6.2 Aya
La porte s'ouvre sur la silhouette de père.
Il porte un costard beige et une cravate parsemé de perles. Deux montres électroniques, qui paraissent peser une tonne, couvrent son poignet gauche et s'assemblent avec ses nombreuses bagues aux doigts.
Pour la première fois, il sourit, mais non à moi — d'ailleurs, il ne me regarde même pas —, plutôt aux soldats qui m'entourent. Le chef de groupe à mes cotés le salue et père le lui rend tel un soldat bien formé.
- Nous vous rapportons comme convenu votre filles, Aya Preck, le temps de l'arrivé d'un analyste du KMaster en personne, annonce le chef. Deux jours s'écrouleront, en comptant celui-ci, avant votre rendez-vous. Nous vous attribuons donc la responsabilité de Aya durant cette période.
Père acquiesce et daigne enfin baisser son regard sur moi. Par peur, je détourne le mien et regarde mes pieds comme une enfant battue.
J'ai si honte, moi qui voulais lui prouver que mon pouvoir n'était pas aussi monstrueux qu'il ne le pensait, je fais tout le contraire et arrive chez lui avec marqué sur mon front « attention danger ».
Il remarque ma gêne et me tend soudainement sa main. J'hésite, je la regarde avec ses doigts décorés de bagues. Il me laisse le temps de prendre ma décision et patiente. Tout mon corps tremble, en particulier ma main droite que je lève difficilement pour attraper la sienne.
Les soldats donnent une pile de papier, sûrement à mes égards, à père et font demi-tour vers la sortie. Père ne prête aucune attention aux feuilles et serre sa main dans la mienne avant de m'attirer à lui.
Pour la première fois, il me fait un câlin, un vrai.
Il me serre contre lui comme il le ferait avec sa fille, comme il aurait dû le faire depuis le début. Ce nouveau sentiment qui naît en moi me fait déverser un flot de larmes que je ne retiens pas, je pleure telle une enfant qui a perdu son jouet.
La petite fille que je n'ai jamais été à ses yeux renaît, et je ne manque pas de le cacher.
- Tu as bien grandi, souffle-t-il à mon oreille. Enfin, jusqu'à que tu chouines comme un bébé.
Il rit sans desserrer sa prise sur moi. Mon coté anxieux ne peut s'empêcher de penser à un piège, un faux père gentil, mais il n'est pas comme ça. Contrairement à mère qui aime abattre son adversaire par surprise, père de son coté aime la confrontation et ne joue jamais sa carte sur un mensonge. Il a toujours été franc, trop franc même, mais au moins on sait que lorsqu'il aime c'est qu'il est sincère.
S'il ne me repoussait pas pour me faire rentrer dans la maison, je pense que je serai restée dans ses bras encore des heures.
Tout en reculant, il me fait signe de déposer mes affaires à l'entrée et hurle le prénom de mes frères à travers l'immense escalier droit au centre de l'entrée. Moi qui pensait que le bâtiment allait s'écrouler, je ravale ma langue en voyant la structure interne de l'architecture. Des piliers blancs aussi lissent qu'un papier soutiennent l'étage bien tenu. Entre la piscine sur le toit, les peintures originales sur les murs, le carrelage marbré au sol et les multiples pièces pour je ne sais quelle raison, je ne peux voiler la fascination qui me coule dans les yeux. Tout est si beau, si grand, si précieux.
Qu'est-ce qu'une enfant comme moi fait ici ?
Trave et Sanaru déboulent dans l'escalier et manquent de glisser en accourant vers moi pour m'enlacer à leur tour dans leurs bras. La dernière fois que je les ai vu c'était à ma résurrection, alors que tout le monde s'affolait sur ce qui se trouvait en moi. Aujourd'hui je reviens vers eux avec deux morts sur la conscience ; une preuve que rien ne s'est arrangé depuis. Mais aucun d'eux n'en montrent le moindre signe, ils sont si heureux de me retrouver que je les supplie de me lâcher avant d'étouffer.
Père observe la scène pour ne pas vouloir interrompre nos retrouvailles avant de prendre la parole.
- As-tu faim ? Tu arrives pile pour le déjeuner ! Nous aurons l'occasion de mieux discuter à table.
Nous nous dirigeons tous les quatre vers la salle à manger qui se situe dans une véranda fermée près d'une fontaine. Le bruit de l'eau m'apaise, il me rappelle mon village au milieu de la foret, là où rien d'autre que la nature pouvait nous déranger. Une table épaisse de bois laqué est disposée au milieu de la véranda avec douze chaises, cinq de chaque coté dont deux en bout.
Père prend place sur l'un des bouts et je laisse mes frères trouver leurs place avant de m'asseoir également. Sanaru est à sa gauche et Trave à sa droite, je me place alors près de mon petit-frère que je ne manquerai pas d'embêter même à table. Les amusements familiaux m'ont tellement manqué. Mon coeur bat la chamade comme avant l'arrivée des cadeaux d'anniversaires, je n'aurais jamais imaginé un tel accueil de la part de père, pas après tout ce qu'il m'a fait subir petite.
Deux serveuses nous apportent le repas et déposent au centre de la table une boisson violette que s'empresse d'attraper Trave.
- Il faut que tu goûtes, Aya ! C'est un jus magique !
Surprise, j'étire un sourire pour l'inciter à en verser dans mon verre, ce qu'il fait rapidement comme si la boisson allait s'envoler dans les prochaines secondes. Sous les regards de tous, j'apporte le verre à ma bouche avec une pensée amer : et si ils m'empoisonnaient ?
Si tu ne fais pas confiance à ton frère, fais-moi au moins confiance.
Confiance à Siskann ? Étrange comme ça sonne faux. Mais pourtant, il dit vrai. Siskann a besoin de moi en vie pour survivre, alors il ne me laissera pas me faire empoisonner.
Je bois donc mon verre. Comme je l'imaginais, la boisson était potable et je ne sens aucun effet nocif dans ma gorge. Toute manière, Siskann aurait senti le piège bien avant moi.
- Alors ? s'impatiente Trave d'écouter mon avis sur sa boisson.
- C'est... euh... bon ?
Père rit aux éclats.
- Oui, juste bon. Comme nous, tu n'as pas trouvé ce breuvage plus bon que d'autres. Il n'y a que Trave qui adore en boire.
Je ris également en voyant la déception de mon petit-frère. Certes, c'était bon mais bien trop industriel pour moi. Dans mon village, on ne mange que ce que vend le marché, et le marché ne sait pas encore fabriquer des boissons violettes. Pour faire plaisir à Trave, j'attrape de nouveau la boisson et m'en resserre en lui lâchant un clin d'œil qui illumine son regard. Si je peux bien faire ça pour lui, ça ne me coûte pas grand chose.
Nous commençons le repas sous les rires et les anecdotes de mes frères, un très bon début dont je profite au mieux car, bientôt, nous parlerons de moi et de Siskann. Et ce moment arrive. Père se racle la gorge et nous nous taisons. Je veux disparaître de ce repas.
Son regard jongle entre mes frères puis se pose fixement sur moi, me préparant à la fameuse discussion sérieuse que nous devons à tout prix aborder.
- Bien, parlons de... de lui, maintenant, souligne-t-il en pointant du doigt mon coeur de son couteau.
Je glousse à son geste. Pendant un instant j'ai cru qu'il voulait me planter, ou planter Siskann. Peu importe, après tout c'est la même chose, nous avons le même corps.
Mes frères posent leurs couverts, trop concentrés à nous écouter pour pouvoir terminer leur assiette. Je fais de même et cache mes mains tremblantes sous la table.
- J'ai eu une vague explication d'un intermédiaire du KMaster. Il m'a informé que quelqu'un était en toi et qu'il te permettait d'acquérir de nouveaux pouvoirs, vrai ?
Son ton sérieux me tend. Alors que ce repas semblait convivial, il tourne à un interrogatoire oppressant. Si je résiste à me cacher sous la table c'est pour espérer garder père de mon coté, il est le dernier rempart avant ma sanction finale. Il connaît très bien le personnel du KMaster, comme ses professeurs mais aussi ses Protecteurs, il sait ce que je peux endurer si je les ai à dos.
Il est peut-être chargé de m'observer et faire un rapport au KMaster sur mon état avant l'arrivée de l'analyste officiel. Cette hypothèse est fort probable même.
- C'est un peu plus compliqué que ça mais...
- Aya, ce n'est pas la question. Vrai ou faux ?
C'est bien un interrogatoire oppressant. Sur mon silence apeuré, il souffle et ajoute :
- Je veux t'aider, Aya. Je veux mettre toutes les chances de ton coté, mais pour ça il va falloir que tu te confies à moi, tu es d'accords ?
J'acquiesce et avec une fine couche de courage, je réponds à sa première question.
- Vrai.
Il sourit tout en enfournant dans sa bouche sa fourchette de viande. Au moins, il ne perd pas l'appétit. Pour ma part, j'ai l'impression que mon estomac se retourne à chacune de ses paroles.
- Bien. Partons alors sur cette base : Tu es possédée par un autre magicien, apparement bien plus puissant que toi, et qui est capable d'agir à travers ton corps.
La vision d'Amar terrorisé par mon pouvoir et par l'apparition de Siskann dans sa tête restera à jamais dans ma tête. Il est ma première victime, celle que je n'ai pas su protéger alors que je pensais avoir le contrôle. Tout peut si vite déraper, je ne sais même plus à quel moment j'ai perdu les rênes de la situation.
- Le KMaster ne t'enfermera pas pour si peu, au contraire. Si le pouvoir que t'as les intéresse, ils te voudront dans leurs rangs, avoue père.
Trave saute de sa chaise de surprise.
- Aya va devenir Protecteurs ? Avant moi ?
Sa tête effrayé d'être dépassé par sa soeur me fait rire intérieurement. La pire blague qu'on puisse me faire ; Devenir Protecteur. Je n'ai aucune envie d'être une héroïne, aucune motivation en moi ne me pousse à sauver le monde. Même si mon rêve est de devenir comme mère, je n'ai pas envie d'être vu comme une célèbre magicienne courant après les dangers. Je veux seulement avoir mon cabinet médical et aider les patients à retrouver leur chemin, tout ça sans être sous les feux des projecteurs.
Père hausse les épaules comme pour éviter de se positionner dans un tel débat. Lui non plus ne refuse pas l'idée, évidement je serai la fille qu'il rêvait d'avoir. Une enfant Protecteur, quelle chance.
- Peu importe, souffle-t-il. Si ta seule option est d'être recrutée par le KMaster, il faut saisir cette chance.
- Mouai... dis-je mitigée.
Siskann refuse catégoriquement que je m'approche d'eux, alors les intégrer je dois même pas y penser. Surtout que père semble ignorer l'identité de l'homme qui se cache en moi. Ce n'est pas un inconnu, mère elle-même semblait le connaitre. Et apparement, c'est un ennemi du Royaume, de quoi bien pimenter la position délicate dans laquelle je me trouve.
- Mais ne t'emporte pas si vite non-plus, reste à savoir qui se cache en toi.
Mon coeur se serre et il poursuit :
- Si ce qui est un danger pour le KMaster, alors ils feront tout pour l'abattre, que tu sois sur leur chemin ou non.
Mes frères sursautent presque à l'annonce, moi je m'enfonce un peu plus dans ma chaise. Cette fois je veux vraiment me cacher sous la table.
Du coup tu n'as toujours pas l'intention de fuir ?
Son intervention me pèse encore plus sur les épaules. Père m'a affiché les deux seuls possibilités officielles de cette histoire, Siskann en propose une troisième et c'est la fuite. Mais pour aller où ? Siskann peut fuir, pas moi. Moi je ne suis qu'un boulet qui trébuchera à la moindre branche. Même si laissais le contrôle à Siskann le temps de disparaître de cette ville, il ne me protégera pas indéfiniment. Une fois son corps retrouvé, il continuera ses activités alors que je serai encore fugitive.
Et seule, je ne peux rien faire, je ne suis rien.
Tout ça me dépasse bien trop, on me force à poser un avis sur un conflit qui ne me concerne qu'à moitié.
Alors j'hésite quelques secondes. Mon regard vacille entre mes couverts en commençant par la cuillère, puis la fourchette et enfin le couteau.
Trois choix, trois couverts, pense-je en me demandant si c'est une coïncidence.
Je me demande si le couteau représente Siskann, lui qui aime le sang et la guerre, ça lui va bien.
Sérieusement ?
J'étouffe un rire en l'entendant grommeler, j'oublie presque le dilemme infernal dans lequel je suis soumise.
Je ne suis pas aussi méchant que tu ne le penses, tu sais ?
Ah bon ? Tient donc, t'es un hero maintenant ?
Je peux aussi être juste normal. Ni gentil, ni méchant.
Je l'ai vexé, il tente de se défendre mais ça ne changera pas l'avis que j'ai sur sa personne. Siskann est le grand méchant loup de l'histoire, si le KMaster veut sa peau ça ne fait pas lui, et de loin, un héro.
Tout les ignorants admirent le héro, jusqu'au jour où ils comprennent qu'il ne l'est pas.
Malgré la répétition de cette phrase je n'en comprends pas le sens, du moins, je ne comprends pas son utilité.
Mon pouvoir m'a ouvert les yeux sur plusieurs point, comme la complexité de notre monde. Il est fait de noir, de blanc et de nuances de gris, il est si vaste qu'il est difficile à définir complètement. Moi-même je trouve parfois docile de percer mes cibles à jours, il y'a toujours une brèche inaccessible de l'esprit qui nous tient tête. Un endroit si profond que même l'inconscient n'en a pas conscience, un secret éternellement secret.
Mère appelait cette brèche l'impasse spirituelle, finalement ce terme explique bien ce qu'a voulu me faire comprendre Siskann.
Le fait que, pour une quelconque raison, des choses se déroulent et y empêchent d'autres de faire de même, des œufs éclosent alors que d'autres y passent, c'est ni le hasard ni la sélection naturelle mais plutôt cette impasse qu'on arrive toujours pas à résoudre. Un noeud impossible à démêler, un mensonge si éloigné de sa vérité qu'on ne la découvrira jamais.
Alors est-ce le sens de ses dires ? Siskann ne serait donc pas le problème de cette histoire ? Alors qui ? Et moi quel est mon rôle ?
- Aya ?
Père me ramène à la réalité, je m'étais perdue si loin dans mes réflexions que j'en avais oublié le sujet même de ce débat.
- Espérons que ce qui ne soit pas un danger, alors, conclue-je en l'incitant à clore cette conversation.
Évidement que Siskann est un danger, mais peut-être aurais-je le temps de trouver une solution plus appropriée que la fuite avant l'arrivée de l'analyste.
Père hausse les épaules et poursuit son repas qui se termine dans une assez bonne humeur.
Maintenant faut-il réfléchir à que faire d'autre à part s'enfuir. Deux jours seront vite passés, et les soldats surveillent sûrement la résidence de père. Les options sont minces, mais pas impossibles.
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