Chapitre V

Le Nil ouvrit ses yeux, il y a quelques années de cela, lorsque la pureté vint le réveiller de son long sommeil. Il s'était étiré dans son lit, jusqu'à inonder certaines de ses berges. Il se mit à s'agiter, à gronder, et en réponse, le ciel chanta et dansa. Il en appela à l'air, au feu, à la végétation et au monde animale. Il en appeler à la Nature-mère, et au cosmos. Tout le monde devait le savoir. L'élu parmi les élus était né. Et elle n'était pour le moment qu'une toute petite fille aux yeux plus sombres que la nuit éternelle. Ce soir-là, le Nil demanda au ciel de faire pleuvoir les étoiles et de réveiller la Lune. L'être de pureté était enfin né. Le Nil avait hâte de faire sa connaissance.

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Le grand Akhenaton était puissant. Comme tout Pharaon, il concentrait en sa seule personne tous les pouvoirs de son empire. Il était le guide, le protecteur, et le justicier. Parfois, il pouvait devenir le bourreau, mais contrairement à ses prédécesseurs, il ne cherchait pas la guerre. Akhenaton était contre l'effusion de sang, surtout pour un bout de terre. Sa véritable force venait peut-être de son tempérament pacifique.

Il était fort, mais il restait humain. En tant que tel, il avait des limites claires. Il ne pouvait pas faire tomber la pluie, ni faire lever le jour. Il avait du pouvoir, mais il serait un idiot de croire que ça le rendait tout puissant. La preuve était qu'il ne pouvait même pas assurer la protection et le bonheur de l'ensemble de ses filles. Néanmoins, il restait un être fort, justement parce qu'il connaissait ses limites.

Pour autant, connaître ses limites, ne les rendaient pas moins insupportable, surtout lorsque cela touchait son peuple. Akhénaton ne put rien faire lorsque la catastrophe s'abattit sur l'Egypte. Ce n'était pas la guerre, c'était pire. C'était la peste, et elle était aussi enragée qu'une bête folle. Nouvelle par sa violence et sa vitesse de propagation, elle ravagea tout sur son passage. Elle était venue d'au-delà des frontières, et se propagea dans tout le pays comme une traînée de poudre. Les premières victimes furent recensées parmi le peuple, mais la peste n'épargna personne. Elle se rependit parmi les membres de l'armée, et même au sein de la cour. Pharaon réagis le plus rapidement possible et convoqua les meilleurs médecins du pays. Il les écouta, participa au débat et appliqua avec méthode chacun de leur conseil. Des clusters furent créés, et des campagnes sanitaires lancées un peu partout. Mais la peste était vorace, et plus vive. Elle les dépassait tous, à la fois en temps et en moyen.

Parmi le peuple, les victimes s'entassaient. Bientôt, des scribes, des généraux de l'armée, des juges et même des hauts prêtres les rejoignirent. La nouvelle année se transforma en année noire, et la mort se mit à régner en maître. Akhenaton et Néfertiti se démenèrent pour sauver les leurs. Ils étaient épuisés, mais ils continueraient jusqu'à ce que la pandémie recule enfin.

- « Pharaon ! Les victimes explosent ! Il faut brûler les corps avant que la peste ne se propage plus vite encore ! »

- « Pharaon, le stock de plantes médicinales est épuisé, et les médecins succombent les uns après les autres ! Il faut demander de l'aide aux puissances alliées ! »

- « Noble Pharaon ! Les stocks de nourriture s'essoufflent ! Bientôt l'Egypte n'aura plus de quoi nourrir un seul d'entre nous ! »

- « Pharaon ! »

- « Pharaon ! »

- « Akhenaton, regarde-moi. »

Le Pharaon sursauta alors que son visage était relevé de force de ses rapports. Deux yeux sombres et brillants se plantèrent dans les siens. C'était sa reine, Néfertiti. Akhenaton du cligner plusieurs fois des paupières pour se rendre compte qu'il avait sa femme en face de lui. La chaleur des paumes de son épouse contre ses joues l'y aida.

- « Néfertiti, murmura le Pharaon et ses yeux bruns s'humidifièrent comme s'il était face à un miracle. »

Sans attendre une réaction, Akhenaton attrapa les mains de sa femme pour les embrasser. Il inspira l'odeur dégagé par la fine couche de peau de ses poignets et s'imprégna de cette senteur qu'il aimait tant. Elle le rassurait à chaque fois, et cette fois-là ne fit pas exception. Surtout cette fois-là en fait, car il en avait plus que besoin.

- « Je suis là, lui sourit Néfertiti en se glissant de l'autre côté du bureau pour le rejoindre. Tu as mérité de te reposer mon cœur. Tu as besoin de repos. »

Et le Pharaon ne trouva rien à redire lorsque sa tête fut posée contre le ventre de son épouse, et ses épaules entourées dans les bras de celle qu'il aimait. Là, ses yeux se fermèrent d'eux-mêmes, et Akhenaton trouva enfin le sommeil. Néfertiti resta là à le bercer encore un long moment. Elle brossa ses courts cheveux sombres entre ses doigts, et murmura des mots d'amour. Puis elle appela des gardes pour transporter son mari jusqu'à leur lit. Avant de les suivre, la grande épouse royale jeta un coup d'œil sur la montagne de papiers accumulés sur le bureau de son pharaon. Néfertiti donna un dernier regard à la pile de documents avant de quitter le bureau pour être au plus près de son mari.

Demain, elle l'aiderait à gérer cette crise. Pour le moment, il avait besoin d'elle en tant qu'épouse. Ce soir-là, Néfertiti passa la soirée à bercer son mari et à prendre soin de lui. Elle l'écouta lui compter ses angoisses, ses peurs de ne pas réussir à sauver son peuple. Elle le rassura, et le réconforta au mieux. Elle l'embrassa, le câlina, et lui fit l'amour. Ce soir-là, Néfertiti rempli son devoir d'épouse, parce qu'elle l'aimait.

Et le lendemain matin, elle endossa celui de grande épouse royale, aux côtés de son pharaon, parce qu'ils étaient les souverains.

Akhenaton et Néfertiti travaillèrent main dans la main pour endiguer la peste. Ils firent jouer leurs relations diplomatiques avec les autres pays atteints, et ceux qui risquaient de l'être, pour échanger sur les découvertes et les manœuvres efficaces. Ils convièrent plusieurs réunions extraordinaires avec les vizirs et les scribes responsables des stocks alimentaires et médicales pour les gérer au mieux. Bientôt, leur travail paya et la peste commença à se retirer. Les victimes allaient en diminuant, et le taux de mortalité baissait. Partout dans la capitale et les grandes citées égyptiennes, on saluait le pouvoir du tandem royal. Néfertiti et Akhenaton se présentèrent à leur peuple pour célébrer la fin de la peste, leur main scellée et brandie vers les cieux comme signe de victoire. Dans les rues d'Akhetaton, les égyptiens avaient criés leur joie. Enfin, le temps semblait revenir à la Vie.

Et pourtant, la Mort n'avait pas épuisé son dernier refrain.

La fête en hommage à la fin de la peste s'était terminé la veille au soir lorsqu'à l'Aube, des cris déchirèrent l'aile royale. Les servantes et les gardes s'étaient précipités vers la source des cris et étaient tombés sur l'une des nourrices royales. La femme s'était écroulée sur le sol devant l'une des chambres réservées aux princesse. Ses deux mains s'étaient plaquées sur sa bouche et ses yeux s'étaient agrandis d'effroi.

- « Les princesses, avait-elle soufflé, avant que les sanglots ne l'étouffent et qu'elle cri à nouveau jusqu'à s'en déchirer la voix. »

Les servantes s'étaient précipitées pour assister la nourrisse tandis que les gardes s'étaient jetés dans la chambre. Dedans, les torches brûlaient encore, mais l'odeur des cendres n'était pas la seule à embaumer l'air. La Mort était passée par-là, et les gardes ne purent que constater les conséquences de ce redouté passage dans les lits de la chambre.

Cette nuit-là, deux âmes avaient quitté la Terre dans l'enceinte du palais. Néfernérourê et Sétepenrê, les deux cadettes royales, furent retrouvées mortes dans leur lit. Leurs corps de toutes petites filles s'étaient figés durant la nuit, raidies par la Mort. Pour elles, le soleil ne se lèverait plus jamais.

L'horreur s'était retirée pour revenir plus effroyable encore. Il avait fauché la vie de deux princesses. La peste avait laissé un dernier message avant de se retirer.

Akhénaton avait ordonné qu'on commence immédiatement l'embaumement de ses deux filles. Leurs obsèques durèrent un mois. On les momifia, puis on les plaça dans des sarcophages, finement taillés et décorés. Leurs sarcophages furent présentés au peuple et la cérémonie put réellement commencer. Les pleureuses les accompagnèrent jusqu'à leur tombeau, accompagnés des danseuses et musiciens mortuaires. Les prêtres d'Anubis, le dieu des morts, veillèrent au bon déroulement de la cérémonie jusqu'à son terme. purent alors rejoindre le royaume d'Osiris pour se réincarner.

Akhénaton, Néfertiti et leurs filles furent présent à toutes les phases d'embaumement de leurs défuntes. Ils les accompagnèrent jusque devant leur tombeau où ils les retrouveraient à leur mort.

- « Puissiez-vous vous réincarner et vivre la vie qui est votre dans l'autre monde, récita Akhétaton, la paume pressée contre l'entrée du tombeau.

- Pour leur réincarnation, compléta le reste de l'assemblée présente. »

Le Pharaon resta encore un moment à sa place, sans bouger. La coutume aurait voulu qu'il s'écarte et regagne le palais sans tarder, afin de ne pas laisser plus de place à la mort dans le royaume des vivants. Pourtant, il resta là où il était. Néfertiti le rejoignit et entrelaça leur main. Elle lui chuchota quelques mots, et Akhénaton paru céder. Le Pharaon enlaça sa belle tandis que le reste de la cohorte se dispersait lentement pour leur laisser de l'espace.

Mâkhétaton était placée avec ses sœurs à quelques pas du tombeau, derrière leur parent. Leurs nourrisses étaient encore un pas derrières elles. Elles auraient dû rentrer aussi, mais aucune de ses sœurs ne bougea d'elle-même. A la place, elles observèrent la façon dont leur père plongea dans les bras de leur mère. Imitant le reste de la foule, leur nourrisse les prières de retourner au palais, et ses sœurs obéirent immédiatement. Mais Mâkhétaton resta statique. Ses yeux onyx étaient fixés sur le visage de ses parents sur lesquels elle vit couler deux larmes jumelles. La même douleur s'en dégageait ; celle de la perte d'un enfant. Farah intervint à cet instant-là et attrapa la main de sa protégée pour lui faire quitter les lieux.

Mâkhétaton ne se souvint que vaguement du chemin qui la ramena au palais. La seule image qui tournait et retournait dans son esprit était celle des larmes sur le visage de ses parents. Elle les revoyait en boucle briller sous le reflet du soleil comme deux étoiles tombées sur terre, puis glisser jusqu'à l'angle de leur mâchoire, et s'échouer sur le sable. Lorsque son cerveau se remit en marche, Mâkhétaton était dans sa chambre. Elle était assise sur son lit, la tête collée contre la poitrine de Farah qui lui chuchotait des paroles réconfortantes. Dans son dos, sa main traçait de grands cercles. Ce n'était qu'après coup que la princesse s'était rendu compte qu'elle pleurait silencieusement.

De ses yeux onyx coulaient des larmes.

- « Pourquoi sont-elles mortes ? demanda-t-elle, collée contre sa nourrisse. Pourquoi Anubis est-il venu les chercher si tôt ? Et pourquoi Aton n'a rien fait pour l'en empêcher ? Qu'avaient-elles fait pour mériter la mort ?

- Je ne peux pas te répondre Mâkhétaton, lui répondit Farah en continuant à frotter son dos, tout simplement parce que je ne le sais pas. Mais je sais que parfois l'ombre vient chercher la lumière, et même si ça nous paraît injuste de notre point de vue d'homme, cela est juste à la lumière des dieux.

- Si Néfernérourê et Sétepenrê ont mérités leur mort prématurée, alors qui mérite la vie ? Des hommes moins bons vivent tandis que des âmes innocentes périssent. Où est la justice ? Me sœurs auraient dû vivre, elles auraient dû avoir le droit de grandir et de découvrir le monde. Leurs cœurs auraient dû continuer à battre ! »

La voix de Mâkhétaton se brisa et Farah l'observa se recroqueviller sur elle-même. En boule, la silhouette de sa princesse paraissait toute petite, perdue au centre de son grand lit. Le cœur de sa nourrisse se serra en entendant ses sanglots déchirants. Un instant, Farah se reconnu en Mâkhétaton. Elle se revoyait elle-même, plus jeune encore que sa princesse, pleurant sur le cadavre de son père au milieu d'une ruelle sale.

« La mort est un fardeau qui pèse autant sur toutes les classes sociales », constata tristement Farah. Elle n'avait jamais connu la jalousie, encore moins vis-à-vis de Mâkhétaton et de la famille royale. Même si sa vie d'avant avait été ponctuée de souffrances, de famine et de violence, Farah n'avait jamais envié les riches habitants qu'elle avait pu croiser dans les rues de Thèbes. L'ancienne enfant du peuple avait toujours préféré se concentrer sur sa vie plutôt que sur celles des autres. C'était un précepte que lui avait léguée sa mère avant de mourir, puis son père après elle, et Farah l'avait toujours appliqué à la lettre. C'est pourquoi elle compatissait réellement à la douleur de Mâkhétaton. Elle aurait aimé croire qu'en tant que princesse, sa protégée ne connaisse jamais la douleur du deuil, mais elle savait que ça ne voulait rien dire. Princesse ou non, la Nature restait au-dessus de tous et pouvait faire pleuvoir la mort sur quiconque, sans distinction. Farah se souvint des mots de sa mère, lorsqu'elle n'était encore qu'une enfant.

« On ne sait jamais ce que vie véritablement les autres, lui avait-elle expliqué un jour, tandis qu'elle tressait ses jolies cheveux sombres de petite fille, c'est pourquoi ça ne sert à rien de les jalouser. Ils peuvent être les plus riches du monde, et souffrir comme le plus malheureux des hommes. Occupe-toi plutôt d'alimenter ton bonheur Farah. Saisis la chance lorsqu'elle se présente à toi, et souris, même dans les difficultés. C'est comme ça que tu vivras vraiment. »

Farah pensait encore aujourd'hui que sa mère avait raison.

Doucement, la femme se pencha sur Mâkhétaton et attrapa son visage pour le relever. Elle la força à plonger ses yeux trempés de larmes dans les siens. Un tendre sourire ornait son visage tandis qu'elle reprenait la parole.

- « Mâkhétaton, écoutes-moi tu veux ? lui avait-elle demandé. Un jour, nous repartirons tous vers l'autre monde, mais c'est ainsi qu'est fait la vie. Sans Mort, la Vie aurait moins de sens. Peut-être même qu'elle n'a du sens que parce qu'elle s'arrête un jour. Vis chaque jour comme s'il était le plus précieux des bijoux que tu as. S'il te plaît, chéris ta vie et celles de tes proches, et ne pense pas à la mort. Profite de l'instant présent, avec tout ce qu'il comporte de beau et de laid, et évertues-toi à en faire quelque chose de juste à tes yeux. Vivre en pensant à l'ombre ne fait que la rendre plus puissante. »

« Et déjà trop d'ombres te guettes », pensa Farah en attrapant Mâkhétaton pour la serrer dans ses bras. Mais elle garda sa remarque pour elle et se contenta de soutenir sa princesse dans son deuil. Elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour la protéger de la laideur de leur monde.



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