avais l'impression de retomber en enfance, captivée par les récits de Rimbel, le second de mon père. Il pouvait tenir Mora et moi éveillées pendant des heures et des heures, si bien que Papa l'avait plus d'une fois sermonné que nous avions besoin de dormir.

« C'était un requin ! La pauvre bête se débattait comme jamais ! Moi, je tirais de mon côté pour retirer la lance et le libérer, mais impossible ! Et puis, arriva ce qui devait arriver : j'ai fini à l'eau. »

Mon œil brillait de fatigue et de curiosité.

« Sous l'eau, dans la cohue... J'étais déjà en panique car je ne sais pas nager... et le requin qui s'agitait... j'ai pas compris tout de suite, mais j'me suis retrouvé avec la main en moins. Ça m'a fait un choc... Mais j'lui en veux pas, à la pauvre bête ! T'imagines si tu te prenais une lance dans le flan ? »

J'éclatai de rire :

« Pas besoin d'imaginer, je l'ai vécu.

— Et donc... qu'as-tu fait ?

— Je me suis enragée et j'ai décimé tous ceux qui se mettaient sur mon passage.

— Exactement. Ce pauvre requin a réagi pareil. C'est pas méchant, ces bestioles. »

Il toussota :

« En tout cas, entre la douleur qui remontait lentement le long de mon bras et la panique, je me suis évanoui. Je pensais que j'allais mourir. Et puis... je m'suis réveillé ! »

J'acquiesçai, lui demandant du regard de continuer son récit.

« Le ciel était bleu et beau. J'étais allongé sur le sable, à moitié dans l'eau. Je respirais. J'avais toujours mal là où je me suis fait sectionner le bras... j'ai commencé à me redresser... et là, entre deux rochers... j'en ai vu une !

— Une sirène ? criai-je presque.

— Oui ! affirma-t-il. C'était une femme avec de beaux cheveux blonds, des yeux gris, les seins nus. Elle était accoudée à un roc. Elle me regardait avec tellement de douceur... dès qu'elle a remarqué que j'étais réveillé, elle a disparu sous l'eau. J'ai eu le temps de voir un pan d'écailles avec un voile orangé en forme de queue frapper la surface, mais c'est tout. »

Les sirènes existaient-elles vraiment ? Ou bien, Borg avait-il halluciné à cause de la douleur ?

« Je sais c'que tu penses : il est fou, ce vieux. Ses souvenirs lui font défaut. Il a halluciné. Non, je l'ai vraiment vue. Et j'ai la sensation qu'elle m'a sauvé la vie. Quand elle m'observait... elle avait l'air inquiète, assura-t-il. Comme si elle surveillait mon état... »

Il posa la main sur son cœur :

« Je la remercie chaque jour de m'avoir ramené sur une plage. Sans elle, je ne serais pas à tes côtés. Je lui suis à jamais reconnaissant de m'avoir permis de vivre. Et c'est également pour cette raison que j'ai décidé d'arrêter la Chasse aux Sirènes. Elles ne sont pas malveillantes, j'en suis convaincu. »

Il tourna finalement le regard vers moi :

« Donc, les morts en mer... l'usage, c'est pour qu'ils ne soient pas attaqués ou dévorés par ce qui se trouve sous l'eau. Et, il paraît, par les sirènes – même si je ne crois guère qu'elles soient mauvaises... Si c'est une femme qui meurt, l'usage est encore plus important à respecter. C'est pour qu'elle ne se transforme pas en sirène. »

Je comprenais mieux pourquoi il disait ne pas être neliste : pour ces religieux, les sirènes étaient leur pire cauchemar.

« Alors, capitaine ? L'usage ? Pas l'usage ? Je te suis. »

Je n'avais pas envie de prononcer ces terribles mots. « Que les vagues te bercent pour un repos éternel ». Ceux qui indiquaient qu'il était mort.

Je poussai un soupir :

« Depuis le temps... je pense que c'est trop tard pour dire quoi que ce soit. »

Il fronça les sourcils, mais il comprit :

« Pas de soucis, capitaine. Accepter prend toujours du temps. Ne te force pas. »

Je terminai les dernières gorgées de rhum et me redressai en chancelant : mes jambes tremblaient. Non sans peine, je descendis l'échelle pour me diriger vers ma cabine, refusant l'aide que l'on souhaitait m'apporter. Je me laissai tomber sur mon matelas dans un soupir.

« Neven ? Tu vas bien ? Tu as bu, j'ai l'impression.

— Pas grand-chose, t'en fais pas, bredouillai-je.

— Tu empestes, soupira Mora. Bois un peu d'eau, tu risques d'avoir une bonne gueule de bois demain. »

Je l'écoutai, ayant l'impression d'avoir un Malaury à mes côtés.

« Pourquoi tu as bu ?

— J'avais envie...

— Bon, tu me raconteras demain. Dors bien. »

Je pris du temps à m'endormir. J'avais trop bu, et le fait que je mangeais moins ces derniers temps n'aidait pas mon corps à supporter l'alcool. J'avais patienté un moment sur le matelas, à chercher le sommeil, en vain, malgré toute la fatigue qui parcourait mon corps, mais le mal de crâne était lancinant, ma tête tournait, et les nausées remontaient. Je me sommais de dormir, car une longue journée m'attendrait demain : naviguer au plus vite, et rattraper Augustin. Si seulement c'était possible...

Je me réveillai dans un long soupir. A priori, le soleil avait beau taper mon visage depuis un moment, cela ne m'avait pas empêchée de dormir. Des douleurs au crâne, quelques nausées aussi, une bonne gueule de bois ! Je découvris une bouteille contenant le fameux remède miracle de Mathurin à mes côtés : on avait dû le prévenir. Je jetai un œil autour de moi : personne. Pas de Malaury. Pas de mot doux glissé sous le verre.

Je me redressai et m'adossai à la paroi de la cabine pour boire. Je restais un moment immobile, le temps que les maux de tête s'apaisent. Debout, je me rattrapai de justesse à ma bibliothèque : je manquais d'équilibre. Je m'avançai lentement jusqu'à mon hublot que j'ouvris. Je fermai l'œil. La douce odeur de la mer, les vents qui fouettaient mon visage, les voix de mes hommes qui travaillaient en rythme. Tous ces éléments de mon quotidien qui me rassuraient.

Habillée, je sortis d'un pas mal assuré, et on me demanda si j'avais bien dormi.

« J'ai un peu trop bu hier, avouai-je en me hissant vers le gouvernail.

— Vous ne voulez pas vous reposer, capitaine ?

— Vous le méritez ! renchérit un autre. »

Les hommes m'observaient, une inquiétude sur le visage. Mes amis leur avaient-ils expliqué mes tourments ?

« Je vais bien, prendre l'air me fait du bien, rassurai-je avec un sourire. »

En m'approchant de la barre, Borg secoua la tête :

« Je vais la prendre encore quelques heures, ne t'en fais pas. »

Je les trouvais bien préoccupés par mon état, aujourd'hui. Je le remerciai et m'installai sur un tonneau pour profiter de l'air marin. La tête ailleurs, je me perdais sur les vagues qui léchaient la coque du navire à intervalles irréguliers. Tu reposais ici, alors ? J'espérais que c'était en paix, tu le méritais... J'avais du mal à croire que la dernière fois que je t'avais vu, c'était sur le pont, en pleine nuit, sur le point d'être jeté à l'eau. Comme j'aurais voulu te dire à quel point je t'aime et à quel point tu es important à mes yeux. Le savais-tu, à ton dernier souffle ?

Après le déjeuner, je repris la barre, plus en forme que ce matin. Je me sentais mélancolique, mais la régularité des vagues s'affaissant contre le bois m'apaisait comme une mère chanterait une berceuse à sa fillette. En fin d'après-midi, Issan cria depuis le nid-de-pie :

« Navire droit devant ! Il avance dans notre direction ! »

Je saisis immédiatement ma longue-vue. Je plissai l'œil...

« C'est le capitaine Célestin Arguy ! lança le jeune homme avant moi. Je crois qu'il nous fait signe, il nous a reconnu ! Ils se retournent ! Ils carguent en partie les voiles ! Ils nous attendent, on dirait ! »

Pour quelle raison ? Étonnant.

Un quart d'heure plus tard, alors que je commençais à donner les ordres pour nous arrêter, la voix de Célestin me parvint :

« Non, Neven ! Continuez à avancer ! On n'a pas une seconde à perdre ! »

Un homme d'un peu moins de trente ans tendit le bras en avant pour ordonner de reprendre de la vitesse. Ses cheveux noirs peinaient à rester lissés en arrière, se rebellant par mèches à l'aide des vents. Alors qu'il s'agitait pour donner les directives, un rayon de soleil illumina l'un des nombreux boutons et décorations dorés qui ornaient son manteau teint d'un bleu marine profond et puissant.

Il se tourna ensuite vers moi, faisant claquer sa rapière contre la rambarde. Il me fixait de ses yeux gris, les sourcils froncés par l'urgence. Ce n'était pas son genre, de faire une tête pareille lors de nos retrouvailles !

« Que se passe-t-il ? lançai-je.

— C'est Malaury ! »

^-^ Eheheheh ♥

Joyeux Noël ! Ce chapitre tombe vraiment à pic avec aujourd'hui ! ♥

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