Chapitre 10 - Moineau


Je regardai par la fenêtre de la cuisine. La mer aux reflets verdoyants rayonnait sous le soleil. Lumineuse, les calmes vagues qui s'échouaient sur le morceau de plage semblaient m'appeler à leur rencontre.

« T'en es où ? gronda une voix grave. »

Je sursautai. Je me reconcentrai sur le bouillon que je préparais :

« Eh bien, il est presque cuit. Il faut juste attendre...

— Encore ? »

Je plissai les yeux, resserrant le poing sur ma louche. Il ne semblait pas encore avoir bu. Je ne risquais rien. Je crois.

« J'ai surestimé le temps de cuisson, concédai-je d'une voix chevrotante, mais il vaut mieux patienter. Je n'aimerais pas que tu tombes malade... »

Essayer de le brosser dans le sens du poil. Il plaqua ses mains sur mes hanches, approchant ses lèvres de mon oreille :

« Merci. »

Il m'enlaça et mes épaules se décontractèrent. Il posa un baiser dans mon cou qui me fit frissonner, puis il s'en alla à pas calmes et posés.

Je ne savais jamais vraiment ce qu'il pensait et ce que je risquais. Sobre, j'avais plus de chances de ne rien subir. Ivre... je devais fuir. Il n'était plus un homme, il devenait une bête qui me terrorisait.

Dix minutes plus tard, je servis deux assiettes creuses que j'emmenai sur une table nappée de fleurs jaunes.

« C'est prêt ! lançai-je en prenant place sur une vieille chaise en bois. »

L'assise en paille commençait à s'user, je finirais par tomber dedans, il faudrait bientôt la changer. Alors que je soufflais sur une cuillerée, un homme blond aux larges épaules arriva, une bouteille à la main. Pas déjà ? Nous n'étions que midi !

« Tu n'as pas sorti les verres ? murmura-t-il.

— Oh, pardon, bredouillai-je en faisant tomber ma cuillère, éclaboussant la nappe et ma robe. »

Il soupira. Je me dépêchai de ramener des verres puis de nettoyer les taches de bouillon. Il s'installa et se servit de la bière.

« Tu en veux ? »

J'avais déjà songé à dire oui. Je me disais que peut-être en buvant aussi, il me ferait moins mal. Peut-être qu'il serait fier, ou que sais-je. Je n'en savais rien. Seulement, je n'étais pas sûre qu'une fois saoul, il ferait la différence entre quelqu'un qui avait bu ou non. Non, je pense que je serais même encore plus en danger puisque mon esprit serait brouillé par l'alcool. Alors, je refusais toujours :

« Non merci, je vais me servir de l'eau. »

Je recommençai à manger ma maigre portion. Je n'avais jamais très faim. Toujours inquiète, toujours sur les nerfs. Cela me coupait l'appétit, mais il fallait se nourrir. Ses yeux bleus me percèrent :

« Tu as prévu de faire quelque chose, aujourd'hui ? »

Sa voix n'était pas encore incompréhensible.

« Peut-être me balader sur la plage. »

Il fronça les sourcils :

« Tu vois quelqu'un ?

— Quoi ? Non. »

Une jalousie excessive.

« Tu mens, hein ? gronda-t-il en me fixant.

— Tu n'as qu'à venir avec moi, tu verras que je ne vois personne. »

À vrai dire, je ne cherchais pas d'amour ni de compagnon. Je rêvais juste d'être libre. Je voulais cesser de soupirer chaque jour en regardant la mer à travers la fenêtre avec envie, comme un oiseau blessé en cage. Je perdais toutes mes plumes à ses côtés, et je craignais le jour où je ne pourrais plus jamais battre des ailes.

Après tout... Ma poitrine se gonfla de chaleur. Neven... Neven me cherchait.

Mes yeux brillèrent.

Enfin, j'espérais que c'était vrai... Ce jeune homme n'avait pas de raison de me mentir, mais cela faisait plusieurs années déjà qu'il ne l'avait pas revue... et elle paraissait tellement jouir de sa vie de pirate... étais-je à nouveau devenue une ombre dans sa vie ?

Je débarrassai, le regard sombre. Tandis que je nettoyais la vaisselle, je me fis la réflexion que finalement, je n'irais peut-être pas me balader sur la plage. Je me sentais maussade. Le soleil paraissait trop éclatant. Une fatigue pesait sur les épaules. L'envie m'avait quittée.

Pourtant, en rejetant un regard vers l'immensité marine qui s'étendait à moins de trente mètres, mon cœur palpita. J'irais pour quelques minutes au moins. Prendre l'air me détendrait. Puis, je serais sûrement seule, Logan préférerait sans doute boire ici...

« Rentre pas tard, j'ai besoin de toi pour la bouffe, grogna-t-il d'une voix pâteuse. »

J'acquiesçai et m'extirpai de notre modeste maison en bois. Un petit moineau bleu passa juste au-dessus de ma tête, battant de l'aile. Il parvint tout juste à se poser sur la vieille branche d'un chêne pour se reposer. Je fronçai les sourcils en constatant qu'elle ne semblait pas solide. J'espérais qu'il aurait le réflexe de s'envoler si elle tombait. Ou tout simplement de remarquer l'état du bois avant qu'il ne soit trop tard.

Je me reconcentrai sur le chemin jusqu'à la plage. Quelques villageois m'avaient saluée avec un sourire hypocrite.

« Comment tu vas ? Une petite balade ? Logan ne vient pas ? Et lui, comment va-t-il ? Et vous songez à avoir des enfants, alors ? »

Je songeais juste à vivre.

Aux abords de la plage, je retirai mes souliers et laissai mes orteils s'enfoncer dans le sable chaud de juin. Mes épaules se détendaient au fur et à mesure que je m'approchais de la mer et du doux orchestre qui sonnait dans mes oreilles. L'air marin qui emplit mon nez et ma poitrine sembla décontracter chaque parcelle de mon corps. Le regard doux et apaisé, je m'installai face à la mer, les pieds régulièrement visités par des vagues qui rafraîchissaient ma peau.

Sous le soleil, je fermai les yeux, me laissant aller à la mer qui me chantait des paroles réconfortantes, aux vents qui me murmuraient des encouragements, aux mouettes qui me faisaient rire par leurs piaillements.

Je me laissai tomber sur le sable, écartant mes bras, plongeant mes doigts entre les grains friables. J'inspirai longuement, frémissant de contentement à chaque fois que les vagues caressaient ma peau. Je me sentais si moi, si complète, si libre. Le ciel était magnifique cet après-midi. Bleu, scintillant, dégagé. Quelques nuages m'offraient parfois une ombrelle.

En bougeant mes mains, mon index droit tapa contre une matière solide. Je tâtai. Des rides régulières. L'intérieur doux et lisse. Je soulevai un coquillage blanc du sable.

Mon visage se referma.

Est-ce que toi aussi, tu penses à moi quand tu vois des coquillages ?

Je posai le coquillage au niveau de mon cœur, gardant la main posée dessus.

Tout est si bizarre sans toi. Plus rien n'est pareil. Tout ce qu'on faisait ensemble...

Je soupirai.

Je ne me sens plus capable de les faire sans toi. C'est avec toi ou pas du tout.

Je me redressai, époussetant ma chevelure noire. J'allais ramener des grains de sable, Logan serait encore en colère...

Je baissai les yeux, ramenant mes genoux contre ma poitrine.

Si je ne rentrais pas trop tard, j'aurais le temps de nettoyer avant qu'il ne boive trop. Quoiqu'il avait commencé tôt... donc peut-être que si je rentrais tard, il serait déjà ivre mort. Je n'aurais qu'à nettoyer pendant qu'il dort, et il ne saurait rien de ce sable. Mais si je rentrais trop tard, il m'en voudrait car il n'aurait pas dîné... que faire ?

Je soupirai à nouveau, tournant et retournant délicatement le coquillage blanc entre mes doigts. J'avais encore quelques heures devant moi, autant profiter.

Je me relevai et m'avançai un peu plus dans l'eau, soulevant ma robe blanche jusqu'à mes genoux. Je bougeai mes orteils dans le sable, laissant les vagues me visiter avec douceur. En avançant encore, je posai le pied sur un nouveau coquillage. Je ne pus résister à la tentation de le récupérer. Celui-là avait des ondulations brunes. Neven l'aurait bien aimé. Elle préférait les coquillages qui n'étaient pas unis.

Le posant délicatement dans ma main, je nouai ma robe pour qu'elle ne touche pas la mer, et je me penchai, à la recherche de nouvelles trouvailles. Toute la difficulté résidait dans le repérage malgré les jeux de lumières et les vagues qui balayaient voire enterraient les coquillages. Il fallait être attentif : parfois, il suffisait d'un morceau de quelques millimètres pour en découvrir un énorme !

Alors que ma récolte se développait, mes pas me menèrent peu à peu vers le large. Les vagues léchaient mes cuisses et frôlaient la robe que je remontai encore. Un courant chaud chatouilla ma cheville, me faisant sourire d'agréabilité. Je me souvins qu'on s'amusait parfois à en chercher.

Un éclat blanc attira mon attention. En partie immergé sous le sable, j'avais l'impression qu'il mesurait au moins la taille de ma main ! Par réflexe, je me penchai, mais je m'arrêtai : je finirais trempée. J'hésitais. Je jetai un œil vers le soleil. J'aurais le temps de sécher.

Je plongeai la tête sous l'eau en fermant les yeux. Mes cheveux ondulaient autour de mon visage comme la cloche d'une méduse. Je tâtonnai un moment sous l'eau, grattant dans le sable, et dès que j'eus saisi le coquillage, je l'extirpai de la mer.

Un immense sourire naquit sur mes lèvres. Il était grand et beau. Ce genre de coquillages, on les exposait dans la maison ou dans notre chambre. Ou bien, dans la cabine de papa. Je plissai les yeux en serrant les dents. Je n'avais jamais su ce qui lui était arrivé depuis l'abordage. Comme pour maman, d'ailleurs. Je ne savais pas s'ils étaient en vie. La seule personne qui l'était encore, c'était Neven. Et elle ne m'avait pas oubliée. Je crois.

Je m'installai à genoux dans l'eau, me laissant balayer par les vagues jusqu'à être repoussée jusqu'à la plage, trempée. Je me traînai un peu plus loin du bord, posant délicatement mes coquillages à mes côtés. Je sentais tous les grains de sable s'agripper à ma peau, se mélanger à mes cheveux, coller à ma robe. Quel état.

Je fermai les yeux, laissant le soleil me border et réchauffer ma peau ruisselante.

J'ouvris les yeux, laissant la lune m'observer m'éveiller et couvrir ma peau froide et sèche.

Je me redressai, sonnée par ma sieste, et baillai longuement. La mer de Misera valsait toujours devant moi, décorée par les sourires de la lune.

J'écarquillai les yeux et mon souffle se coupa.

Logan !

Je me levai, époussetai ma robe, mes cheveux, récupérai mes souliers, et courus pieds nus jusqu'à la maison. Une fois devant la porte, je portai mon oreille contre le bois. Je retins mon souffle.

Pas un bruit.

Je posai la main sur la poignée et appuyai doucement dessus. Je poussai la porte qui soupira. Elle commença à crier à mesure que j'avançais alors que le plancher gémissait sous mes pas. Je plissai les yeux, ayant la désagréable impression de commettre un terrible vacarme au beau milieu de la nuit.

Le cœur battant la chamade, je refermai délicatement derrière moi. Je posai mes souliers sur le sol et avançai à pas feutrés sur le bois qui grinçait beaucoup trop fort à mon goût. Je retenais ma respiration, marchant à pas de loup vers une porte entrebâillée : notre chambre. Je passai ma tête pour observer à l'intérieur. La lune me présenta un lit défait et vide. Où était-il ?

Le plancher crissa derrière moi. Un frisson incontrôlable m'empêcha de bouger.

« Mora ? T'étais où ? »

Une voix dénuée de vie, d'humanité.

« T'étais où ? répéta-t-il dans un hurlement. »

Je me retournai, les épaules tremblantes. Il s'avança encore, se tenant à moins d'un mètre de moi. Son ombre immense me terrorisait. Je m'efforçai de parler :

« Je me suis endormie à la plage, je suis désolée, je...

— Je m'en fous ! »

Ma tête partit sur le côté. Ma joue me brûlait, et je sentais déjà les larmes remonter dans mes yeux. Des spasmes parcouraient mon corps et ma voix :

« J-J'ai ramené des coquillages... on pourrait y aller ensemble, la prochaine...

— Montre-les ! »

Je tendis la main, mon bras frêle et coloré tremblait de plus belle. Sa main grasse attrapa une poignée pour les observer.

« Tu sais, ma sœur et moi aimions beaucoup ramasser des coquillages... je me suis dit qu'on pourrait peut-être décorer...

— Regarde ce qu'on va en faire ! »

Il referma le poing, broyant les coquillages dans un fracas violent. Les quelques-uns encore intacts tombèrent sur le sol.

« J'ai pas pu bouffer à cause de putains de coquillages ? C'est ça que tu me dis ? »

Je reculai contre le mur, les épaules affaissées.

« Réponds ! »

Je plissai les yeux, serrant le poing si fort que j'avais l'impression de ne plus sentir le sang circuler :

« Je suis désolée... Je suis désolée... je peux cuisiner maintenant... »

Il attrapa mes cheveux pour me tirer à lui :

« Tu crois que j'ai faim maintenant ? »

Son haleine empestait l'alcool. La peur dévorait mon ventre.

« Tu sers vraiment à rien ! »

Je hurlai lorsque son poing s'abattit sur ma mâchoire.

« Je suis désolée ! Pardon ! sanglotai-je. »

Recroquevillée dans un coin, me protégeant à l'aide de mes bras, je le laissai se défouler sur ma peau. Je perdais des plumes, et d'autres se coloraient, notamment de rouge. Ce soir encore, je deviendrais un magnifique perroquet à la fragilité d'un moineau.


Assez intense à rédiger pour ma part. 

Ce chapitre n'était pas prévu à la base, j'espère que le soudain changement de point de vue ne vous a pas trop dérouté. :)


L'IA a fait quelques merveilles à propos de Mora (Application sur téléphone nommée Dream) :




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