Chapitre 15 - Camarade de jeux 2/2
Nous finîmes par décider de retourner sur la plage pour nous rhabiller. Certains villageois nous observaient, alors je les regardai de travers, les menaçai en glissant mon index le long de ma gorge, et ils finirent par s'éclipser. Ma sœur m'observait, sourcils froncés, tandis que j'enfilais ma chemise :
« Tu as des blessures partout...
— Cicatrices de combat, mais je me porte bien, tu vois !
— Tu en as une énorme sur la taille, là, montra-t-elle du bout des doigts. »
Je lui lançai un regard victorieux qui lui fit froncer les sourcils :
« Ce n'est pas amusant. Ne sois pas fière de ça.
— Donc tu ne sais pas pourquoi je suis surnommée le « Dragon des mers » ? souris-je avec malice. »
Elle tourna la tête sur le côté.
« Un jour, pendant un combat, je me suis pris une lance au flanc, ici même, soufflai-je en désignant la cicatrice. Je ne me suis pas laissée abattre, au contraire ! Je me suis déchaînée et nous avons repris le dessus grâce à moi ! Or, tu sais ce qu'on dit, chez les Nelistes ? Que le dieu harponnait les dragons des mers dans le flanc ! »
Elle écarquilla les yeux.
« Et tu es fière de ce surnom, en plus ? »
Je ris en la voyant froncer les sourcils. Elle allait me sermonner, comme avant.
« Neven, je serais fière de toi si tu faisais attention...
— J'ai fait attention ! »
Elle jeta un regard dépité vers mon ventre.
« Oui, oui, très attention... »
Elle releva les yeux :
« Mais ton visage ? On dirait que c'est récent.
— Eh bien... une petite mésaventure, soupirai-je. »
Je me montrai évasive à propos de Malaury, mais lui détaillai mieux la suite. Je ne lui expliquai pas non plus ma relation avec Darren qu'elle avait rencontré quelques mois plus tôt. Mora avait attentivement écouté mon récit en enfilant sa robe.
« Et malgré tout ça, tu veux continuer à pirater ?
— Bien sûr ! Quelle question ! »
Elle fronça les sourcils.
« Et pourquoi ?
— Car je suis puissante, et que je peux l'être encore plus ! Tu n'aimerais pas me voir au sommet de la piraterie ? souris-je avec malice. Je fais partie des Princes des Abysses, c'est déjà un exploit ! Mais tu imagines si je devenais Souverain des Pirates ? La plus puissante de l'Archipel, tu imagines ?
— Non, je ne veux pas imaginer. »
Je l'observais, main sur la hanche :
« Pourquoi ?
— Car c'est dangereux, Neven ! Tu es une tête brûlée pas possible ! soupira-t-elle.
— Je m'en suis toujours bien sortie. Je vais bien depuis ces dernières années. Regarde.
— Tu as le visage tout boursouflé ! C'est ça que tu appelles « aller bien » ?
— Les risques du métier, souris-je. Ça va guérir, comme tout le reste. Ne t'inquiète pas. »
Elle agrippa mon bras :
« Mais tu es en danger à cause de la personne qui t'a envoyé des pirates !
— Je vais le retrouver et le massacrer, ne t'en fais pas. Ce n'est qu'une question de temps, soufflai-je en enfilant mes bottes.
— Et s'il tente encore de te faire du mal ?
— Il n'y parviendra pas, rétorquai-je en secouant mon manteau et mon chapeau. »
Grains de sable partis, chapeau sur la tête, manteau porté, je présentai mon bras à ma sœur pour qu'elle s'y tienne le temps de terminer de s'habiller.
« Tu n'es pas prudente du tout ! Tu sais que ça m'inquiète ? »
Elle plissa les lèvres.
« Tu ne veux pas arrêter ? Vraiment ?
— Vraiment. Ce n'est pas cette espèce de mérinos mal peigné qui va m'empêcher de naviguer ! »
Elle poussa un long soupir en prenant ma main :
« Mais Neven... j'ai peur qu'il t'arrive malheur. J'aimerais qu'on puisse enfin se retrouver, et passer du temps ensemble, en sécurité...
— Je n'aime pas rester sur terre, tu le sais très bien. »
Elle m'attrapa les épaules :
« Neven... tu sais ce que tu risques en restant capitaine, non ? Tu es tellement connue...
— Et alors ? Si je fais attention, c'est bon. »
Elle s'exclama :
« Toujours aussi casse-cou ! Alors que c'est grave, cette fois !
— Pourquoi tu hausses la voix ? »
Ma sœur n'était pas si brusque, par le passé. Était-ce à cause de Logan qu'elle était devenue si agressive ?
« Neven, écoute-moi ! »
Elle me regardait droit dans l'œil.
« Tu sais très bien ce qu'il risque de t'arriver si tu continues de naviguer ! Nous en avons toutes les deux fait les frais ! Papa aussi ! Il était connu, on a voulu lui faire cesser son activité ! Nous n'en avons rien tiré de bon, et tu vas sur le même chemin que lui !
— Nous avions été attaqués par surprise, rétorquai-je. Je sais faire attention.
— Et récemment ? Tu as aussi été attaquée par surprise ! Ça aurait pu très mal finir !
— Je m'en suis bien sortie, soufflai-je, agacée.
— Je n'ai pas envie de perdre ma sœur alors que je viens de la retrouver ! Tu ne veux pas au moins faire une pause ? Ou te montrer moins présente ? »
Ses yeux brillaient.
« Tu te souviens de ce que je te disais à propos de devenir capitaine, quand nous étions plus petites ? »
Elle chercha à se rappeler, puis elle secoua la tête.
« Que je deviendrai la pirate la plus puissante de l'Archipel. J'étais jeune, et je riais beaucoup... je n'y pensais pas vraiment, à vrai dire. Maintenant que j'ai goûté à la piraterie... et surtout, maintenant que je sais que j'en suis capable, je veux devenir la plus forte. »
Ce jeu de puissance m'amusait et me galvanisait, d'autant plus quand je savais que tout le monde détesterait voir une femme monter sur le trône des pirates. Je voulais devenir Souverain et observer leur visage rageur et déconfit. Puis, après tout, je le méritais. Et la piraterie, c'était moi. Je ne me voyais pas vivre sans. Sans la mer ni le commandement. Sans le danger ni le plaisir. Sans les combats ni les fêtes. Sans cette dualité dangereuse qui me garantissait une vie de liberté.
« Puis, je l'avoue, j'ai toujours voulu rendre Papa fier. C'était son but, de devenir Souverain, tu te souviens ? J'ai envie de l'accomplir pour lui. Avec son chapeau.
— Mais Papa... je suis sûre qu'il est déjà assez fier de toi pour tout ce que tu as accompli... tu n'as pas besoin d'en faire plus... »
Elle me regardait sans sembler me comprendre. Moi, je voulais aller au bout de mes idées et de mes objectifs. Plus enthousiaste, je m'exclamai :
« On pourrait naviguer ensemble ! J'avais également dit que tu serais ma seconde... tu ne veux pas ? Je pourrais forcer les choses côté équipage ! souris-je en l'entraînant vers le village : le navire se trouvait à notre opposé.
— Je n'ai jamais aimé la piraterie. C'est trop dangereux, et ça n'apporte rien de bon...
— Ce n'est pas ce dont j'avais l'impression, avant.
— Je voulais te faire plaisir... de toute façon, si je te proposais autre chose, tu t'en fichais. »
Un grand défaut de ma part, je ne m'étais pas intéressée à ce qu'elle aimait.
« Et tu n'as toujours pas fait réélire de second ? »
Je n'y arrivais pas. Je ne voulais voir personne à sa place. Imaginer un autre me seconder... non, non... cette place n'était qu'à Malaury. Demander à mon second de me remplacer ? Non, ce n'était définitivement que Malaury qui le pouvait. Son calme, son sérieux, ses réflexions... J'essayais d'imaginer une autre silhouette à sa place, près de moi pendant que je naviguerais, ou qui m'accompagnerait sur terre... j'essayais de ne pas imaginer Malaury, de ne pas revoir son visage, ni sa posture droite de soldat... j'avais beau essayer, je n'y parvenais pas.
« Non, pas encore... il faut... »
Je cherchais une excuse, quelque chose.
« Il faut d'abord qu'on fasse une cérémonie... à... à Malaury. »
Ma voix s'était mise à trembler. Je me mis à sourire, mais je le sentais forcé, plissé :
« Il a été... il a été incroyable. Ce serait lui manquer de respect, de réélire immédiatement un second. Il faut attendre un peu. »
Mora m'observait, les sourcils froncés. Elle avait compris quelque chose.
« Qu'est-ce qu'il y a, avec lui ?
— Je n'ai pas envie d'en parler. »
Me refermer comme une huître. Elle baissa les yeux :
« Pourquoi tu ne veux pas me raconter ? On se racontait toujours tout, avant... devenir capitaine t'a tant changée ? »
J'avais l'impression qu'elle n'y voyait que du mal. Ce n'était pas ce que je ressentais lorsque nous étions jeunes.
Puis, surtout, elle ne me forçait jamais à parler. Même si je ne me délivrais pas tout de suite, elle savait que je finissais toujours par lui raconter, alors elle patientait jusqu'à ce que je me sente prête.
« Mora... Tu ne posais pas de questions, tu n'insistais pas et tu acquiesçais...
— Moi aussi, j'ai changé. »
Sa voix était ferme.
« Tu voulais que je continue d'être toute morne, dans mon coin, c'est ça ? Tu voulais que je baisse la tête, et que je te suive tout le temps, comme avant ? J'ai changé, Neven. Après tout ce que j'ai subi, il a fallu que je me renforce. Et que je te ressemble un peu, en somme. »
Je soupirai en détournant le regard. Elle ne lâcherait pas l'affaire. Elle reprit :
« Alors, qu'est-ce qu'il y a, avec lui ?
— Mora, arrête, murmurai-je, l'œil dans le vague. Plus tard, finis-je par concéder. »
Silencieuses, nous passâmes par le village. Le corps de Logan semblait avoir été enterré. De la terre fraîchement retournée près de la maison, avec deux, trois fleurs jetées sur la tombe. Quelques personnes s'approchèrent de nous, observant ma sœur avec curiosité. Mora se pencha à mon oreille :
« Je ne veux pas leur parler... »
Je sortis immédiatement mon poignard dans leur direction, le regard menaçant :
« Laissez-nous tranquilles et continuez votre vie. À moins que vous ne vouliez la perdre...
— Mais Mora... qu'est-ce qu'il se passe ? demanda une jeune femme brune qui nous suivait quelques mètres derrière nous. Tu as besoin d'aide ?
— Laisse-la tranquille, crachai-je, l'œil noir. Si tu l'interpelles à nouveau, tu vas le regretter. »
Personne n'avait à déranger ma sœur. Absolument personne. Mora se cramponna à mon bras, me rattrapant à grands pas comme elle le pouvait tant je marchais vite. On ne nous suivait plus. Enfin.
« Ces gens sont détestables, me murmura-t-elle. Ils savaient ce que m'infligeait Logan, mais ils n'agissaient pas... ils faisaient comme si de rien n'était...
— Tu aurais dû me le dire plus tôt, je leur aurais fait regretter. On aurait peut-être pu brûler le village... Ces sales hypocrites qui font semblant de s'inquiéter juste maintenant... soufflai-je en regardant derrière nous, œil noir, lèvre mordue. Tu n'as pas mérité tout ça, Mora. Sache-le. »
Elle hocha lentement la tête. Peu après, nous arrivâmes sur le ponton. Ma sœur s'empressa de me tenir la main, fermement. Elle avait peur. Nous montâmes sur la planche, puis arrivâmes sur le navire. Les hommes nous observaient, curieux. Je voyais leur regard passer de l'une à l'autre, sans doute surpris par notre ressemblance. Je m'éclaircis la voix, puis m'exclamai :
« Mora, ma sœur, sera de voyage avec nous pour quelques temps ! Si l'un de vous ose s'en prendre à elle d'une quelconque façon, il le paiera de son sang ! C'est clair ?
— Oui, capitaine ! me cria-t-on en chœur.
— Nous continuons de naviguer vers le Sud ! Levez l'ancre ! Et que ça saute ! ordonnai-je. »
Je grimpai la première au gaillard d'arrière, et Mora me suivit. Je l'aidai à grimper jusqu'à moi, puis je repoussai le tonneau que j'utilisais pour soulager ma cheville. Je lui proposai de s'installer dessus, et elle me sourit.
« Bienvenue, Mora ! Neven m'a beaucoup parlé de toi ! clama Mathurin avec douceur. Si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas. Je suis le médecin de bord.
— Merci beaucoup, murmura-t-elle avec timidité. »
Il s'éclipsa pour nous laisser tranquilles. Tout en prenant la barre, je repris la discussion :
« On va en direction de Toplina pour papa et maman, souris-je. Mais on ne pourra pas rester longtemps.
— Pourquoi ?
— On doit récupérer la couronne du Roi, lançai-je avec malice. Tu en as entendu parler ? »
Elle acquiesça :
« Bien sûr, c'est même parvenu jusqu'à notre village.
— Eh bien, mes hommes la veulent ! On a encore quelques jours de marge, c'est pour cette raison que je me permets de t'emmener jusqu'à la maison. Je pourrai te déposer chez eux. Dans notre nouvelle chambre, il y a les mêmes meubles qu'avant, et elle est toujours libre.
— Ah ? Je ne reste pas avec toi ? questionna-t-elle, étonnée.
— La piraterie ne semble pas t'enchanter, fis-je remarquer, un sourcil haussé.
— J'ai envie de passer encore du temps avec toi, m'avoua-t-elle dans un soupir. Tu m'as tellement, tellement manqué... sauf si tu estimes que c'est trop dangereux ? »
Si nous menions des opérations, je la ferais s'enfermer dans ma cabine, qui serait gardée par des hommes. De toute façon, j'étais là. Elle ne craignait rien.
« Je pense que tu peux rester, sauf si tu as peur, acquiesçai-je. On va quand même passer voir papa et maman, tu me diras à ce moment-là si tu restes. Ils vont être tellement heureux ! »
Ils seraient fous de joie. Leur chère fille, vivante ! De retour ! J'avais tellement hâte de la ramener sous leurs yeux ! Le bonheur ravivé au fond de leurs prunelles ! Imaginer leur visage soulagé me fit sourire.
« J'ai hâte de les revoir aussi... Oh ? Mais c'est ma Tigresse ! »
Je jetai un œil à côté de moi. Elle s'adressait à mon chat qui était venu se frotter à ses jambes. Elle était descendue du tonneau, assise sur le sol, pour le caresser.
« Tu parles de mon Pirate ?
— Ton Pirate ? Qui a donné un nom pareil à ma Tigresse ?
— Ta Tigresse ? Pourquoi il s'appellerait Tigresse ? »
Nous nous observions, incompréhensives.
« Tu connais ce chat ? questionnai-je finalement.
— Oui, je m'en occupais à Febiran, sourit-elle. Je la reconnais avec son oreille... oh... mais tu t'es fait un copain chat ! Tu vas bientôt mettre bas, on dirait.
— Mettre bas ? C'est une femelle ?
— Tu n'avais pas remarqué ?
— Je pensais qu'il était juste gros ! »
Elle éclata de rire. Un rire si doux, si clair, si mélodieux.
« Comme tu es observatrice ! s'esclaffa-elle. Et c'est toi qui prends la barre ? Neven...
— Excuse-moi de ne pas côtoyer de chats !
— Tout de même, souffla-t-elle en la caressant. »
Elle essuya quelques larmes qui perlaient au coin de ses yeux. Elle souriait, l'air apaisé, joyeux. C'était tout ce que je désirais depuis neuf ans. L'avoir près de moi, en vie, et heureuse.
Je supposai :
« Je pense que... Tigresse ? M'a confondu avec toi.
— Tu crois ? Elle a dû remarquer que nous étions différentes, non ?
— Elle est pot de colle avec moi, et je ne la connais que depuis quelques jours.
— Curieux... en tout cas, elle m'a bien reconnue, elle ne m'a pas oubliée depuis ces deux ans... ça fait plaisir. »
Elle bâilla longuement. Je lui proposai de se reposer en tendant les clefs de ma cabine :
« Fais comme chez toi. Si tu veux te changer... »
Je regardai sa robe émeraude à dentelle de bas en haut, sourcils froncés :
« Et enlever cette chose... j'ai une caisse de vêtements. Tout ce qui est à moi est à toi. Tu peux emmener Pirate – enfin, Tigresse – avec toi, si tu veux.
— Merci pour tout, Neven, sourit ma sœur avant de m'enlacer. »
L'instant d'après, la chevelure de Mora disparaissait par la porte de ma cabine, suivie par une boule de poils noire. Dure matinée pour elle : d'abord battue, elle avait ensuite assisté à un meurtre, puis m'avait retrouvée. Une houleuse traversée d'émotions. J'espérais qu'elle arriverait à se reposer tranquillement. J'aimerais être à ses côtés, mais je ne pouvais pas quitter la barre pour l'instant : Borg était parti se reposer, et je ne faisais pas vraiment confiance au reste de l'équipage. Le ciel s'était en tout cas découvert, il n'y aurait peut-être pas de bruine.
« Capitaine ! Tu penses que ça va fonctionner ?
— Si je ne l'ai pas de cette façon, je l'aurais autrement... »
Pas trop surpris par le micro changement de point de vue en fin de chapitre ? :)
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