Chapitre 18 - Comme avant
J'avais l'impression que tous les morceaux étaient reconstitués. Le vide de la disparition de Mora était enfin comblé. Tout reprenait son cours. Tout allait mieux. Enfin. Après cette tendresse, nous entrâmes. Comme avant, ma sœur et moi nous installâmes sur le sol auprès de la cheminée éteinte. Ce n'était pas la même maison que durant notre enfance, mais ils avaient tenu à ravoir une cheminée dans celle-ci aussi. Notre père, assis sur un grand fauteuil vert, séchait ses larmes d'une main, ému.
« Ma fille chérie... mes deux filles chéries... comme c'est bon de vous avoir toutes les deux près de moi... Raconte-moi ce qu'il s'est passé, Mora... raconte-moi tout... »
Elle lui conta ce que j'avais découvert ces dernières semaines. Il écouta attentivement, et maugréa quelques injures dans sa barbe à l'encontre de Logan. Notre mère avait entretemps terminé de cuire ses pâtisseries au chocolat et les avait apportées. Mora plissa les yeux de bonheur :
« C'est aussi bon qu'avant ! »
Notre mère sourit et s'installa à nos côtés pour caresser nos têtes. J'avais l'impression qu'elle n'arrivait pas à croire que nous étions à nouveau tous réunis. Quand nous étions nées, notre père était déjà capitaine depuis des années et des années. Notre mère nous avait laissé naviguer avec notre paternel aux alentours de nos dix ans, bien malgré elle, quelques semaines par-ci, quelques semaines par-là. Il lui avait assuré qu'il n'y aurait aucun abordage quand nous étions à bord... il lui avait en partie menti, même s'il nous enfermait dans sa cabine à ces moments-là. C'était notre secret à tous les trois, il disait. Une promesse faite avec le petit doigt.
Je me souvenais que je m'ennuyais beaucoup quand j'étais sur terre. J'aimais la mer, et j'y passais tout mon temps, mais je finissais par ressentir un manque. Naviguer était unique. Alors, j'attendais patiemment que notre père nous emmène à nouveau avec lui sur son bateau pour retrouver les sensations de liberté que j'aimais tant.
« Les hommes sont vilains, mes filles, soupira notre père.
— J'ai vu ça... acquiesça Mora.
— Et toi, Neven ? Toujours seule ? Personne n'a pillé ton cœur ? »
Je me renfrognai. Un pirate avait bien volé mon cœur... seulement, ce pirate n'était plus.
« Bref ! lança Mora. J'ai envie de voir notre nouvelle chambre ! On y va, Neven ? »
J'acquiesçai vivement en me relevant avec elle.
« On revient ! lança-t-elle en souriant, puis en m'entraînant dans le couloir. »
Derrière les regards de nos parents qui avaient froncé les sourcils, je poussai un soupir :
« Merci, tu m'as sauvé la mise...
— Je sais bien que ce sujet est encore trop sensible pour toi... allez, viens ! »
Je laissais un sourire m'échapper face à sa mine joyeuse tandis qu'elle ouvrait la porte de notre chambre. Même si nous avions déménagé, j'avais tenu à la garder à peu près comme avant. Toujours les mêmes tapisseries crème. Les mêmes meubles bruns : notre lit, un grand placard, un grand bureau, deux tables de nuit, deux chaises. Mora se rua vers un petit coffre en bois posé sous la fenêtre. Elle l'ouvrit du bout des doigts, comme si elle craignait qu'il ne tombe en morceaux sous ses mains. Ses yeux s'illuminèrent :
« Il y a toujours tous nos coquillages !
— Comme si j'allais en jeter ! ris-je en m'installant à ses côtés.
— Et tous nos autres trésors ! L'étoile de mer qu'on avait fait séchée ! Les bijoux ! Que de souvenirs ! »
Nous sortîmes une à une toutes les babioles que nous avions entreposées dans notre coffre à trésors, nous rappelant des anecdotes en riant. Après avoir rangé son contenu, elle observa notre bureau avec curiosité. Elle prit quelques cahiers posés dans un coin et les feuilleta avec un petit sourire :
« Ce cahier est à toi, c'est ton écriture... tu n'arrivais pas à faire les k.
— En même temps, c'est bizarre, ris-je. »
Elle lut plus attentivement.
« Tu n'as plus étudié ? Les dernières dictées qu'il y a là... on les a faites ensemble, je crois ? »
Elle avait toujours eu bonne mémoire, mais je ne pensais pas à ce point-là. Se rattachait-elle à nos derniers souvenirs ensemble depuis neuf ans ?
« Plus vraiment, rectifiai-je. Plus dans nos cahiers, ça me rappelait trop de souvenirs. Et toi ?
— J'ai appris pour le travail, à Niliba et Febiran. C'est loin d'être excellent, mais je me débrouille plutôt bien.
— Je suis toujours aussi nulle, soupirai-je. Sauf pour lire les cartes, souris-je avec malice. »
Nous observâmes ensuite nos créations. Des dessins, des coquillages peints, de la couture pour ma sœur...
« Oh, regarde comme il est mignon ! J'avais oublié que je l'avais brodé ! »
Elle me montra une peluche bleue moelleuse en forme de requin. Je touchai la texture : très douce. Elle écarquilla les yeux de contentement :
« Je sais ! Si jamais tu as une fripouille, je lui offrirai ! »
Je souris tendrement :
« Tu as l'air beaucoup plus enthousiaste que moi, c'est fou...
— C'est un événement plutôt heureux, normalement... et puis... je me dis que je pourrais avoir ma sœur près de moi pour quelques mois, en sécurité !
— Tu y tiens, à ce que je reste, hein ? »
Elle acquiesça vivement. Nous nous installâmes un instant dans notre lit.
« Mieux que mon matelas, pas vrai ?
— Je ne peux pas le nier, rit doucement Mora.
— Alors, tu vas rester chez les parents ? »
Elle releva ses jambes pour les étirer, une à une, comme lorsque nous étions petites. Elle réfléchissait.
« D'un côté, je suis ravie de les revoir. J'ai pleins de choses à rattraper. De l'autre... »
Elle tourna le regard vers moi :
« J'ai aussi énormément de choses à rattraper avec toi... et j'aimerais beaucoup que tu fasses une pause pour passer du temps avec moi, en sécurité.
— La piraterie te fait si peur que ça ? »
Elle hocha la tête :
« Je t'avoue que je ne suis pas totalement à l'aise sur le bateau. J'ai des souvenirs de ce jour où on a été séparées... je n'ai pas envie de te perdre à nouveau.
— Je comprends tes craintes, mais il faut que j'avance. J'ai un bel avenir qui se profile, et toutes les cartes en main... ce serait dommage de ne pas saisir cette opportunité. »
Elle regardait le plafond, un air déçu sur le visage. Elle poussa un long soupir :
« Je pense venir avec toi pour quelques temps. Si tu veux bien...
— Évidemment, que je veux bien ! souris-je. On n'abordera pas trop... enfin... j'éviterai les routes avec trop de passages. Ça te rassurerait ? »
Elle acquiesça vivement, puis elle se tourna mieux vers moi :
« Tu feras attention ?
— Ne t'en fais pas pour ça. On retourne voir les parents ? »
Elle acquiesça et sauta du lit, me suivant jusqu'au salon. Nos parents m'observaient avec curiosité. On s'était tellement de fois entraidées ainsi : prétexter avoir autre chose à faire, et en profiter pour fuir leurs questions.
« Qu'est-ce que tu caches, Neven ? finit par soupirer notre père. »
Ses yeux étaient sombres.
« Ce sont mes affaires, rétorquai-je durement. »
Mentir en disant qu'évidemment, je n'aimais plus personne depuis Darren ? Mais que leur dirais-je une fois devant eux avec un ventre arrondi ? Je poussai un soupir agacé.
« J'espère que ce n'est rien de grave, murmura notre mère, plus inquiète qu'en colère.
— Je suis adulte, je ne suis plus une enfant... »
J'avais parfois l'impression qu'ils l'oubliaient.
« Ah ! Je sais ! s'exclama notre père. Tu es retournée avec le bachi-bouzouk de Britanger ! »
J'écarquillai l'œil : il se trompait lourdement.
« Papa, soufflai-je, laisse-moi tranquille avec ça. Ce sont, encore une fois, mes affaires.
— Tu as eu des ennuis avec un garçon, alors ?
— Papa ! criai-je cette fois. Je n'ai pas envie de parler de ça !
— Tu sais, ton Darren ? »
Je levai l'œil au ciel, grommelant que je ne voulais rien savoir à son propos. Il continua tout de même son récit :
« Nous sommes retournés à Britanger à plusieurs reprises... le petit avait mémorisé l'apparence de notre bâtiment, et il a essayé de venir à chaque fois. Il disait vouloir te parler, je lui ai toujours barré la route. Il s'en est pris, des coups, s'esclaffa-t-il.
— Tu ne me l'as jamais dit, ça ! m'exclamai-je en fronçant les sourcils. »
Darren avait cherché à me contacter ? Pourquoi me l'avait-il caché ?
« Pourquoi je te l'aurais dit ? C'est un imbécile qui t'a fait souffrir. Tu allais retomber dans ses bras, et il allait à nouveau te faire du mal... Je n'ai pas supporté de te voir pleurer à cause de ce bachi-bouzouk, il n'était pas question que ça recommence. »
Si j'avais su tout cela... que ce serait-il passé ? Mon père avait beau avoir raison, je n'appréciais pas ses cachotteries. Je mordis ma lèvre pour me calmer, puis murmurai :
« Papa... mes affaires de cœur sont mes affaires, tu n'as pas à t'en mêler. Tu n'avais pas à me cacher tout ça. Je suis grande, je ne suis plus ton bébé.
— Tu es encore petite, Neven. J'essaie de te protéger.
— Je suis capitaine, papa. J'estime pouvoir me débrouiller...
— Tu as à peine vingt-trois ans ! Tu ne sais encore rien ! grogna-t-il.
— Papa ! Je suis adulte ! Tu n'as pas besoin de te mêler de mes affaires ! »
Cette discussion ne rimait à rien. Nous étions tous les deux têtus, alors dès que l'on se disputait, cela durait des heures. Je savais que mon père était protecteur, mais je détestais être prise pour une enfant.
« Quand est-ce que vous repartez ? questionna finalement notre mère avec un sourire. Tu restes ici, Mora ? »
Notre mère qui intervenait toujours avant que nous ne haussions trop le ton. Elle était toujours présente pour apaiser les tensions dues à nos caractères explosifs.
« D'ici quelques heures... on peut manger ici, pour le midi ? questionnai-je en m'efforçant de sourire. »
Pas la peine de rentrer en conflit avec mon père alors que Mora était de retour.
« Je pense naviguer un peu avec Neven, puis j'aimerais m'installer ici, avec vous, si possible...
— Bien entendu que tu peux ! sourit notre mère avec tendresse. »
Nous continuâmes à papoter plus calmement. Ma mère, bavarde, s'était mise à lui raconter toutes les activités agréables que Mora pourrait réaliser ici et au village. Lorsqu'elle avait mentionné la couture, le regard de ma sœur avait brillé. Mon père se tourna vers moi et en vint à la piraterie :
« Tu entends tout ce qui se trame avec la couronne, pas vrai ?
— Oui, nous allons tenter de la chercher. On a de bonnes pistes, assurai-je. »
Il me sourit avec une certaine fierté :
« Je me sens honoré que tu portes mon chapeau, Neven. Tu es une excellente capitaine, tu es puissante et tu sais t'imposer. J'entends dire aussi que tu sais très bien naviguer... je n'en attendais pas moins de toi ! »
Il continua de me complimenter et de me féliciter. Au bout de quelques minutes, ma sœur suggéra à ma mère de commencer à cuisiner, et elle partit assez précipitamment. Je l'observai du coin de l'œil. Jalouse ? Comme avant, lorsque mon père ne louait que mes prouesses sur le navire et qu'elle préférait partir tricoter dans notre cabine, seule ?
Ou bien... était-ce plutôt la mention de la couronne et de la piraterie qui l'avait fait fuir ?
Peut-être aurait-elle préféré que mon père cesse de me complimenter et de me pousser dans cette voie ?
Nous déjeunâmes avec le sourire et restâmes encore quelques temps auprès de nos parents. Ils me demandèrent à plusieurs reprises de faire attention à Mora et de vite la leur ramener : ils avaient hâte de passer du temps avec. Je les avais rassurés à chaque fois, calmement, et nous repartîmes avec des pâtisseries préparées par notre mère : des biscuits sucrés et chocolatés. En grignotant sur le chemin vers le bateau, je souris :
« Alors ? Heureuse d'avoir revu papa et maman ?
— Si tu savais ! Ils m'ont tellement manqué... je n'avais pas envie de les quitter, mais j'ai envie de passer du temps avec toi aussi !
— Je te ramène d'ici quelques semaines, je pense ? Le temps qu'on trouve notre couronne, ahah !
— Vous avez des pistes, alors ?
— Un peu. On sait qu'elle est forgée à Bordefaune, et qu'elle sera livrée d'ici... une dizaine de jours. Quelque chose comme ça. »
Elle fronça les sourcils.
« Hum ?
— Ce n'est pas ce que j'ai entendu quand j'étais avec le capitaine Augustin... ses marins discutaient, donc j'ai écouté...
— Qu'est-ce que tu as entendu ?
— A priori, la couronne est déjà forgée, et déplacée. Ils semblaient savoir où elle était, ou presque, mais le capitaine Augustin les a fait taire quand ils ont commencé à bavarder.
— Car tu étais là ?
— Je suppose. »
Ils avaient une longueur d'avance sur nous, alors ?
« Mais il n'est pas sous ton commandement ?
— Si, soufflai-je avec agacement.
— Pourquoi il ne t'a rien dit, alors ? Ta flotte n'est pas censée te soutenir ?
— Car il me déteste ! Ce n'est d'ailleurs pas la première information qu'il me cache. S'il peut récupérer la couronne avant moi, il le fera sans hésiter ! Alors m'aider ? Hors de question ! Tu comprends mieux ce que je voulais dire, à présent ? »
Elle hocha la tête.
« En tout cas, ce que tu m'apprends précipite les choses... qu'est-ce que tu as entendu d'autre ?
— A priori, un navire du gouvernement détiendrait les informations que recherche le capitaine Augustin. Et il a coupé ses marins là-dessus, très sèchement.
— Il faudrait qu'on aborde, alors, réfléchis-je. Rien à propos du bateau ? »
Elle secoua la tête de droite à gauche. Du gouvernement, alors ? C'étaient peut-être des corsaires. Ou une troupe spéciale du gouvernement. Dans tous les cas, ils seraient reconnaissables avec leur uniforme, nous n'aurions pas de problèmes à les cibler. Seulement, où chercher ce navire ?
Remontée sur le bateau, les hommes m'observaient avec attention, le regard brillant : ils avaient hâte de reprendre la mer, et surtout, de trouver la couronne. Je cherchai Mathurin du regard, entre les tonneaux, caisses et mouvements sur le pont. Trouvé, il était en pleine discussion avec des marins et Darren. Je me dirigeai immédiatement vers lui :
« On a du nouveau ! »
Nous nous éclipsâmes, ma sœur avec nous. Après lui avoir raconté ce que Mora venait de m'apprendre, il s'adossa contre la porte de ma cabine, le menton entre les doigts :
« Le mieux que l'on puisse faire, c'est d'essayer de le rattraper... malheureusement, il y a des chances pour qu'il nous ait largement devancés. Du village où vivait Mora, il avait le cap vers le Nord tandis que nous nous sommes rendus au Sud. »
Je poussai un soupir :
« À son opposé... nous repartons vers le Nord. Je pensais que nous aurions le temps de faire une halte au Repaire des Pirates, pour une cérémonie pour Malaury... »
Je baissai l'œil.
« Mais nous n'aurons pas le temps... il faudra qu'il attende encore un peu. »
J'ordonnai de mettre les voiles, cap sur le Nord, pour la couronne. Je ne précisai rien à propos de notre retard et des magouilles d'Augustin pour l'instant : je ne voulais pas que les marins se retournent contre moi, avec comme prétexte le fait que nous nous étions trop éloignés de notre cible en nous rendant à Toplina.
Saleté de noble.
Tiens, tiens, tiens... les choses se compliquent :'3
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