Chapitre 16 - Masque fissuré 2/2


   Enserrée dans ses bras, je me retenais de pleurer trop fort, hoquetant et m'étouffant, craignant d'être entendue. Mora caressait ma tête, comme avant. Elle me parlait d'une voix douce et tendre, avec des mots chaleureux. Elle me répétait qu'elle était là, qu'elle serait toujours là, que tout irait mieux au bout d'un moment. Je me concentrais sur sa voix, sur ses mots qui avaient toujours su me réconforter. Je cherchais à ne penser qu'à elle, à oublier mon amour, même si cela me semblait impossible.

Quelques lancinantes minutes de larmes plus tard, je m'étais calmée. Je séchais mon visage avec un chiffon, frissonnante. Mora caressait encore mes cheveux. Elle me serra à nouveau dans ses bras, et je fermai l'œil, apaisée de l'avoir près de moi.

« Tu veux me raconter ? »

J'acquiesçai sans hésiter. Ma confidente était de retour. Notamment pour mes peines, ces souffrances que je ne pouvais pas partager à tous. Elle avait toujours su panser mes blessures avec sa douceur et sa bienveillance. Je décidai de lui expliquer mon histoire avec Darren en premier. Elle fronça les sourcils :

« Quel idiot... tu es tellement incroyable, il a raté la chance de sa vie ! »

Je ne pus m'empêcher de sourire :

« Mais non... mais ça nous amène à Malaury. »

Je lui racontai tout. Quand j'étais devenue capitaine, quand nous nous étions rapprochés – beaucoup trop. Ma peur de m'engager. Notre tendresse, son affection. Nos récentes disputes à cause de son impatience, suivies de mes aveux. Je finis par regarder ma sœur en soupirant, lui prenant la main :

« Et puis... tout récemment... »

Je la ramenai sur mon ventre. Elle écarquilla les yeux :

« Hein ? C'est sûr ?

— Non, pas encore... je ne sais pas encore... soupirai-je. Je saurai bientôt, d'ici moins d'une semaine. Honnêtement... ça semble parti pour, et je ne sais pas quoi faire. J'ai peur... »

Cela faisait longtemps que je n'avais pas vidé mon sac ainsi.

« J'ai toujours mal quelques jours avant, et là, rien du tout...

— Tu penses que tous ces événements auraient pu te perturber et te décaler ?

— Ce n'est jamais arrivé avant, alors je n'en sais rien, soufflai-je. Si j'attends bien un enfant, je ne sais pas ce que je devrais faire. Mathurin m'a dit qu'il existait des moyens pour arrêter une grossesse. Des moyens sans risques, précisai-je en la voyant froncer les sourcils. Il faut déjà trouver les plantes dont il a besoin. Puis... »

Je n'y pensais pas depuis hier, mais la question valait la peine d'être posée :

« Imaginons que j'ai le choix... est-ce que je le garde ? C'est la dernière trace que j'ai de Malaury... en plus, je ne sais pas ce qu'il aurait voulu... et moi, je ne sais pas ce que je veux vraiment. Mais si je le garde, toute ma carrière de capitaine devrait être mise en suspens... Et puis... et puis, comment je m'en occuperais ? Je ne sais pas faire, et je n'en veux pas... Et... et son papa ? »

De la peine dans mon regard. Je soupirai longuement :

« Qu'est-ce que je lui dirais ? Que son papa l'aimerait beaucoup, mais que maman n'a pas pu le sauver ? Il m'en voudrait, et je comprends... Moi aussi, je m'en veux... Je n'y pense pas, j'essaie... mais dans le fond... »

Je poussai un énième soupir :

« Dans le fond, c'est moi qui aurais dû mieux agir pour le sauver... J'aurais... je ne sais pas trop... j'aurais dû faire mieux... »

Je frissonnai. J'évitais de trop repenser à cette nuit où tout avait basculé. Plus le temps passait, plus je culpabilisais. J'avais l'impression de l'avoir envoyé mourir...

« Tu as fait de ton mieux, Neven. Vraiment. Je ne vois pas ce que tu aurais pu faire de mieux. Quant à ton... bébé... on verra bien... »

Elle m'enlaça doucement, puis pinça ma joue :

« Peut-être que faire une pause serait une bonne idée, non ? Tu n'as pas l'air bien... et si tu attends bien une petite fripouille...

— Tu parles comme papa, souris-je.

— Eh bien, tu devras faire très attention pour ne pas le perdre. Donc peut-être que faire une pause est bientôt le moment, Neven.

— Je n'ai personne à qui confier le commandement de mes flottes pendant mon absence, rétorquai-je.

— L'homme à lunettes qui sourit tout le temps ?

— Mathurin ? Il est de confiance, oui. Il a pu diriger le temps de courtes absences... je ne sais pas s'il pourrait devenir capitaine sur un plus long terme, et encore moins s'il pourrait commander une flotte... s'il aurait assez de poigne, notamment. Si le capitaine des flottes n'est pas respecté, on se retrouve facilement avec une mutinerie, et je ne veux pas revenir en ayant perdu plusieurs bâtiments. »

Mon quartier-maître était un homme qui n'avait ni participé à des combats ni à des pillages ni à des tortures. S'il était une figure importante grâce à son statut, il n'était pas une figure d'autorité pour autant. S'il pouvait donner des indications sur La Mora, il ne pourrait pas mener d'offenses ni diriger mes flottes. Il faudrait quelqu'un pour l'épauler sur le navire, mais qui ? Issan était de confiance, mais trop jeune, sans parler du fait qu'il manquait d'expérience. Borg ou Jack ? Le premier avait de l'expérience, oui. Le second, je préférais ne pas lui donner trop de responsabilités : têtu comme une mule à propos de son hérésie, je craignais des décisions farfelues à propos de la religion. Si Mathurin ou Borg gérait mon navire, ce ne serait en tout cas pas à l'un d'eux de diriger mes flottes. Il faudrait un autre capitaine en chef.

Mora observait ma mine renfrognée, semblant chercher une idée pour m'aider.

« Un des capitaines sous ton commandement, alors ? suggéra-t-elle.

— Pourquoi pas, oui... je vais commencer à y réfléchir. »

Parmi les quatre capitaines de ma flotte, trois d'entre eux étaient des hommes qui m'avaient rejointe pour mon premier abordage, que j'avais appris à connaître, et que j'avais considéré comme dignes de confiance : Célestin Arguy, Koda, et Kurt Harlken. Quant au quatrième, une sombre histoire s'était déroulée. J'avais également désigné un des premiers marins qui m'avaient suivie, un homme sûr, le capitaine Arquelin. Malheureusement, il était mort, selon l'équipage, lors d'une tempête où il serait tombé à la mer. J'avais laissé les hommes élire eux-mêmes un nouveau capitaine, et Augustin avait été voté. Je m'étais toujours demandé si cet accident en était vraiment un, et lorsque j'en avais parlé avec Malaury, il m'avait confié également trouver l'histoire louche. Nous savions qu'Arquelin avait eu des soucis d'autorité quelques mois avant l'incident.

N'ayant aucune preuve, et ne pouvant soupçonner personne, j'avais laissé faire. Je ne connaissais pas bien Augustin, il avait été recruté par Arquelin, et je ne l'avais jamais remarqué. Il était un marin comme les autres. Ce qui était certain, c'était qu'Augustin ne serait pas désigné pour prendre ma place temporairement.

« Tu vas en parler aux parents ?

— De ? questionnai-je, sortant de mes pensées.

— La fripouille.

— Non, ils vont me casser les pieds avec ça, soupirai-je. D'un côté, maman sera gaga. Si tu l'avais vue quand j'étais avec Darren, et pire quand je me suis fiancée... »

Je poussai un soupir amusé : une totale hystérie. J'avais toujours bougonné que l'amour était inutile et inintéressant, alors je m'étais sentie bien bête une fois devant ma mère, mon père lui racontant tout. Elle avait immédiatement pensé au mariage, et je m'étais renfrognée : aucun intérêt, c'était tout récent. Quelques mois plus tard, je revenais pour lui annoncer mes fiançailles, et elle se mettait à parler d'enfants. J'avouais avoir eu peur en quittant la maison : je me disais que la prochaine fois que je reviendrais, je lui annoncerais une grossesse. Ironie du sort, la fois d'après, je lui avais bredouillé que tout était fini, abattue. Je me repris :

« De l'autre, papa voudra jauger et effrayer Malaury... qui n'est même plus là. Et puis, je suis sûre qu'il me gronderait avant tout. Tu te souviens ? On était ses petites princesses. Des pirates qui devaient être fortes, certes, mais ses princesses avant tout, à ses yeux. Personne ne devait nous approcher, et on ne devait pas approcher les garçons. À dix-huit ans, il était toujours dans cette optique...

— Il a dû être affreux quand tu as connu Darren, imagina Mora.

— Oh, ça oui ! ris-je désormais. Tu te souviens de Rimbel ? Papa l'a envoyé me surveiller... quand on s'est vus le lendemain, si tu savais comme il m'a grondée ! Mais j'avais du répondant, comme toujours !

— Je n'en doute pas ! Et qu'est-ce qu'il est devenu, Rimbel ?

— Retourné auprès de sa femme, dans un petit village, pas loin d'Isda. Il allait bien, j'espère qu'il va toujours bien, souris-je désormais. Je suis déjà allée lui rendre visite plusieurs fois, il m'a toujours accueillie chaleureusement. On passera là-bas un de ces jours, il sera ravi de te revoir ! »

Je me rendis compte que je m'étais déjà détendue. Ma sœur semblait avoir orienté la discussion de sorte à ne pas forcément parler de Malaury. Je lui rendis un regard reconnaissant, puis me couchai sur le matelas, dans la couverture. Elle me rejoignit, et je l'observais dans la semi-pénombre, un sourire apaisé sur les lèvres.

« Dis... tu as déjà un prénom ?

— Hein ?

— Ta fripouille. »

Je fronçai les sourcils, élevant un peu la voix :

« Comme si ça m'intéressait, les fripouilles ! Et puis, ce n'est même pas sûr ! »

Elle rit doucement :

« Pardon, j'aime quand tu fais ta tête de boudeuse.

— Ma tête de boudeuse ?

— Quand tu fronces les sourcils et que tu t'énerves, comme ça, s'esclaffa-t-elle. »

Je la regardais tendrement tandis qu'elle gloussait. Mora, heureuse, près de moi. Tout ce que je voulais. Sur le point de fermer l'œil, nous commençâmes à discuter. Plusieurs heures plus tard, nous papotions et riions encore : elle avait évité les sujets qui pourraient me rendre morne. Cela faisait longtemps que nous n'avions pas passé une soirée comme celle-ci, à juste parler, tardivement. Nous nous remémorions le passé, discutant d'anecdotes qui nous avaient marquées.

« Tu te souviens de la fois où papa nous a grondées ? On était petites, on avait à peine dix ou onze ans.

— Laquelle, de fois ? ris-je.

— Quand on était montées sur la proue du navire et que Rimbel nous surveillait !

— Ah, cette fois-là ! Mais je m'ennuyais ! Il venait de rentrer et voulait d'abord voir maman ! Tu sais, leurs bisous, je trouvais ça dégoûtant !

— Tu détestais l'amour, s'esclaffa Mora. Juste avant, on était même montées tout en haut, en haut ! »

Au sommet du mât, où ce n'était pas du tout sécurisé. Je me rappelai :

« Rimbel était vraiment inquiet et en colère...

— Il a dit que tu ne faisais que des bêtises...

— Et il n'avait pas tort ! reprîmes-nous en chœur. »

De nouveaux éclats de rire. Plus pensive, je glissai mes doigts sur mon ventre.

« Dis... si jamais j'ai une fripouille... tu penses qu'il voudra monter tout en haut, en haut ?

— C'est trop impressionnant pour ne pas vouloir grimper... même moi qui suis froussarde, ça me tentait.

— Heureusement que je suis un peu plus courageuse que toi, alors.

— Et heureusement que je sais te retenir quand tu veux faire quelque chose de trop dangereux... »

Un sourire entendu. Frôlant son bras chaud, œil fermé, je me sentais détendue. J'avais l'impression de revenir des années en arrière, à papoter dans la cabine de notre père, alors que celui-ci grognait qu'il avait besoin de sommeil. Je me souvenais que nous décidions de sortir sur le pont pour discuter sans le déranger, croisant parfois Rimbel lorsqu'il gérait le navire de nuit. Bavards, j'avais passé de belles soirées auprès d'eux. Le second aimait nous raconter des aventures où notre père vainquait courageusement des ennemis, naviguait en tempête, ou découvrait des montagnes d'or. Nous l'écoutions avec attention, les yeux remplis d'étoiles. Il nous avouait à demi-mots qu'un jour, nous aurions peut-être le droit de participer un peu plus au navire, par exemple gérer les voiles ou observer les alentours dans le nid-de-pie. Alors que l'idée semblait effrayer ma sœur qui n'aimait pas monter trop haut, j'avais sautillé de joie, un grand sourire accroché aux lèvres.

Effectivement, quelques années plus tard, vers nos quatorze ans, nous avions pu aider la vigie en observant à ses côtés, malgré ses ronchonnements : il ne cessait de répéter à notre père qu'il n'était pas là pour garder des gamines. J'avais fini par le provoquer en duel à l'épée, agacée d'être autant insultée. Je m'en souvenais comme si c'était hier.

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